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même. Un rapport de Pilate a dû être fabriqué dès le début du u siècle. Or, pour rappeler un mot célèbre, prononcé à l'occasion d'un faux beaucoup plus récent, quand on fait de la fausse monnaie, c'est apparemment qu'on n'en possède point de bonne. Les païens, de leur côté, fabriquèrent un faux rapport de Pilate, celui-là injurieux pour Jésus'; preuve nouvelle que Pilate n'a jamais fait de rapport ou, du moins, qu'on n'en a jamais possédé le texte.

Le seul fait que des hommes, qui étaient bien mieux informés que nous des usages romains, ont fabriqué de tels rapports, atteste que, dans leur opinion, un procurateur qui mettait à mort un homme libre devait un rapport à l'Empereur. Donc, si Pilate a fait exécuter Jésus, il a dú en rendre compte; mais il parait bien n'en avoir pas rendu compte, puisque, d'un côté comme de l'autre, on n'a pu alléguer que des faux. Serait-ce donc que Pilate n'a pas ordonné l'exécution de Jésus?

Qu'on trouve dans Paul ou ailleurs une preuve historique de la crucifixion de Jésus, je le souhaite, mais cela ne changera rien à ma thèse. Celle-ci se borne à mettre en lumière la profonde signification d'un verset du Psaume XXII et l'influence incontestable, prépondérante que dut exercer le texte grec de ce verset sur le choix du supplice infligé, suivant la tradition paulinienne et évangélique, à Jésus. La question de l'historicité de la Passion se présente, dès lors, sous un aspect nouveau. A priori, elle est aussi compromise que l'épisode du partage des vêtements. Ce n'est plus à ceux qui la rejettent de motiver leurs doutes; le verset 17 y suffit. C'est à ceux qui l'admettent de l'étayer par quelque témoignage décisif, ou d'affaiblir l'argument contraire tiré du verset 17. Après avoir long. temps réfléchi, je ne crois pas qu'on y réussisse; mais je m'inclinerai devant de bonnes raisons,pour peu qu'on m'en oppose1.

1. Eusèbe, Hist. Ecclės,, IX, 5, 7.

2. Vu l'état de la question, il me semble que la vérité historique de la crucifixion comporterait, comme conséquence ineluctable, le caractère inspiré et surnaturel du Psaume XXII, ou plutôt de la version grecque de ce Psaume. Cette conséquence n'embarrassera pas les chrétiens orthodoxes, au contraire; mais c'est au jugement des historiens indépendants que je fais appel.

Le sabbat hébraïque1.

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Le travail de M. Jastrow sur le sabbat mérite d'être généralement connu, alors que le caractère spécial du recueil où il a paru semble le condamner à rester obscur. L'auteur, orientaliste distingué, a définitivement refuté l'opinion absurde qui attribue à « Moïse» l'institution d'un jour de repos obligatoire, destiné à préserver les Hébreux du surmenage'. Si le sabbat (transféré au dimanche) est devenu tel avec les siècles, cela prouve simplement que lorsqu'une superstition peut s'accrocher à un motif d'utilité sociale ou hygiénique, elle a chance de se perpétuer et qu'elle se perpétue souvent à juste titre. Mais, à l'origine, le repos sabbatique n'est qu'une superstition grossière, tout à fait analogue à celle qui, le 13 de chaque mois, allège la besogne des compagnies de chemin de fer et de paquebots. Le sabbat, comme le 13, a été d'abord un jour néfaste, un jour où il ne fallait rien entreprendre, parce que les dieux étaient de mauvaise humeur ce jourlà. M. Jastrow aurait pu trouver une preuve nouvelle de sa thèse dans les Travaux et les Jours du vieil Hésiode, qui est un véritable arsenal de tabous". Après avoir énuméré les jours propices et les jours défavorables, ceux où l'on peut commencer un travail et ceux où il faut s'en abstenir, il ajoute (v. 825) : « Tel jour est une marâtre pour l'homme, tel autre une mère. » Et le poète béotien n'ignore pas pourquoi certains jours sont dangereux : « Évite les cinquièmes jours du mois, car ils sont périlleux et menaçants; on dit

1. [L'Anthropologie, 1900, p. 472-474. J'ai remanié cet article.]

