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DES LETTRES ANONYMES.

Les Tartares sont obligés de mettre leur nom sur leurs flèches, afin que l'on connoisse la main dont elles partent. Philippe de Macédoine ayant été blessé au siége d'une ville, on trouva sur le javelot: Aster a porté ce coup mortel à Philippe1. Si ceux qui accusent un homme le faisoient en vue du bien public, ils ne l'accuseroient pas devant le prince, qui peut être aisément prévenu, mais devant les magistrats, qui ont des règles qui ne sont formidables qu'aux calomniateurs. Que s'ils ne veulent pas laisser les lois entre eux et l'accusé, c'est une preuve qu'ils ont sujet de les craindre; et la moindre peine qu'on puisse leur infliger, c'est de ne les point croire. On ne peut y faire d'attention que dans les cas qui ne sauroient souffrir les lenteurs de la justice ordinaire, et où il s'agit du salut du prince. Pour lors, on peut croire que celui qui accuse a fait un effort qui a délié sa langue, et l'a fait parler. Mais, dans les autres cas, il faut dire avec l'empereur Constance : « Nous ne saurions soupçonner celui à qui il a manqué un accusateur, lorsqu'il ne lui manquoit pas un ennemi3. »

1. Plutarque, OEuvres morales, Collat. de quelques histoires romaines et grecques, t. II, p. 487. (M.)

2. Ceci me paraît une de ces réserves prudentes qui voilent par moment la pensée de l'auteur. V. Sup., ch. v. note 1.

3. Leg. 6, Cod. Théod. de famos. libellis. (M

DE LA MANIÈRE DE GOUVERNER DANS LA MONARCHIE.

L'autorité royale est un grand ressort qui doit se mouvoir aisément et sans bruit. Les Chinois vantent un de leurs empereurs, qui gouverna, disent-ils, comme le ciel, c'est-à-dire, par son exemple.

Il y a des cas où la puissance doit agir dans toute son étendue; il y en a où elle doit agir par ses limites. Le sublime de l'administration est de bien connoître quelle est la partie du pouvoir, grande ou petite, que l'on doit employer dans les diverses circonstances.

Dans nos monarchies, toute la félicité consiste dans l'opinion que le peuple a de la douceur du gouvernement. Un ministre mal habile veut toujours vous avertir que vous êtes esclaves. Mais, si cela étoit, il devroit chercher à le faire ignorer. Il ne sait vous dire ou vous écrire, si ce n'est que le prince est fâché; qu'il est surpris; qu'il mettra ordre. Il y a une certaine facilité dans le commandement il faut que le prince encourage, et que ce soient les lois qui menacent1.

1. Nerva, dit Tacite, augmenta la facilité de l'empire. (M.) Vie d'Agricola, ch. III. Certaines éditions portent felicitatem et non pas facilitatem imperii.

QUE DANS LA MONARCHIE LE PRINCE

DOIT ÊTRE ACCESSIBLE.

Cela se sentira beaucoup mieux par les contrastes. « Le czar Pierre Ier, dit le sieur Perry1, a fait une nouvelle ordonnance qui défend del ui présenter de requête qu'après en avoir présenté deux à ses officiers. On peut, en cas de déni de justice, lui présenter la troisième; mais celui qui a tort, doit perdre la vie. Personne depuis n'a adressé de requête au czar. »

1. État de la grande Russie, p. 173, édit. de Paris, 1717. (M.) 2. A. B. Mais avec peine de mort pour celui qui a tort.

DES MOEURS DU MONARQUE.

Les mœurs du prince contribuent autant à la liberté que les lois; il peut, comme elles, faire des hommes des bêtes, et des bêtes faire des hommes. S'il aime les âmes libres, il aura des sujets; s'il aime les âmes basses, il aura des esclaves. Veut-il savoir le grand art de régner: qu'il approche de lui l'honneur et la vertu, qu'il appelle le mérite personnel. Il peut même jeter quelquefois les yeux sur les talents'. Qu'il ne craigne point ces rivaux, qu'on appelle les hommes de mérite; il est leur égal, dès qu'il les aime. Qu'il gagne le cœur, mais qu'il ne captive point l'esprit. Qu'il se rende populaire. Il doit être flatté de l'amour du moindre de ses sujets; ce sont toujours des hommes. Le peuple demande si peu d'égards, qu'il est juste de les lui accorder : l'infinie distance qui est entre le souverain et lui, empêche bien qu'il ne le gêne. Qu'exorable à la prière, il soit ferme contre les demandes; et qu'il sache que son peuple jouit de ses refus, et ses courtisans de ses grâces3.

1. En écrivant cette phrase où l'on sent un fonds d'amertume, on peut croire que Montesquieu songeait au désir qu'il avait eu d'entrer dans la diplomatie, désir que le gouvernement s'était bien gardé d'accueillir. Voyez la Lettre à l'abbé d'Olivet, dans la Correspondance.

2. Nous dirions aujourd'hui : qu'il n'asservisse point l'esprit.

3. Lettres persanes, CXXIV.

DES ÉGARDS QUE LES MONARQUES DOIVENT

A LEURS SUJETS.

Il faut qu'ils soient extrêmement retenus sur la raillerie. Elle flatte lorsqu'elle est modérée, parce qu'elle donne les moyens d'entrer dans la familiarité; mais une raillerie piquante leur est bien moins permise qu'au dernier de leurs sujets, parce qu'ils sont les seuls qui blessent toujours mortellement.

Encore moins doivent-ils faire à un de leurs sujets, une insulte marquée ils sont établis pour pardonner, pour punir; jamais pour insulter.

Lorsqu'ils insultent leurs sujets, ils les traitent bien plus cruellement que ne traite les siens le Turc ou le Moscovite. Quand ces derniers insultent, ils humilient et ne déshonorent point; mais pour eux, ils humilient et déshonorent.

Tel est le préjugé des Asiatiques qu'ils regardent un affront fait par le prince comme l'effet d'une bonté paternelle; et telle est notre manière de penser, que nous joignons au cruel sentiment de l'affront le désespoir de ne pouvoir nous en laver jamais.

Ils doivent être charmés d'avoir des sujets à qui l'honneur est plus cher que la vie, et n'est pas moins un motif de fidélité que de courage.

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