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hommes-cygnes et des femmes-cygnes, encore visibles et comme affleurants dans la mythologie germanique, se laissent seulement deviner dans les couches profondes de la mythologie grecque, qui nous est pourtant connue par des documents beaucoup plus anciens. Preuve nouvelle, si j'ai raison, que la science comparée des fables n'a pas le devoir exclusif de rapprocher des témoignages contemporains, mais qu'elle est autorisée à conclure, de la similitude des conceptions mythiques, à celle des milieux intellectuels où elles sont nées.

Zagreus, le serpent cornu'

La légende sacrée de la naissance, du meurtre et de la résurrection de Zagreus, qui fait le fond de l'orphisme, n'a été racontée avec détail par aucun des auteurs anciens dont les œuvres sont parvenues jusqu'à nous. On n'a pu la reconstituer qu'en cousant bout à bout des indications fragmentaires, toutes fournies par des auteurs de basse époque. Ce travail a été fait par Lobeck d'une manière définitive, avec une érudition à laquelle rien n'échappait'. Mais comme il méprisait profondément ces contes de sauvages, dont il méconnaissait. l'importance pour l'histoire des idées religieuses, l'illustre helléniste a peut-être passé trop légèrement sur quelques difficultés très graves que présente la tradition restituée par lui.

Abstraction faite de la valeur des témoignages mis en œuvre par Lobeck, les difficultés dont nous parlons peuvent tenir à deux causes principales. La première, c'est qu'il a certainement existé, dans les milieux orphiques, des traditions discordantes, comme en présentent, d'ailleurs, tous les récits mythiques, tant anciens que modernes. Si nous connaissions les traditions originales, nous pourrions en démêler les éléments primitifs ou adventices et choisir entre elles; mais, obligés de nous contenter de mentions éparses, nous arrivons fatalement à relier, par un fil bien fragile, des mots et des phrases appartenant à des histoires différentes. En second lieu, les auteurs de basse époque qui sont nos seuls informateurs ont sans doute, comme tous les anciens, cédé à la manie de la conciliation et du syncrétisme; ils ont

1. [Revue archéologique, 1899, II, p. 210-217.] 2. Lobeck, Aglaophamus, p. 547 et suiv,

eux-mêmes combiné des éléments disparates, réunis par des sutures qu'il ne paraît pas impossible de distinguer, même dans les lambeaux de renseignements qu'ils nous ont transmis. Ainsi, nous nous trouvons opérer sur une sorte de concordance résultant de la juxtaposition de fragments qui proviennent eux-mêmes de concordances.... Ces considérations doivent nous rendre circonspects, mais elles nous autorisent, en même temps, à quelque hardiesse; ou bien, en effet, l'on doit renoncer à toute étude des questions orphiques, ou l'hypothèse et l'induction peuvent réclamer sur ce terrain une part plus considérable qu'ailleurs.

Voici, brièvement résumée, la narration qui ressort des textes combinés par Lobeck.

Zeus, transformé en dragon, fait violence à sa fille Perséphone. De cette union naît Zagreus, que Nonnos, dans un passage inspiré de la théogonie orphique, qualifie de petit cornu, xɛpćev ẞpiços. Héra, jalouse, excite contre lui les Titans, qui l'amusent d'abord, puis se jettent sur lui pour le dévorer. Vainement Zagreus, essayant d'échapper à leurs coups, prend la forme d'animaux divers, en dernier lieu celle d'un taureau; son corps est mis en pièces et les Titans en dévorent les morceaux. Cependant le cœur de Zagreus est resté intact; Athéné l'apporte à Zeus, qui l'avale ou le fait avaler à Sémélé. Bientôt Zagreus renaît sous le nom de Dionysos et les Titans, ses meurtriers, sont précipités dans le Tartare. Mais les hommes, nés de la cendre des Titans, portent la peine du crime de leurs ancêtres déicides; seule, l'initiation aux rites orphiques peut les affranchir de ce péché et leur assurer la félicité éternelle.

En apparence, cette histoire bizarre présente un certain caractère d'unité; mais les difficultés vont paraître à l'analyse. Il y a là, tout au moins, trois récits, plus ou moins arbitrairement emmêlés.

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Athénagore, auquel nous devons le plus de détails', com

1. Athenag., Leg. pro Christ., p. 295 C-296 B (Orphica, éd. Abel, p. 164) : Τὴν θυγατέρα τοῦ Διός, ἣν ἐκ τῆς μητρὸς Ρέας ἢ Δήμητρος αὐτῆς ἐπαιδοποιήσατο, δύο μὲν κατὰ φύσιν εἶπεν ἔχειν ὀφθαλμοὺς καὶ ἐπὶ τῷ μετώπῳ δύο καὶ προ