2. Morris Jastrow, The original character, etc. (Le caractère primitif du sabbat biblique). Extrait de l'American Journal of theology, vol. II, no 2, p. 312-352.

3. Le surmenage peut exister chez des populations adonnées à l'industrie, comme les nôtres, mais non chez des populations pastorales et agricoles.

4. Le dimanche était fêté, dès le début du e siècle, comme jour de la résurrection de Jésus-Christ, xupiaxń (Didache, XIV, 1). Cf. Hotham, art. Lord's Day dans le Dict. of christian antiquities, p. 1042.

5. Cf. E. E. Sikes, Folk-lore in the Works and Days of Hesiod, in Classical Review, 1893, t. VII, p. 389-394.

que les Furies parcourent alors la terre » (v. 800-801). Ainsi, Hésiode savait déjà que, pour l'agriculteur, le jour du repos est un jour néfaste, un jour hanté; si les modernes l'ont oublié si longtemps, cela n'est pas à l'honneur de leur critique. Du reste, les Grecs et les Romains ont cru que le sabbat hébraïque était essentiellement un jour triste; ils ont même assuré que c'était un jour de jeûne', ce qui est exagéré, mais s'explique par l'interdiction biblique de faire la cuisine le samedi : la nourriture doit avoir été préparée la veille, usage que des millions d'Israélites observent encore.

Il y avait même des rigoristres qui prescrivaient l'immobilité le jour du sabbat. Origène rapporte que Dosithée, contemporain de Jésus et chef d'une secte samaritaine à tendances ascétiques, se fondait sur un passage de l'Erode (xVI, 29) pour exiger de ses adeptes qu'ils gardassent, pendant tout le sabbat, la position où ils se trouvaient au début de cette fête. L'immobilité est évidemment la condition la plus favorable pour ne pas donner prise aux attaques des génies malfaisants; l'animal lui-même, quand il se sent menacé et ne peut fuir, fait le mort. Dosithée n'a pas dù inventer le précepte que lui attribue Origène, mais seulement remettre en honneur un vieux tabou qui subsistait obscurément dans quelques cercles dévots.

On pourrait objecter, en faveur du caractère social et moral du sabbat primitif, que la loi mosaique prescrit le repos non seulement à l'homme, mais à ses serviteurs et à ses bêtes de travail (Erode, xx, 10). Que de fois on a fait valoir ce texte pour prouver que « Moïse » avait les sentiments d'un philanthrope moderne, même en ce qui concerne la pitié due aux animaux'! Mais le pape Pie IX jugeait plus sainement lorsque, sollicité par une société anglaise d'entrer dans une ligue pour la protection des bêtes, il répondit qu'il ne trouvait rien dans les Écritures pour l'y engager. Si l'homme doit dispenser de travail son serviteur et sa bête de somme, le jour du sabbat, c'est simplement parce que c'est un

1. Voir les textes dans le recueil de Th. Reinach, Fontes rerum judaicarum, t. I, p. 104, 243, 266, 257.

2. Je m'accuse d'avoir imprimé des billevesées de ce genre dans la Revue scientifique, 1888, II, p. 67 la Charité juive'. M. Ch. Richet, qui répondit à mon article, ne sut pas en démasquer l'ineptie, pas plus que M. Gust. Le Bon, que j'avais mis en cause; nous étions trois ignorauts criant dans la nuit. Il n'y a cependant pas un siècle de cela; mais on peut juger, en relisant ces pages, des progrès que la science a faits, grâce à l'introduction, dans son vocabulaire, d'un mot qu'ïgnorait Renan — celui de tabou.

«< mauvais jour » et que le travail fait ce jour-là ne vaudrait rien ou serait préjudiciable. Bêtes et gens pourraient se blesser, prendre des maladies, etc. La crainte a été le mobile des actions humaines longtemps avant la charité ; ne voit-on pas, aujourd'hui encore, que le plus grand nombre des actes de charité sont inspirés par la crainte du lendemain ou de l'au-delà? L'état d'esprit du Don Juan de Molière, qui donne aux pauvres par amour de l'humanité, est resté et restera longtemps exceptionnel.

Voici maintenant l'argumentation de M. Jastrow, qui s'est placé sur le terrain sémitique sans aborder celui du folklore et de la psychologie comparée.

