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Il faut même que les juges soient de la condition de l'accusé, ou ses pairs, pour qu'il ne puisse pas se mettre dans l'esprit qu'il soit tombé entre les mains de gens portés à lui faire violence.

Si la puissance législative laisse à l'exécutrice le droit d'emprisonner des citoyens qui peuvent donner caution de leur conduite, il n'y a plus de liberté, à moins qu'ils ne soient arrêtés pour répondre, sans délai, à une accusation que la loi a rendue capitale; auquel cas ils sont réellement libres, puisqu'ils ne sont soumis qu'à la puissance de la loi.

Mais, si la puissance législative se croyoit en danger par quelque conjuration secrète contre l'État, ou quelque intelligence avec les ennemis du dehors, elle pourroit, pour un temps court et limité, permettre à la puissance exécutrice de faire arrêter les citoyens suspects1, qui ne perdroient leur liberté pour un temps que pour la conserver pour toujours.

Et c'est le seul moyen conforme à la raison de suppléer à la tyrannique magistrature des Éphores et aux Inquisiteurs d'État de Venise, qui sont aussi despotiques.

Comme, dans un État libre, tout homme qui est censé avoir une âme libre doit être gouverné par lui-même, il faudroit que le peuple en corps eût la puissance législative. Mais comme cela est impossible dans les grands États, et est sujet à beaucoup d'inconvénients dans les petits, il faut que le peuple fasse par ses représentants tout ce qu'il ne peut faire par lui-même.

L'on connoît beaucoup mieux les besoins de sa ville que ceux des autres villes; et on juge mieux de la capa

1. Suspension de l'habeas corpus, V. Inf., XII, xix.

cité de ses voisins que de celle de ses autres compatriotes. Il ne faut donc pas que les membres du corps législatif soient tirés en général du corps de la nation; mais il convient que, dans chaque lieu principal, les habitants se choisissent un représentant.

Le grand avantage des représentants, c'est qu'ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n'y est point du tout propre; ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie.

Il n'est pas nécessaire que les représentants, qui ont reçu de ceux qui les ont choisis une instruction générale, en reçoivent une particulière sur chaque affaire, comme cela se pratique dans les diètes d'Allemagne. Il est vrai que, de cette manière, la parole des députés seroit plus l'expression de la voix de la nation; mais cela jetteroit dans des longueurs infinies, rendroit chaque député le maître de tous les autres, et dans les occasions les plus pressantes, toute la force de la nation pourroit être arrêtée par un caprice.

Quand les députés, dit très-bien M. Sidney 1, représentent un corps de peuple, comme en Hollande, ils doivent rendre compte à ceux qui les ont commis: c'est autre chose lorsqu'ils sont députés par des bourgs, comme en Angleterre.

Tous les citoyens, dans les divers districts, doivent avoir droit de donner leur voix pour choisir le représentant; excepté ceux qui sont dans un tel état de bas

1. Algernon Sidney (1617-1683), républicain exalté, chef de l'opposition contre le duc d'York, illégalement condamné à mort par le tribunal que présidait Jeffries. Montesquieu a visiblement étudié les Discourses concerning the government de Sidney. Ces discours, publiés en 1698, ont été traduits en français, au dernier siècle, par Samson, 3 vol. in-8°.

sesse, qu'ils sont réputés n'avoir point de volonté propre 1. Il y avoit un grand vice dans la plupart des anciennes républiques : c'est que le peuple avoit droit d'y prendre des résolutions actives, et qui demandent quelque exécution, chose dont il est entièrement incapable. Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants, ce qui est très à sa portée. Car, s'il y a peu de gens qui connoissent le degré précis de la capacité des hommes, chacun est pourtant capable de savoir, en général, si celui qu'il choisit est plus éclairé que la plupart des autres.

Le corps représentant ne doit pas être choisi non plus pour prendre quelque résolution active, chose qu'il ne feroit pas bien; mais pour faire des lois, ou pour voir si l'on a bien exécuté celles qu'il a faites, chose qu'il peut très-bien faire, et qu'il n'y a même que lui qui puisse bien faire.

