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riques et géographiques, introduire à l'improviste une allusion à la victoire de Salamine et aux prétendues contestations dont elle aurait été l'objet? Il n'y a pas trace de ces contestations dans l'antiquité; le mot de Juvénal, quidquid Graecia mendax Audet in historia, s'applique à la légende du canal creusé par Xerxès à travers l'Athos, non aux victoires des Athéniens. Et puis, que signifient ces trois bateaux, garants de la gloire de Salamine, dont le poète n'indiquerait même pas la sortie du port, alors qu'il vient de parler d'autres bateaux qui stationnent devant l'arsenal? La conjonction que, dans tresque petunt, ne laisse aucun doute sur le sens de ce dernier verbe qui, ayant pour sujet des navires, comme le tenent du vers précédent, doit être pris dans la même acception, c'est-à-dire au sens propre.

Le texte est donc corrompu. Mais il ne faut pas toucher à l'épithète veram, parce qu'elle se retrouve, appliquée à la même île de Salamine, dans deux poètes latins du 1° siècle, contemporains, ou peu s'en faut, de Lucain. Vera Salamis, c'est la Salamine voisine d'Athènes, la « vraie », par opposition à la ville de Salamis dans l'île de Chypre, fondée par Teucer, fils du roi de Salamine Télamon, qui, revenant de la guerre de Troie, fut en butte à la colère de son père, parce qu'il n'avait pas rapporté les cendres de son demi-frère Ajax. Puisque les mots vera Salamis sont employés dans cette acception à l'époque même de Lucain, il est évidemment absurde de supposer que ce poète ait voulu signifier par là le

caractère historique » de la bataille de Salamine. J'avoue ne pas comprendre comment une pareille explication a pu être acceptée par tous les commentateurs depuis trois siècles.

Dans une ode célèbre d'Horace 1, Teucer, fuyant Salamine, promet à ses amis de fonder sur une terre nouvelle une ville du même nom :

Ambiguam tellure nova Salamina futuram. Manilius, dans ses Astronomiques, parle des hommes qui,

1. Horace, Odes, I, 7, 29.

2. Manilius, Astron., V, 50. Il est probable, comme l'a montré M. Hosius,

nés sous un certain ascendant, ont le goût des choses de la mer. Qu'on supprime ces naissances, dit-il, et il n'y aura plus de guerres navales :

Vera Syracusis Salamis non merget Athenas,

ce qui signifie « La victoire remportée par Athènes à la vraie Salamine n'entraînera pas (en lui donnant le goût de la guerre maritime) sa ruine devant Syracuse ». L'expression est elliptique à l'excès, mais il est évident que vera Salamis ne signifie pas ici la véritable victoire de Salamine », mais la « vraie Salamine », l'île voisine d'Athènes, théâtre d'une victoire incontestée de la flotte athénienne. Si Manilius éprouve ici le besoin de préciser, c'est qu'une autre bataille navale, une des plus grandes de l'antiquité, fut livrée en 306 devant Salamis de Chypre, où la flotte gréco-égyptienne fut anéantie par celle de Démétrius Poliorcète.

Le deuxième passage parallèle est dans les Troyennes de Sénèque, contemporaines, à bien peu d'années près, du troisième livre de la Pharsale. Le chœur des Troyennes se demande quel sera le lieu de leur exil. Sera-ce Péparèthe, sera-ce Eleusis, sera-ce la vraie Salamine d'Ajax'?

An sacris gaudens tacitis Eleusin?

Numquid Ajacis Salamina veram?

Ici l'analogie avec le texte de Lucain est si frappante qu'on s'étonne qu'elle n'ait pas suggéré depuis longtemps, sinon la solution définitive du problème, du moins une solution approchée, consistant, par exemple, à écrire : veram Teucri Salamina. Mais cette correction serait mauvaise pour deux raisons. La première c'est que Teucer, né dans la vraie Salamine, était en même temps le fondateur de l'autre ; la seconde, c'est que la substitution du credi de tous les manuscrits à Teucri, nom d'ailleurs bien connu par l'ode d'Horace, ne s'expliquerait ni par des considérations paléographiques, ni autrement.

Le mot de l'énigme nous sera fourni par l'histoire fabu

que Lucain a connu et même imité Manilius (Rhein. Mus., N. F., Bd. XLVIII, 1893, p. 380 sq.).

1. Sénèque, Troad., 844.

leuse de l'île de Salamine. Nous savons d'abord, par Strabon, qu'elle s'était appelée autrefois Skiras, du nom d'un héros local nommé Shiros : Εκαλεῖτο δ ̓ ἑτέροις ὀνόμασι τὸ παλαιόν· καὶ γὰρ Σκιρὰς καὶ Κυχρεία από τινων ηρώων. Ces deux héros, Skiros et Kychreus, ne sont pas absolument inconnus. Nous savons par Hésychius que Skiros passait pour être fils de Poseidon et pour avoir épousé la nymphe Salamine, fille d'Asopos, qui, suivant un autre témoignage, fut la mère du héros Kychreus. Le rôle assez important attribué à Skiros dans les légendes locales de Mégare, d'Éleusis et de Salamine a été étudié par MM. Carl Robert et Toepffer3; il n'y a pas lieu de nous y arrêter ici. Tout ce qu'il faut retenir, c'est que Skiros, fils de Poseidon, était, suivant la tradition, le fondateur mythique de Salamine (ἀπὸ Σκίρου τοῦ συνοικίσαντος Σαλαμῖνα, dit encore Suidas), qui s'était appelée d'après lui Skiras.