L'idée de rendre propice la divinité tient une grande place dans les rites des Hébreux comme dans ceux des Babyloniens. Les uns et les autres distinguaient certains jours où des « mesures » devaient être prises, soit pour s'assurer le bon vouloir des dieux, soit pour désarmer ou prévenir leur colère. Un des motifs du choix de ces jours était la succession des phases de la lune. Aujourd'hui encore, l'homme des champs croit que le jour d'un nouveau quartier est critique, qu'il sera le début d'une série de bons ou de mauvais temps. Cette superstition très ancienne explique que les jours 7, 14, 21, 28 des mois lunaires aient été considérés comme périlleux, c'est-à-dire comme d'un augure incertain ou défavorable (dans le doute abstiens-toi, dit la vieille sagesse). Les Babyloniens appelaient ces jours sabattu ou sapattu, mot qui répond, dit-on, au shabbathon hébreu, avec le sens de « cessation » (de la colère divine?), de « pacification » et, par suite, de « repos ». L'ancien sabbat des Hébreux était marqué par des rites expiatoires, destinés à désarmer ou à concilier la divinité; on le célébrait alors de sept en sept jours et il coïncidait avec les phases de la lune. Bien plus tard, la prescription du repos, qui n'était que secondaire et ac

1. Je ne prétends nullement qu'il n'y ait pas de morale, au sens le plus élevé du mot, dans le code dit mosaïque; l'originalité et la grandeur de ce code, c'est précisément qu'on y voit l'idée morale se dégageant des tabous primitifs. Mais il ne faut pas la chercher là où elle n'est pas, au risque de l'y mettre d'abord pour la trouver.

2. On n'a pas encore fourni la preuve que les jours dits sabaltu par ies Babyloniens aient été le 7o, le 14°, le 21 ou le 28 du mois; en revanche, M. Pinches a récemment publié un texte suivant lequel le 15 jour du mois, celui de la pleine lune, aurait été sapattu (cf. E. Schürer, Zeitschrift für Neulestamentliche Wissenschaft, 1905, p. 14).

cessoire dans le sabbat primitif, devint l'essentiel; on chercha alors à la justifier par la légende du repos divin, qui se place au septième jour de la Création. D'autre part, à l'époque des Prophètes, les Hébreux se préoccupèrent de différencier leurs rites d'avec ceux des Babyloniens, alors même que les uns et les autres remontaient à la même source. L'usage s'établit de célébrer le sabbat tous les sept jours, sans tenir compte du quantième du mois, et d'en faire disparaître ce à quoi l'on ne réussit pas entièrement le caractère triste et inquiet. Ce dernier dessein parait clairement marqué dans deux versets du LVIII chapitre d'Isaïe: Si tu appelles le sabbat tes délices et honorable ce qui est consacré à l'Éternel... alors tu jouiras de délices en l'Éternel. » La prescription de faire du sabbat un jour de bonheur ou de joie a pour pendant l'usage moderne qui attribue le même caractère joyeux au premier de l'an, alors que, dans les civilisations sémitiques primitives, c'est éminemment un jour critique, réservé aux cérémonies propitiatoires.

M. Jastrow me parait avoir été moins heureux dans sa tentative d'expliquer le repos divin du septième jour par un rapprochement avec les mythes babyloniens de la création. Il suffisait, semble-t-il, pour rendre compte de cette tradition mythologique, d'y voir un reflet du vieux rituel qui prescrivait le repos sabbatique à l'homme et un essai naïf pour expliquer ce rituel par une légende. M. Jastrow ne repousse pas cette solution si simple, mais il fait observer, en outre, que dans la Genèse babylonienne, le dieu Marduk combat et subjugue Tiamåt et les génies de l'orage, après quoi sa colère s'apaise, car les ennemis de l'ordre cosmique sont vaincus (comme les Titans par Jupiter'. Le repos» divin de la Genèse biblique serait done, primitivement, l'apaisement de la colère divine, sortie victorieuse d'une guerre ardente contre les éléments dechaines du chaos'.

1. Une étude très approfondie sur l'origine de la semaine et l'adoption du cycle de sept jours dans le monde antique a été publiée par M. E. Schürer, Leuschrift für die neutestamentliche Wissenscha 7, 19:5, p. 1-71.)

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