mence par raconter que Perséphone, fille de Zeus et de Déméter, avait l'aspect d'un monstre cornu et que sa mère refusa de l'allaiter. Puis il énumère les crimes de Zeus et nous apprend qu'il fit violence à sa mère Rhéa, qui s'était métamorphosée en serpent pour fuir ses atteintes; mais Zeus se transforma lui-même en dragon et accomplit son forfait. On lit ensuite cette phrase : Είτα Περσεφόνη τῇ θυγατρὶ ἐμίγη βιασάμενος καὶ αὐτὴν ἐν Òpánovτos cyŕpat, c'est-à-dire : Zeus eut commerce avec sa fille Perséphone en la violant sous l'aspect d'un dragon. Athénagore- qui cite expressément Orphée comme la source de son récit ne dit pas que Perséphone elle-même se fût métamorphosée en serpent. Mais il vient d'attribuer cette métamorphose à Rhéa, en relatant une scène toute pareille. Évidemment, il y a là une combinaison, une juxtaposition de deux traditions parallèles suivant l'une, Zeus violait la mère; suivant l'autre, il violait la fille. Cela est d'autant plus vraisemblable qu'il n'est pas question d'un fils de Zeus et de Rhéa, mais seulement du fils de Zeus et de Perséphone, qui est Zagreus. Donc, on a le droit d'ajouter à la seconde histoire un détail qui est indiqué seulement par la première : Zeus et Perséphone avaient pris, l'un et l'autre, la forme de serpents et c'est du commerce de deux serpents que naquit Zagreus.

Aucun détail ne nous a été transmis sur sa naissance; mais Nonnos (VI, 264) dit qu'il vint au monde avec des cornes. Était-ce sous l'aspect d'un enfant cornu ou d'un taureau? M. Andrew Lang a senti qu'il y avait là une difficulté, mais il s'est contenté de l'indiquer sans en chercher la solution'. « Le fils de deux serpents, Zagreus, naquit -chose étrange avec des cornes sur la tête ». Or, une tradition mythique a beau être absurde, révoltante mème : τομὴν κατὰ τὸ ὄπισθεν τοῦ τραχήλου μέρος, ἔχειν δὲ καὶ κέρατα· διὸ καὶ τὴν Ῥέαν φοβηθείσαν τὸ παιδὸς τέρας φυγεῖν, οὐκ ἔφεῖσαν αὐτῇ τὴν θηλήν. Καὶ ὅτι (Ζεὺς) την μητέρα Ῥέαν ἀπαγορεύουσαν αὐτοῦ τὸν γάμον ἐδίωκε· δρακαίνης δ' αὐτῆς γενομένης καὶ αὐτὸς εἰς δράκοντα μεταβαλὼν συνδήσας αὐτήν... ἐμίγη..: εἶ θ' ὅτι Φερσε φόνῃ τῇ θυγατρὶ ἐμίγη, βιασάμενος καὶ ταύτην ἐν δράκοντος σχήματι, ἐξ ἧς παῖς Διόνυσος αὐτῷ.

1. A. Lang, Myth, ritual and religion, nouv. éd. (1899), t. II,
p. 245.

il y a certaines règles de logique dont elle ne peut s'affranchir si elle veut être comprise et acceptée. L'histoire de Léda fécondée par un cygne est assurément extravagante; mais la légende, pour tenir compte de ses propres éléments, lui fait mettre au monde un œuf. Celle qui faisait naître Zagreus de l'accouplement de deux serpents ne pouvait pas lui prêter l'aspect d'un enfant cornu ou d'un taureau. Du reste, pipos ne signifie pas nécessairement un enfant, mais un «< petit »>, au sens le plus général. Évidemment, les serpents étant ovipares, Perséphone devait pondre un œuf, et de cet œuf ne pouvait sortir qu'un serpent, non un être à figure humaine. Il semble donc parfaitement légitime de compléter ainsi l'une des traditions dont le passage d'Athénagore nous livre un anneau Zagreus naquit sous les traits d'un serpent.

Maintenant, lorsque Nonnos nous raconte qu'il se métamorphosa à plusieurs reprises et prit finalement l'aspect d'un taureau pour se soustraire à la poursuite des Titans, il paraît évident qu'il combine, et l'on peut, comme nous l'avons dit plus haut, distinguer ici la suture et le raccord. Le mythe du bon taureau Zagreus, os pos, déchiré et mangé par les Titans, est un mythe exégétique, provoqué par un rituel barbare qui s'était répandu de la Thrace dans le monde grec. Comme les fidèles de Zagreus déchiraient un taureau, divinisé par les apprêts mêmes du sacrifice, on imagina la légende sacrée qui devait rendre compte de cet usage et le justifier aux yeux des Grecs raisonneurs. Aucune personne familière avec le rôle de l'exégèse des rituels dans la fabrication des spot Adyat ne se refusera à la conclusion que nous indiquons. Donc, à l'origine, il n'était pas question d'un Zagreus polymorphe et finalement tauromorphe, mais d'un taureau sacrifié et identifié à Zagreus. Nonnos, ou l'auteur qu'il a suivi, croyait, comme on l'a fait jusqu'à nos jours, que les légendes motivent les rituels, alors que c'est presque toujours le contraire qui a lieu; il fallait donc qu'il fit de Zagreus un taureau, au moment où le jeune dieu tomba sous les coups des Titans. Le mythographe s'y est pris assez maladroitement et a laissé paraître le travail de concordance, en qualifiant Zagreus nou

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