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le sait depuis 1887 n'a jamais existé; le 31 mars 1492, les Juifs sont bannis d'Espagne. Les Dominicains avaient bien conduit leurs affaires; ils allaient régner dans la Péninsule pendant trois siècles, et, après en avoir chassé le judaïsme, puis l'islamisme, la fermer aux influences civilisatrices de la Réforme ce dont Joseph de Maistre n'a pas manqué de leur faire honneur.

IX

Résumons-nous. L'Inquisition n'a jamais été dirigée contre les Juifs. Pendant la première période de son existence, elle les a ménagés, réservant ses rigueurs aux hérétiques. Si, plus tard, elle a frappé avec rage les Juifs convertis, c'est qu'elle a voulu rebâtir sur leur ruine, avec la complicité d'un roi cupide, l'édifice de sa puissance ébranlée. Ce sont encore des motifs de politique et d'ambition qui la poussèrent à demander l'expulsion des Juifs d'Espagne; elle ne se souciait pas de les convertir, mais voyait en eux un obstacle à sa domination. Ainsi le judaïsme eut d'autant plus à souffrir de I'Inquisition qu'elle s'écarta davantage de son objet propre et du rôle que lui avait tracé l'Église. Ce n'est pas la Rome pontificale, le Saint-Siège, d'habitude clément au judaïsme, mais l'apre ambition d'une poignée de moines qui a infligé à l'histoire le double scandale du martyre des Marranes et de l'exode des Juifs espagnols.

L'émancipation intérieure du Judaïsme'.

I

Si, à la fin du XIX° siècle, on compare la situation des israélites à celle des catholiques et des protestants dans les pays où ils sont en minorité, le résultat de cette comparaison est très défavorable aux israélites et révèle la gravité du péril qui les menace s'ils ne procèdent pas à ce que j'appellerai leur émancipation intérieure.

Toutes les minorités religieuses ont à souffrir soit de préjugés, soit de restrictions légales qui, en une mesure plus ou moins sensible, paralysent l'activité de leurs membres dans cette lutte pour l'existence qui est la grande loi des sociétés modernes. Les uns obtiennent plus difficilement une clientèle commerciale ou un emploi, les autres doivent renoncer à exercer des fonctions publiques, d'autres, enfin, sont en butte à une méfiance vague qui les oblige à un supplément d'efforts et de peine pour se faire, comme on dit vulgairement, une place au soleil.

Ces causes d'infériorité pèsent sur les israélites d'un poids plus lourd que sur les chrétiens dissidents, parce que leur émancipation politique et sociale est moins avancée. Mais ce qui aggrave leurs charges dans des proportions effrayantes, ce qui les met souvent hors d'état, malgré leur endurance, de soutenir la concurrence vitale, c'est qu'à ces entraves qui leur son imposées du dehors ils en ajoutent d'autres qu'ils s'imposent eux-mêmes; c'est que l'immense majorité d'entre eux

1. [L'Univers israélite, 26 octobre, 9 novembre, 7 décembre et 21 décembre 1900. Ce mémoire a paru sous forme de lettres au directeur de cette Revue, qui, par une note imprimée en tête, s'est excusé de sa hardiesse à les insérer.]

n'ont pas encore secoué de leurs épaules le fardeau, de plus en plus oppressif, du ritualisme.

J'entends par là toutes les restrictions apportées à l'exercice raisonnable de l'activité humaine par les lois alimentaires et l'observation stricte du sabbat.

L'israélite (cela est vrai pour les 99 0/0 de ceux qui confessent le judaïsme) paie sa viande plus cher que ces compatriotes chrétiens ou musulmans, s'abstient d'aliments sains et économiques comme le jambon ou le lard; pionnier ou colon, il ne peut se nourrir de gibier ni de toutes les espèces de poissons; ouvrier ou commerçant, il s'astreint à un chômage hebdomadaire qui ne coïncide pas avec le jour de repos choisi par le grand nombre de ceux qui l'entourent. Il est inutile d'insister sur les conséquences matérielles de ces restrictions, qui équi valent à des taxes écrasantes; mais on peut dire que leurs conséquences morales ne sont pas moins fâcheuses. A une époque où les progrès de la science et de la conscience ont tant fait pour rapprocher les hommes, le ritualisme des israélites les isole; il creuse autour d'eux un fossé plus profond que celui des préjugés et des haines; il donne crédit à l'idée mensongère que les juifs sont des étrangers parmi les nations.

Les religions de tous les peuples civilisés imposent des observances rituelles; mais le judaïsme est la seule où la conformité stricte aux observances entraîne ces deux conséquences déplorables, l'isolement et le renchérissement de la vie.

