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petit dieu ni de révélations qu'il aurait apportées aux hommes; or, Aristide le Rhéteur parle assez longuement du Télesphore de Pergame pour que nous puissions nous faire une idée exacte de sa nature de génie guérisseur. L'étymologie de Preller attribue à o un sens que ce mot isolé ne peut avoir; ce qu'il y a de bon et de digne de Boeckh, dans l'explication que cet illustre savant a proposée, est précisément la conviction. sous-entendue que es ne peut signifier la fin d'une maladie ou la perfection de la santé. J'ai déjà fait observer que rien, dans les images de Télesphore, n'indique la convalesence: c'est tout à fait gratuitement que Preller y voit « der leibhaftige Ausdruck eines in der Wiederherstellung begriffenen Kranken». Lorsque Télesphore se montre en songe à Aristide le Rhéteur', c'est sous l'aspect d'un enfant qui sautille avec la gaité de son age : ἐφάνη... χορεύων περὶ τὸν τράχηλόν μου. Marinus, dans la Vie de Proclus', raconte que Télesphore apparut au philosophe sous les trait d'un enfant tout à fait jeune et agréable à voir, νέος κομιδῇ καὶ ὡραῖος ἰδεῖν. Et c'est de cet aimable jouvenceau que l'érudition moderne a voulu faire un bébé convalescent!

En 1892, M. Julius Ziehen a proposé de voir dans Télesphore le démon des rêves guérisseurs, τελεσφόρα ὀνείρατα, et de considérer son costume comme une sorte de vêtement pour la nuit. Si cela était exact, on trouverait, du moins de loin en loin, une image de Télesphore sous les trais du dieu du Sommeil, Hypnos; or, ni M. Ziehen ni moi n'avons jamais rencontré rien de semblable.

Les explications proposées ne valant rien, il faut en chercher une autre. Notre point de départ sera celui-ci : Télesphore n'est pas un dieu grec; même à l'époque de Pausanias, il était inconnu à Épidaure, puisque le Périégète essaie de l'assimiler au dieu local Akésis; son culte paraît à Pergame vers la fin du re siècle après J.-C. et se répand de là avec une

1. Aristide, I, p. 494.

2. Vila Procli, c. 7.

3. Ziehen, Athen. Mitth., t. XVII, p. 241; cf. Helbig, Führer, 2o éd., t. 1, P. 142.

grande rapidité, comme en témoignent notamment les monnaies impériales d'Asie. D'autre part, contrairement à ce qu'on a dit, Télesphore n'est pas d'origine pergaménienne. En effet, Pausanias, signalant dans le temple d'Asklepios à Titane des images d'Alexanor et d'Euamérion, ajoute : « Si je conjecture bien, c'est cet Euamérion que les Pergaméniens appellent, d'après un oracle, Télesphoros et que les Epidauriens appellent Akésis1. » Les mots èx pavτeúpatog signifientils que le nom de Télesphore ait été révélé par un oracle aux Pergaméniens? Cela est probable; mais, pour dénommer ce dieu, il fallait le connaître et le texte trop bref de Pausanias autorise l'hypothèse qu'il s'agit de l'adoption, ordonnée par un oracle, d'un culte étranger. Donc, même à Pergame, Télesphore semble un intrus et rien ne vient à l'appui de l'opinion souvent exprimée qui attribue à ce dieu guérisseur une origine asiatique.

Les monnaies qui présentent l'image de Télesphore se divisent en deux groupes principaux: celles de l'Asie-Mineure (Bithynie, Mysie, Pamphylie, Pisidie, Cilicie, Cappadoce, Lycaonie, Phrygie, Eolide, Ionie) et celles de Thrace (Bizya, Deultum, Hadrianopolis, Marcianopolis, Nicopolis ad Istrum, Pautalia, Philippopolis, Serdica, Trajanopolis). Ces deux groupes monétaires sont à peu près contemporains, les plus anciennes pièces d'Asie datant du règne d'Hadrien et les plus anciennes de Thrace du règne de Marc-Aurèle. Une monnaie d'argent des Ségusiaves (Feurs), portant au revers Héraklès et Télesphore, paraît antérieure aux monnaies grecques où figure le même dieu; mais, comme je l'ai écrit en 18993, la petite image correspondant au type de Télesphore sur la monnaie des Ségusiaves peut fort bien être celle d'une divinité celtique assimilee plus tard à Télesphore. Les images de Télesphore, tant en bronze qu'en terre cuite, sont fréquentes dans la Gaule romaine et cette fréquence s'expli

1. Fi & Sato; sixate, toy Flautz, wwa taktov II:gy aurooi Taksopópov èx pavieújaros, Enidadster di "Axerov "vonatust „Paus., II. 11, 7).

2. Scheuck, ou, laud., p. 47 sq.

3. Kee, a ctc04, 1899, u, p. S.

querait très bien par l'existence, dans la mythologie nationale, d'un dieu-enfant de la santé, représenté avec un costume qui était très usité en Gaule, le gros manteau pourvu d'un cucullus. Je transcris ici quelques lignes de l'article Cucullus, que j'ai donné en 1887 dans le Dictionnaire des Antiquités : « L'usage de ce vêtement vint à Rome des peuples du Nord. On en fabriquait en Gaule, à Saintes et peut-être aussi dans le pays de Langres. Juvénal et Martial parlent du cucullus santonicus; ce dernier l'appelle bardocucullus et lui donne ailleurs l'épithète de Lingonicus ou Leuconicus. Capitolin mentionne des cuculli bardaici, sans doute identiques aux bardocuculli et qui rappellent le nom de la peuplade illyrienne des Bardaei. Il faudrait en conclure que le bardocucullus est originaire de Dalmatie, mais que la fabrication en était surtout active en Gaule, où l'usage en était fort répandu.