Sénèque dit: Ajacis veram Salamina. Le neveu Lucain est plus savant, plus pédant si l'on veut, que son oncle: il a écrit veram SCIRI Salamina, parce que Salamine a été seulement illustrée par Ajax, mais qu'elle a eu, politiquement parlant, Scirus pour fondateur.

Soit donc le vers de Lucain :

Tresque petunt veram Sciri Salamina carinae,

qui signifie simplement : « Trois navires se rendent à la vraie Salamine, celle de Scirus », un éditeur, le premier éditeur peut-être de la Pharsale - puisque la faute est commune à tous les manuscrits a pris Sciri, génitif du nom de Scirus, héros obscur, pour un infinitif passif. Alors il lui a semblé, avec raison, que veram sciri était peu latin; il a écrit veram credi, substituant ainsi un verbe à un synonyme qui était lui-même, à l'origine, un nom propre incompris. Un autre éditeur ou

1. Strab., IX, p. 393.

2. Hesychius : Σκίρον φασὶ τὸν Ποσειδῶνος υἱὸν, γήμαντα Σαλαμῖνα τὴν ̓Ασώ

που.

3. Carl Robert, Hermès, t. XX, p. 349; Toepffer, Attische Genealogie, p. 273. 4. Ajax est d'ailleurs un héros protecteur de Salamine (Pindare, Nem., iv, 48) et y possède un temple et des fêtes (Paus., I, 35, 2; 'Epnu. άpxacoλ., 1884, p. 169).

reviseur a peut-être été plus loin encore, car un manuscrit du x siècle porte verum credi: il aura sans doute compris ces deux mots comme une incise, équivalente à vera loquor.

La correction que je propose a, j'ose le croire, toutes les vraisemblances pour elle. En rendant intelligible un passage désespéré, elle montre, une fois de plus, le goût de Lucain pour l'érudition raffinée, pour les noms rares, et jette peutêtre quelque lumière sur les circonstances, encore mal connues, qui ont marqué la publication, nécessairement posthume1, de la première édition complète de la Pharsale 1.

1. Lucain avait publié les trois premiers livres entre 61 et 63, mais les sept derniers et, par suite, l'ensemble du poème n'ont été divulgués qu'après sa mort (30 avril 65). Cf. H. Diels, Seneca und Lucan, dans les Abhandlungen der Akad. zu Berlin, 1886.

2. Je ne crois pas qu'il y ait lieu de mettre la substitution de credi à Sciri au compte de Paul de Constantinople; la faute doit être plus ancienne. Du reste, nous ne savons pas quelle a été la part de Paul dans la constitution ou dans l'altération de notre texte; M. l'abbé Lejay a eu raison d'écrire (Rev. de Philol., 1894, p. 58): « Paul de Constantinople est pour nous un inconnu qui ne peut servir à dégager cette autre inconnue, l'archétype de nos manuscrits. » Le premier reviseur, qui a constitué l'archétype, appartenait sans doute à la famille Annaea. Dans la pensée de Lucain, ce devait être Sénèque; mais Sénèque mourut, comme Lucain, victime de la conspiration de Pison, et il est probable qu'un autre membre de la même famille se chargea de la tâche qui aurait incombé au philosophe, s'il avait survécu à son neveu.

Un vers altéré de la Pharsale'.

Un des plus beaux passage de la Pharsale est gâté par une faute de texte qui ne paraît pas avoir encore été remarquée. Cela tient sans doute à ce que le passage corrompu conserve une apparence de sens, dont les commentateurs, éditeurs et traducteurs se sont contentés. Mais, à y regarder de près, on s'aperçoit que c'est faire injure à Lucain de lui attribuer le vers absurde qui figure dans toutes les éditions. Nous allons prouver d'abord que le vers est absurde; puis, nous montreront que la faute est facile à corriger et nous expliquerons sans peine comment elle s'est introduite dans la première édition du poème, publiée après la mort tragique de l'auteur.

Au livre IX, dont le héros est Caton, Lucain raconte la campagne conduite par ce sage à travers les déserts de la Libye, déserts infestés de serpents, où la chaleur est extrême, où l'eau est rare. Caton n'y remporta pas de victoires, mais il donna un exemple mémorable de toutes les vertus stoïciennes, le premier à supporter les fatigues, le dernier à profiter des incidents heureux, tels que la découverte d'une source: Stat, dum lixa bibat. Après avoir rappelé ce dernier trait d'héroïsme, le poète interrompt son récit pour exalter Caton (v. 593 et suiv.) :

1. [Revue archéologique, 1902, I, p. 342-349. Le petit mémoire que je réimprime ici n'offre qu'un rapport éloigné avec le titre et l'objet du présent recueil à moins qu'on ne le veuille rattacher au culte de Caton, qui fleurit au 1er siècle de l'Empire, qui eut ses fidèles et même ses martyrs; on pourrait tirer, de Sénèque et de Lucain, la matière d'une Imitation de Caton. Mais le vrai motif qui m'a déterminé à reproduire ces pages, c'est qu'elles apportent, comme les précédentes, une correction que je crois définitive à l'un des plus beaux passages de Lucain. - 1905.]

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