Quelle est donc l'autorité de ces traditions au sein de la civilisation moderne, dont le judaïsme, qui a tant contribué à la faire naître, est resté un des éléments les plus féconds? Pour répondre à cette question, il suffit d'alléguer qu'à l'exception des rabbins illustres, presque tous les juifs qui, depuis Baruch Spinoza, ont honoré le judaïsme aux yeux du monde, se sont plus ou moins émancipés des lois rituelles.

La croyance en un Dieu unique, la foi dans le progrès et dans l'avènement de la justice, qui sont la base inébranlable de la pensée juive, n'ont rien à craindre de l'inobservance du sabbat ni de celle des lois alimentaires.

Mais il y a plus: on peut rappeler que l'un des héros les

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plus admirables du peuple juif, un Macchabée, a suggéré et même imposé le sacrifice des prescriptions rituelles au devoir qu'a tout homme de vivre, de défendre son existence et celle des siens.

Au commencement de leur lutte glorieuse contre les Syriens, les Israélites éprouvèrent un revers sanglant pour n'avoir pas voulu prendre les armes un jour de sabbat. Lorsque Matathias et ses compagnons en furent informés, ils prirent, dans leur affliction, la résolution que voici : « Si quelqu'un, dirent-ils, nous attaque un jour de sabbat, nous lui résisterons les armes à la main, pour ne pas périr comme ont péri nos frères» (I Macchab., 11, 39-41).

Aujourd'hui, les juifs, qui ne sont pas une nation, mais les membres d'une communauté religieuse, ne sont plus appelés à lutter les armes à la main que dans les rangs des peuples dont ils font partie.

Depuis qu'ils servent ainsi dans les armées européennes, en temps de paix comme en temps de guerre, il est entendu, d'un commun accord, qu'ils n'observent pas le repos du sabbat et peuvent participer, sans scrupules religieux, à la nourriture que reçoivent leurs camarades.

Ainsi, à l'état de guerre et même de paix armée, ils se confor ment aux principes de Matathias et considèrent que le service militaire les affranchit de la plupart des prescriptions rituelles. Cela ne les empêche pas d'être des israélites fidèles, parce que la vraie religion est affaire de sentiment, non de pratiques.

Or, non seulement les guerres entre peuples civilisés deviennent rares, mais les israélites, comme les chrétiens et les musulmans, ne doivent, à leurs patries respectives, qu'un petit nombre d'années de service. Cela ne veut pas dire que le reste de leur existence s'écoule dans la paix. Il n'y a de paix que pour ceux qui ne sont plus, ou qui vivent comme s'ils étaient déjà morts. La vie moderne est une lutte continuelle pour s'assurer et pour assurer aux siens le pain du corps et le pain de l'esprit. Cette lutte doit se poursuivre avec des armes loyales, dans un esprit de justice et de bonté, mais ce n'en est pas moins une lutte de tous les jours et de tous les

instants, dont le résultat est le progrès de la civilisation, du bien-être et de la science, par le travail et l'émulation de tous.

On peut donc dire, sans abuser d'analogies vaines, que l'état normal de la société moderne est la lutte pacifique, comme celui de l'ancienne société était la lutte violente.

Ce qui est vrai pour une forme de guerre l'est pour l'autre. Tout Israélite doit se créer un foyer et le défendre, non plus contre les armées du roi de Syrie, mais contre la misère et l'ignorance. Et s'il reconnaît que certaines prescriptions rituelles le paralysent dans ses efforts vers le bien, lui créent une infériorité désastreuse en présence de concurrents affranchis, il doit, suivant le principe de Matathias, s'affranchir à son tour.

Faut-il donc rejeter la Loi? Non, il faut appliquer la Loi, mais à la lumière de la conscience et de l'intelligence que les hommes ont reçues de Dieu comme la Loi elle-même1. Ce que défendent et prescrivent à la fois la Loi et la conscience, doit être à tout jamais, pour les israélites, interdit ou prescrit; ce qui est ordonné ou prohibé par la Loi, mais non par la conscience, doit être considéré comme caduc, comme aboli par le temps.

Dans le monde entier, presque tous les israélites éclairés pensent ainsi et agissent en conséquence; pourquoi les plus nombreux et les plus pauvres s'obstineraient-ils à supporter des charges que ni la morale ni la raison ne leur imposent et dont les riches et les savants qui seraient mieux en état de les subir se sont généralement affranchis?

C'est le devoir de tous les israélites instruits d'exhorter leurs frères à l'émancipation intérieure, c'est-à-dire à l'abandon des lois rituelles qui font obstacle à l'intérêt général.

S'il se trouve des hommes pour dire que ces pratiques stériles sont l'essence du judaïsme et qu'en y renonçant on cesse d'être juif, répondons-leur qu'ils font injure à leur reli

1. [En m'exprimant ainsi dans un périodique confessionnel, je tenais compte de l'opinion encore dominante chez les israélites. Est-il besoin d'ajouter que l'origine di vine d'une loi ou d'un livre est une hypothèse dénuée de vraisemblance? 1905.]

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