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d'Orphée, si familier aux artistes et aux poètes, l'empire exercé par lui sur le monde animal? Je ne voudrais pas insister sur cet argument, faute de témoignages assez anciens sur la supériorité intellectuelle du renard. Mais je ne puis terminer sans dire un mot du nom même d'Orphée. Personne ne songe plus, je crois, à l'identifier au sanscrit ribhus, signifiant. chanteur ou poète, encore moins à l'expliquer par une racine sémitique les mythologues inclinent à la faire dériver d'une racine opp qui se trouve dans le grec ppvis, obscur, dans le mot ppzés et dans le latin orbus. L'idée dominante serait celle de l'obscurité. 'Oppe serait alors l'obscur, comme leveús, dont la légende est analogue, est le souffrant. L'épithète d'obscur, appliquée à Orphée, peut se justifier de deux manières. On a dit que l'aède thrace, qui força la porte des Enfers, est lui-même, à l'origine, un dieu infernal, comparable au Dionysos nocturne, vs. Mais je ne crois pas que le caractère chthonien d'Orphée soit essentiel. En revanche, il me semble que l'épithète d'obscur convient fort bien au renard, non pas tant à cause de son pelage, car il est roux, que parce qu'il se montre, comme le chacal, à la tombée de la nuit1. La rivalité du renard et du loup, qui fait le fond de tant de fables appartenant à la geste du renard, implique que ces deux animaux étaient censés se rencontrer, fréquenter les mêmes lieux aux mêmes heures : or, le loup est par excellence l'animal nocturne nocturnus obambulat, dit Virgile'.

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1. Gubernatis, Mythologie zoologique, p. 129.

2. Virg. Georg., III, 536. Le loup qui mange les raisins de la vigue a remplacé le renard dans un conte syrien cité par M. Dussaud, Histoire et religion des Nosairis, p. 35. - Si l'on pouvait admettre la métathèse 'Oppsúc = 'Oppeús, il serait très teutant de voir dans Orphée le sourcilleux, d'autant plus que cette épithète convient parfaitement au renard. Cf. Pseudo-Lucien, Philopatris, au commencement : Τὰς ἀφρῦς κάτω συννένευκας κερδαAɛóppovi εotxóc (« tu as froncé les sourcils comme un renard »). Le mot κερδώ designe le renard, ainsi que κερδαλῆ et sans doute κερδαλεόφρων, bien que l'emploi de ce mot dans le Philopatris, où il est emprunté à un poète perdu, soit isolé.

...

Une formule orphique'.

Les tombes antiques des environs de Sybaris, dans l'Italie méridionale, et d'Eleutherna, en Crète, nous ont rendu un groupe d'inscriptions grecques métriques, gravées au ive et au m° siècle avant J.-C. sur des lames d'or', qui comptent parmi les documents les plus importants que nous possédions sur l'histoire des idées religieuses chez les Grecs. Malheureusement, des six inscriptions dont il s'agit, deux seulement ont été déchiffrées d'une manière complète (celles de Petelia et d'Eleutherna); pour les autres, les transcriptions publiées laissent fort à désirer et il en est même une dont nous ne savons rien, le seul érudit qui l'ait eue encore en mains l'ayant déclarée illisible'. Il y a donc lieu de croire que les textes publiés dans le recueil des inscriptions grecques de l'Italie ne sont pas définitifs; toutefois, le sens général en est assez clair et la lecture du passage dont nous allons nous occuper ne peut inspirer de doutes, puisqu'il se rencontre avec une légère variante sur deux tablettes.

M. Comparetti a reconnu, en 1880, que les inscriptions dont il s'agit étaient des copies plus ou moins fragmentaires, plus ou moins altérées de poèmes orphiques, que l'on plaçait, à titre de phylactères, dans les tombes d'initiés. Elles peuvent se diviser en deux séries (les n° indiqués sont ceux du recueil des inscriptions grecques de l'Italie publié par Kaibel) :

1° Conseils donnés à l'âme du mort pour son voyage

1. Mémoire lu à l'Académie des Inscriptions, le 31 août 1900 [Revue archéologique, 1901, II, p. 202-212].

2. La date est donnée, non par la paléographie des inscriptions, mais par la découverte de vases à figures rouges de style récent dans les tombes italiennes qui contenaient les tablettes.

3. [Voir maintenant Jane Harrison, Prolegomena to the study of Greek religion, Cambridge, 1903, p. 660 et suiv. 1905.]

d'outre-tombe; quel chemin elle doit suivre, quels périls éviter, ce qu'elle dira, comment elle trouvera la félicité. Le document le plus complet et encore le mieux connu - l'original étant au Musée Britannique - est celui de Pétélie, no 638. Une réplique partielle, peu intelligible, a été découverte à Eleutherna en Crète, Bull. de Corresp. hellénique, 1893, p. 121; un fragment du même genre a été trouvé près de Sybaris à Corigliano, no 642.