Le rapprochement de bardocucullus avec la peuplade des Bardaei, dont l'ethnique est Bardaicus, s'autorise de la mention d'un calceus bardaicus dans Juvénal et d'un cucullus bardaicus dans Martial. Ce mot signifie donc «< illyrien » et il serait tout à fait déraisonnable de vouloir le mettre en relations avec le nom des Bardes gaulois.

De l'Illyrie à la Thrace, il n'y a pas loin; on peut même dire que la Thrace lato sensu comprend l'Illyrie. Or, nous avons vu : 1o que Télesphore est un dieu venu du nord, puisqu'il porte un costume septentrional, un costume des pays froids; 2° qu'il n'est pas pergaménien d'origine, mais d'adoption; 4° que son effigie est aussi fréquente sur les monnaies de Thrace que sur celles d'Asie Mineure. Nous sommes

1. J'ai montré de même que les images du Mercure romain sont plus fréquentes en Gaule que celles de toute autre divinité, fait en accord avec l'assertion de César que Mercure est le principal dieu des Gaulois. Mais il n'en résulte nullement que le Mercure dont parle César ait été identique au Mercure romain. Semblablement, le Télesphore gréco-romain a pris pied en Gaule, où il est souvent représenté en terre cuite et en bronze, parce qu'il existait chez les Gaulois une conception analogue à celle de l'enfant Télesphore. Pour les relations religieuses de la Gaule et de la Thrace, voir mon article de la Revue archéol., 1899, II, p. 210 [plus baut, p. 64.]

donc porté à conclure que Télesphore est un dieu thrace et que c'est dans la langue thrace qu'il faut chercher l'explica tion de son nom.

Le fait que ce nom paraît transparent en grec ne signifie rien. De tout temps les Grecs, en adoptant des noms étran gers, les ont accommodés à leur langue; ce travail d'adaptation a précédé celui des étymologistes et l'a rendu facile. Mais le fait que la transparence du nom de Télesphore est trompeuse, que les deux éléments grecs dont il paraît composé ne donnent pas de signification satisfaisante, suffit à prouver qu'il n'y a là que la déformation d'un vocable étranger, sur le modèle de mots comme Φωσφόρος et Τελέσαρχος'.

Le culte de Télesphore, associé à celui d'Hygie et d'Esculape, florissait à Kustendil (Ulpia Pautalia), témoin cette dédicace découverte à Épidaure : Ασκληπιῶι Υγιείαι Τελεσφόρω: Παταλιώταις Ἡρακλιανὸς ὁ ἱερεὺς".

Or, il se trouve précisément que toute une série de noms thraces se terminent par les syllables opt on a Daléporis, Allouporis, Kétriporis, Dilyporis, Dindyporis, Moucaporis, Raiskyporis, etc., noms que j'ai déjà rapprochés, en 1894, des noms d'esclaves romains, Lucipor, Marcipor, Quintipor, où les grammairiens anciens prétendent que por était pour puer. Cette explication peut être admise, à la rigueur, lorsque le premier élément du nom servile est un nom romain; mais, lorsque le premier élément n'est pas romain, nons sommes certainement en présence de noms thraces que leur désinence a fait assimiler aux composés romains. Nous avons d'ailleurs la preuve que des noms thraces en -ops ont été, par les Romains, abrégés en -por tel est Mucapor,

1. Le nom Teλssidorog (C. I. G., III, 5236), donné sans signe de doute par Pape, paraît n'être qu'une mauvaise lecture; le Corpus transcrit Teλeopópos 2. Dumont, Mélanges, p. 317.

3. 'Eşŋμ. ȧpy., 1884, p. 24; Dumont, ibid., p. 482.

4. Bulletin du Comité des travaux historiques, 1894, p. 426.

5. Je vois à l'instant que Zimmermann (Archiv für lat. Lexikogr., t. XII, p. 281) conteste, comme je l'avais déjà fait en 1894, cette dérivation et cherche l'origine du -por des noms serviles romains dans les noms serviles grecs en - πορος, φοράς.

féminin Mucapora, à rapprocher de la transcription grecque Μουκάπορις.

Nous ignorons le sens de opis dans les idiomes thracoillyriens; peut-être faut-il y voir un suffixe indiquant la filia

tion.

Un nom de divinité thraco-illyrienne se terminant en -opts a fort bien pu être grécisé avec la désinence -popos (par analogie à Déméter Karpophoros, Thesmophoros, etc.) et j'incline à croire que l'étymologie du nom de Télesphoros doit être cherchée dans une adaptation de ce genre. Toutefois, il reste plusieurs difficultés, qui, sans suffire à écarter mon hypothèse, doivent la faire accueillir avec une certaine réserve. D'une part, en effet, nous ne connaissons pas encore de noms de divinités thraco-illyriennes en -ops; de l'autre, aucun nom thrace conservé dans les textes ou dans les inscriptions ne fournit l'élément initial Texe- ni aucun vocable approchant de celui-là. Assurément, ce que nous savons de la langue thrace est peu de chose et nous sommes, en particulier, très mal informés des noms des divinités indigènes; mais tant qu'une découverte épigraphique n'aura pas répondu aux deux objections que j'indique, il faudra suspendre son jugement. L'origine septentrionale et non hellénique du dieu Télesphore me paraît absolument certaine; son origine thrace ou illyrienne reste une hypothèse à vérifier.

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