Il y a toujours dans un État des gens distingués par la naissance, les richesses ou les honneurs; mais s'ils étoient confondus parmi le peuple, et s'ils n'y avoient qu'une voix comme les autres, la liberté commune seroit leur esclavage, et ils n'auroient aucun intérêt à la défendre, parce que la plupart des résolutions seroient contre eux. La part qu'ils ont à la législation doit donc être proportionnée aux autres avantages qu'ils ont dans l'État : ce

1. Sup. IV, п; inf. XV, xvi.

2. Montesquieu, comme toujours, fait ici une observation particulière. Ce qu'il dit était vrai de la pairie d'Angleterre, et pouvait s'appliquer à la noblesse de France; mais combien n'y a-t-il pas de monarchies, sans parler de républiques, où il n'est pas nécessaire que la naissance, les richesses et les honneurs soient privilégiés par la Constitution. Ne sont-ce pas là des priviléges naturels ou sociaux qui suffisent pour mettre en vue ceux qui les possèdent. Faut-il encore privilégier le privilége?

qui arrivera s'ils forment un corps qui ait droit d'arrêter les entreprises du peuple, comme le peuple a droit d'arrêter les leurs.

Ainsi, la puissance législative sera confiée, et au corps des nobles1, et au corps qui sera choisi pour représenter le peuple, qui auront chacun leurs assemblées et leurs délibérations à part, et des vues et des intérêts séparés.

Des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est en quelque façon nulle. Il n'en reste que deux; et comme elles ont besoin d'une puissance réglante pour les tempérer, la partie du corps législatif qui est composée de nobles est très-propre à produire cet effet.

Le corps des nobles doit être héréditaire. Il l'est premièrement par sa nature; et d'ailleurs il faut qu'il ait un très-grand intérêt à conserver ses prérogatives, odieuses par elles-mêmes, et qui, dans un État libre, doivent toujours être en danger.

Mais comme une puissance héréditaire pourroit être induite à suivre ses intérêts particuliers et à oublier ceux du peuple, il faut que dans les choses où l'on a un souverain intérêt à la corrompre, comme dans les lois qui concernent la levée de l'argent, elle n'ait de part à la législation que par sa faculté d'empêcher, et non par sa faculté de statuer.

J'appelle faculté de statuer, le droit d'ordonner par soi

1. La pairie anglaise ne représente pas le corps des nobles; il y a une foule de nobles qui n'ont aucune place dans la Chambre des lords. Les pairs sont tous barons, il est vrai, mais pour un noble de naissance, combien de parvenus, anoblis par leur dignité?

2. C'est une garantie plutôt qu'un pouvoir politique; hormis toutefois les États-Unis qui ont donné à leur cour fédérale le droit de maintenir la Constitution, en n'ayant aucun égard à toute loi qui porterait atteinte à la loi suprême du pays.

même, ou de corriger ce qui a été ordonné par un autre. J'appelle faculté d'empêcher, le droit de rendre nulle une résolution prise par quelque autre; ce qui étoit la puissance des tribuns de Rome'. Et quoique celui qui a la faculté d'empêcher puisse avoir aussi le droit d'approuver, pour lors cette approbation n'est autre chose qu'une déclaration qu'il ne fait point d'usage de sa faculté d'empêcher, et dérive de cette faculté.

La puissance exécutrice doit être entre les mains d'un monarque, parce que cette partie du gouvernement, qui a presque toujours besoin d'une action momentanée, est mieux administrée par un que par plusieurs; au lieu que ce qui dépend de la puissance législative est souvent mieux ordonné par plusieurs que par un seul.

Que s'il n'y avoit point de monarque, et que la puissance exécutrice fût confiée à un certain nombre de personnes tirées du corps législatif, il n'y auroit plus de liberté, parce que les deux puissances seroient unies; les mêmes personnes ayant quelquefois, et pouvant toujours avoir part à l'une et à l'autre.

Si le corps législatif étoit un temps considérable sans être assemblé, il n'y auroit plus de liberté. Car il arriveroit de deux choses l'une ou qu'il n'y auroit plus de résolution législative, et l'État tomberoit dans l'anarchie ; ou que ces résolutions seroient prises par la puissance exécutrice, et elle deviendroit absolue.

Il seroit inutile que le corps législatif fût toujours assemblé. Cela seroit incommode pour les représentants, et d'ailleurs occuperoit trop la puissance exécutrice, qui ne

1. C'est ce que nous appelons le droit de veto.
2. Nous dirions aujourd'hui instantanée.

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