2° Discours de l'âme du mort aux divinités infernales afin d'être admise dans le royaume des bienheureux. Nous possédons trois textes découverts à Corigliano près de Sybaris, n° 641, 1, 2 et 3; ils débutent par le même vers, mais présentent des différences considérables. Comme il y a aussi de graves incorrections métriques, on est arrivé depuis longtemps à la conclusion que nous sommes là en présence non de copies proprement dites, mais d'extraits d'un long poème, juxtaposés et probablement transcrits de mémoire, avec des altérations et des abréviations arbitraires. Enfermées dans des tombes, ces tablettes n'étaient pas destinées à être lues; il suffisait qu'elles évoquassent l'idée d'une sorte de Livre des Morts orphique, suivant une comparaison instituée par M. Dieterich en 18911 et développée en 1894 par M. Foucart. La première tablette de la seconde série (641, 1) peut se traduire comme il suit :

« Je viens, pure issue de purs3, ò reine du monde infernal, ô Euklės, o Eubouleus et autres dieux immortels! Je déclare appartenir à votre race bienheureuse; mais le destin et la foudre qui frappe les astres m'ont vaincue. J'ai pris mon vol hors du cercle douloureux et pénible; je me suis élancée d'un pied rapide vers la couronne désirée; je suis descendue dans le giron de la reine souveraine. Bienheureux et for

1. A. Dieterich, De hymnis orphicis, 1891, p. 41.

2. Foucart, Recherches sur les mystères d'Eleusis, 1895. L'auteur n'a pas connu le mémoire de M. Dieterich.

3. Ἐκ καθαρῶν καθαρά, ce qui peut signifer que le myste est né de parents initiés (Rohde), ou simplement qu'il est sorti purifié de l'initiation (Dieterich). 4. C'est le xúxλos tŷc yevéσews de l'orphisme; cf. Kern, Aus der Anomia, p. 86; Dieterich, op. laud., p. 32.

tuné, tu seras dieu et non plus mortel! tombé dans le lait. >>

Chevreau, je suis

Ces deux dernières lignes offrent une grande difficulté, d'autant plus que la seconde est trop courte et rompt absolument la mesure :

Ολβιε και μακαριστέ, θεὸς δ ̓ ἔσηι ἀντὶ βροτοῖο·

ἔριφος ἐς γάλ ̓ ἔπετον.

Le premier vers est certainement la réponse d'une des divinités invoquées : « Tu seras immortel. » Le second, ou plutôt les quatre mots qui en tiennent lieu, ne peuvent guère ètre autre chose qu'une répartie de l'âme, une sorte de formule par laquelle elle affirme ses droits à l'immortalité que la déesse lui accorde. C'est ce que démontre, à ce qu'il nous semble, la troisième inscription de la première série (no 642), qui est d'une incorrection extrême et plus incomplète que la précédente :

<< Mais lorsque ton âme aura abandonné la lumière du soleil, dirige-toi vers la droite, comme il convient à qui observe bien toutes choses. Salut, toi qui as éprouvé ce que tu n'avais jamais éprouvé encore! D'homme tu es devenu dieu, chevreau tu es tombé dans le lait. Salut, salut, dirige-toi sur la droite vers les prairies et les bois sacrés de Perséphone. >>

C'est le mystagogue ou l'orphéotéleste qui tient ce discours, de sorte qu'il semble proférer les paroles qui, dans l'autre inscription, paraissent être prononcées les unes par Perséphone, les autres par l'initié lui-même. Mais cela ne tire pas à conséquence. L'important est de retrouver ici, plus com plète et plus intelligible, la formule :

Λεὸς ἐγένου ἐξ ἀνθρώπου, ἔριφος ἐς γάλα ἔπετες.

Ici encore, cette formule rompt absolument la mesure : c'est de la prose. Pour que les rédacteurs des deux textes n'aient même pas fait un effort pour en tirer un vers, il fallait que ce fut quelque chose de consacré et d'intangible, comme la parole finale du mystagogue à la fin de la cérémonie d'ini

tiation. Alors donc que les parties métriques de ces textes sont précieuses, parce qu'elles sont sans doute l'écho de quelque poème orphique du ve siècle, dont elles nous ont conservé des fragments, la partie en prose est bien plus digne encore de notre attention, parce qu'elle nous fait connaître. un lambeau du rituel orphique, remontant, comme nous avons tout lieu de le croire, à une très haute antiquité.

Ceux qui, jusqu'à présent, se sont occupés des tablettes orphiques, ont passé légèrement sur la formule piços ès yλ' ETETOV (OU ERETES), en la déclarant inintelligible. M. Dieterich seul, que je sache, a fait exception; mais il a proposé une explication plus ingénieuse qu'acceptable et que nous devons commencer par écarter.

1

Le savant allemand a d'abord rappelé une glose d'Hésychius : Ἔριφος - Διόνυσος et l'épithete Εἰραφιώτης donnée à Dionysos dans un hymne orphique (XLVIII, 2), avec cette autre glose d'Hésychius ; Εἰραφιώτης - Ἔριφος παρὰ Λάκωσιν, confirmée par Etienne de Byzance : Διόνυσος · Ερίφιος παρά Μεταποντίνοις. Il résulte de là que Dionysos s'appelait aussi Ériphos ou Ériphios en pays dorien et dans les colonies doriennes de l'Italie méridionale; c'est une conclusion certaine et dont nous aurons à tenir grand compte. Mais M. Dieterich s'est laissé séduire par les textes antiques qui font de la Voie Lactée, yaziz, quelquefois ráz, le séjour des bienheureux. Il entend donc pipos és ya' netov dans un double sens : le chevreau est revenu vers les mamelles gonflées de sa mère et l'initié de Dionysos, divinisé à son tour, a émigré vers les plaines de lait, ad beatae vitae prata lactea.

Cette solution n'est pas admissible, et cela par la simple raison que rien, dans aucun des cinq textes orphiques inscrits sur des lamelles d'or, ne fait allusion à la croyance de la migration des âmes vers le ciel. Toutefois, l'opinion indiquée par M. Dieterich est encore plus séduisante qu'elle ne lui a semblé à lui-même, car il n'a pas remarqué que la constellation des Chevreaux, Haedi, faisant partie de celle du Co

1. A. Dieterich, De hymnis orphicis, Marbourg, 1891, p. 35.

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