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DE L'AUGMENTATION DES TROUPES.

Une maladie nouvelle s'est répandue en Europe; elle a saisi nos princes, et leur fait entretenir un nombre désordonné de troupes. Elle a ses redoublements, et elle devient nécessairement contagieuse car, sitôt qu'un État augmente ce qu'il appelle ses troupes, les autres soudain augmentent les leurs, de façon qu'on ne gagne rien par là que la ruine commune. Chaque monarque tient sur pied toutes les armées qu'il pourroit avoir si ses peuples étoient en danger d'être exterminés; et on nomme paix cet état d'effort de tous contre tous. Aussi l'Europe est-elle si ruinée, que les particuliers qui seroient dans la situation où sont les trois puissances de cette partie du monde les plus opulentes, n'auroient pas de quoi vivre. Nous sommes pauvres avec les richesses et le commerce de tout l'univers; et bientôt, à force d'avoir des soldats, nous n'aurons plus que des soldats, et nous serons comme des Tartares3.

Les grands princes, non contents d'acheter les troupes

1. Il est vrai que c'est cet état d'effort qui maintient principalement l'équilibre, parce qu'il éreinte les grandes puissances. (M.)

2. L'Angleterre, la France, la Hollande. Inf., XXI, xxi.

3. Il ne faut, pour cela, que faire valoir la nouvelle invention des milices établies dans presque toute l'Europe, et les porter au même excès que l'on a fait les troupes réglées. (M.)

des plus petits1 cherchent de tous côtés à payer des alliances, c'est-à-dire, presque toujours à perdre leur argent.

La suite d'une telle situation est l'augmentation perpétuelle des tributs, et, ce qui prévient tous les remèdes à venir, on ne compte plus sur les revenus, mais on fait la guerre avec son capital. Il n'est pas inouï de voir des États hypothéquer leurs fonds pendant la paix même, et employer, pour se ruiner, des moyens qu'ils appellent extraordinaires, et qui le sont si fort que le fils de famille le plus dérangé les imagine à peine 3.

1. Louis XIV et Louis XV avaient à leur solde des régiments allemands et suisses.

2. En empruntant.

3. Que dirait aujourd'hui Montesquieu? Le système inauguré par la Prusse, et qui consiste à armer toute la nation, a réussi en 1870; il a amené l'écrasement de la France. Mais l'effet naturel de cette victoire et de la suprématie des armées allemandes sera nécessairement de forcer tous les gouvernements d'Europe à armer tous leurs sujets. Il ne peut sortir de là qu'un épuisement universel et une guerre d'extermination. La Prusse aura fait reculer la civilisation de plusieurs siècles.

DE LA REMISE DES TRIBUTS.

La maxime des grands empires d'Orient, de remettre les tributs aux provinces qui ont souffert, devroit bien être portée dans les États monarchiques. Il y en a bien où elle est établie1; mais elle accable plus que si elle n'y étoit pas, parce que le prince n'en levant ni plus ni moins, tout l'État devient solidaire. Pour soulager un village qui paie mal, on charge un autre qui paie mieux; on ne rétablit point le premier, on détruit le second. Le peuple est désespéré entre la nécessité de payer, de peur des exactions, et le danger de payer, crainte des surcharges.

Un État bien gouverné doit mettre, pour le premier article de sa dépense, une somme réglée pour les cas fortuits. Il en est du public comme des particuliers, qui se ruinent lorsqu'ils dépensent exactement les revenus de leurs terres.

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A l'égard de la solidité entre les habitants du même village, on a dit qu'elle étoit raisonnable, parce qu'on pouvoit supposer un complot frauduleux de leur part; mais où a-t-on pris que, sur des suppositions, il faille établir une chose injuste par elle-même, et ruineuse pour l'État?

1. En France.

2. On dit aujourd'hui : solidarité.

3. Voyez le Traité des finances des Romains, chap 11, imprimé à Paris chez Briasson, en 1740. (M.)

QU'EST-CE QUI EST PLUS CONVENABLE

AU PRINCE ET AU PEUPLE, DE LA FERME OU DE LA RÉGIE DES TRIBUTS?

La régie est l'administration d'un bon père de famille, qui lève lui-même, avec économie et avec ordre, ses

revenus.

Par la régie, le prince est le maître de presser ou de retarder la levée des tributs, ou suivant ses besoins, ou suivant ceux de ses peuples. Par la régie, il épargne à l'État les profits immenses des fermiers', qui l'appauvrissent d'une infinité de manières. Par la régie, il épargne au peuple le spectacle des fortunes subites qui l'affligent. Par la régie, l'argent levé passe par peu de mains; il va directement au prince, et par conséquent revient plus promptement au peuple. Par la régie, le prince épargne au peuple une infinité de mauvaises lois qu'exige toujours de lui l'avarice importune des fermiers, qui montrent un avantage présent dans des règlements funestes pour l'avenir 3.

Comme celui qui a l'argent est toujours le maître de l'autre, le traitant se rend despotique sur le prince même;

1. Fermiers des impôts, fermiers généraux.

2. A. B. Pour des règlements.

3. Inf., XX, XIII.

il n'est pas législateur, mais il le force à donner des lois.

J'avoue qu'il est quelquefois utile de commencer par donner à ferme un droit nouvellement établi. Il y a un art et des inventions pour prévenir les fraudes, que l'intérêt des fermiers leur suggère, et que les régisseurs n'auroient su imaginer or, le système de la levée étant une fois fait par le fermier, on peut avec succès établir la régie. En Angleterre, l'administration de l'accise et du revenu des postes, telle qu'elle est aujourd'hui, a été empruntée des fermiers1.

Dans les républiques, les revenus de l'État sont presque toujours en régie. L'établissement contraire fut un grand vice du gouvernement de Rome. Dans les États despo tiques, où la régie est établie, les peuples sont infiniment plus heureux; témoin la Perse et la Chine. Les plus malheureux sont ceux où le prince donne à ferme ses ports de mer et ses villes de commerce. L'histoire des monarchies est pleine des maux faits par les traitants.

Néron, indigné des vexations des publicains, forma le projet impossible et magnanime d'abolir tous les impôts". Il n'imagina point la régie: il fit quatre ordonnances : que les lois faites contre les publicains, qui avoient été jusques-là tenues secrètes, seroient publiées ; qu'ils ne pourroient plus exiger ce qu'ils avoient négligé de demander

1. A. B. N'ont point ce paragraphe.

2. César fut obligé d'òter les publicains de la province d'Asie et d'y établir une autre sorte d'administration, comme nous l'apprenons de Dion, liv. XLII, c. vi. Et Tacite, Ann., liv. I, c. LXXVI, nous dit que la Macédoine et l'Achaie, provinces qu'Auguste avoit laissées au peuple romain, et qui, par conséquent, étoient gouvernées sur l'ancien plan, obtinrent d'être du nombre de celles que l'empereur gouvernoit par ses officiers. (M.) 3. Voyez Chardin, Voyage de Perse, t. VI. (M.)

4. Tacite, Ann., liv. XIII, c. L.

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