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INTRODUCTION

Aux trente-cinq articles ou mémoires réunis dans le volume. précédent, le présent volume en ajoute trente-cinq autres. Je me suis fait un devoir de n'en admettre aucun qui ne renfermât, du moins à mon avis, quelques idées personnelles; c'est ce qui m'excusera d'en publier plusieurs qui sont fort courts et d'autres qui sont des comptes-rendus.

Dans cet ensemble, la mythologie celtique n'est pas représentée, bien qu'il en soit question à propos du serpent cornu (no VIII). La plupart des essais sont relatifs à la religion des peuples arriérés de nos jours, à celle des Grecs, des Romains et des Hébreux; quelques-uns concernent le christianisme; d'autres enfin se rapportent à la mythologie figurée. Le n° XIV est purement philologique; le n° XXVIII est plutôt un chapitre de l'histoire économique de l'empire romain; mais comme il en résulte une date certaine pour la rédaction la plus récente de l'Apocalypse, j'ai cru pouvoir lui faire une place dans ce recueil.

Plusieurs critiques, tous bienveillants, se sont occupés du précédent volume; l'un d'eux l'a fait avec un soin et une compétence qui m'obligent à tenir grand compte de ses objections. C'est M. Andrew Lang. Il est vrai qu'il n'a pas signé son article, publié dans l'Athenaeum du 22 avril 1905 (p. 501-503); mais M. A. Lang n'a pas besoin de signer; son style personnel vaut une signature. La lecture de dix lignes de son compte-rendu m'a suffi pour soulever le voile; il ne m'en voudra pas de l'appeler ici par son nom. M. Lang est peut-être, de tous les savants contemporains, celui qui a le plus fait pour répandre la connaissance du totémisme; mais il craint qu'on se soit trop hâté d'en tirer des conséquences,

1. Je dois, de ce chef, des remerciements à M. Goblet d'Alviella, à M. L. Deubner, à M. Cumont, etc.

notamment en ce qui concerne le sacrifice de communion et la domestication des animaux.

Il rappelle d'abord ce que M. Tylor écrivait en 1898 « Jusqu'à ce que le sacrifice totémique ait été démontré par quelque preuve plus solide, on fera mieux de le laisser de côté en théologie spéculative» et M. Lang ajoute : « en sociologie spéculative». Je regrette qu'il n'ait pas insisté sur cette objection. Depuis que le génie de Robertson Smith a reconnu le sacrifice de communion chez les Sarrasins d'avant Mahomet et dans certains cultes grécoromains, les preuves à l'appui de sa découverte se sont multipliées non seulement en Australie où l'on a signalé un exemple complet du sacrifice et de la manducation du totem mais par l'analyse plus attentive des mythes grecs fondés sur des rituels. J'ai montré, pour ma part, que les mythes de Zagreus, d'Orphée, de Penthée, d'Actéon dérivent de rites de communion très anciens; si M. Lang veut bien examiner à loisir le long mémoire que j'ai consacré à la mort d'Orphée (p. 85-122 de ce volume), je crois qu'il reconnaîtra avec moi que le mystère est éclairci et que ma solution pourrait presque prétendre à l'évidence, alors même que des faits parallèles d'ethnographie ne viendraient pas la confirmer. Je sais bien et je n'ai pas voulu taire — qu'il résulte de la de graves conséquences pour le christianisme. Non seulement cette religion se rattache ainsi, par le sacrifice de communion qui en est le centre, aux cultes populaires et mystiques de l'antiquité, aux croyances de paysans et d'esclaves sousjacentes au paganisme ou au mosaïsme officiels, mais elle rentre, si l'on peut dire, dans le grand courant des religions universelles et cesse d'offrir une énigme à la raison. Bien plus : une fois que le sacrifice du dieu ou du héros (Adonis, Atys), dans les cultes païens, paraît dénué de toute réalité historique, puisqu'il n'est que la traduction anthropomorphique du sacrifice périodique du totem, la bonne foi exige que l'on ne considère pas autrement le sacrifice qui fait le fond du christianisme. La croix du Golgotha ne disparaît pas de l'histoire, puisqu'elle la domine depuis près de vingt siècles et la dominera longtemps encore; mais elle perd, aux yeux de l'historien, toute réalité tangible. Les chrétiens des premiers temps de l'Église qui, sous le nom de Docetes, niaient la matérialité de Jésus fait homme, avaient plus raison qu'ils ne le

1. Le mémoire relatif à Actéon est destiné au troisième volume de cet ouvrage ; je l'ai lu à l'Académie des Inscriptions au mois d'août 1905.

croyaient eux-mêmes. Ces Docètes ont élevé la voix de très bonne heure, ce qui serait inadmissible si la Passion et la Résurrection de Jésus eussent été relatées et certifiées par d'authentiques témoins. C'est pour leur répondre que fut inséré dans le quatrième Évangile, et là seulement (xx, 24-29), l'épisode de l'incrédulité de saint Thomas, convaincu par le toucher après avoir refusé son assentiment à des témoignages. « Heureux, lui dit Jésus, ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru! » La leçon s'adresse aux Docètes, dont le nom ne parait que tardivement dans les controverses, mais dont la doctrine était si ancienne que saint Jérôme la faisait remonter à l'époque des apôtres, « alors que le sang de Jésus n'était pas encore sec en Judée1».

En ce qui concerne le totémisme des peuples sauvages, M. Lang demande que chaque cas allégué soit soumis à une critique sévère; qu'on examine si les animaux épargnés, élevés, tués, pleurés, etc. sont réellement des totems, et non les animaux familiers de tel individu ou de tel groupe d'individus (naguals, munitous, nyarongs). <«< Nous ne pouvons pas dire que telle ou telle coutume de l'antiquité classique soit une survivance du totémisme tant que nous n'avons pas démontré l'existence de cette coutume dans une société totémique, puisque, pour avoir survécu, elle doit d'abord avoir existé.... La tribu sauvage, en tant que tribu, n'a pas de totem en Australie. En Afrique, la tribu a souvent, en tant que tribu, un animal vénéré qui lui donne son nom. D'après ces analogies africaines, les Hirpini (loups) du Samnium peuvent offrir une survivance très modifiée du totémisme, et il peut en être de même de certaines gentes romaines, comme celle des Porcii; cela est également vrai pour les nomes égyptiens. Il y a là des présomptions légitimes de survivances totémiques; mais cela n'est plus vrai quand on allègue l'usage de Samoa, consistant à élever des hiboux comme oiseaux d'augure. Les oiseaux d'augure de Bornéo et de Rome ne semblent pas pouvoir être rattachés avec certitude au totémisme ». Plus bas, M. Lang m'approuve d'avoir révoqué en doute le caractère primitif de l'idée sauvage qui fait du totem un ancêtre; il croit comme moi que c'est une explication naïve suggérée par l'existence de certains tabous ou par les désignations traditionnelles de certains clans.

Je ne suis pas loin d'être d'accord avec M. Lang. Il est toujours

1. Hieron., Adv. Lucifer., 23. Voir aussi I Jean, iv, 2, et II Jean, 7, où se révèle la préoccupation du docétisme.

téméraire d'affirmer qu'un fait ou un nom comporte une explication totémique. Parmi les faits qu'ont recueillis de notre temps les ethnographes et les voyageurs, il en est sans doute beaucoup qui, mieux connus dans leurs détails, comporteraient des interprétations toutes différentes. Mais c'est précisement pour ce motif que, dans mes études sur le totémisme, j'ai pris le plus possible, pour point de départ, les faits relatés par les auteurs grecs et romains. Ces auteurs n'avaient pas de théories; ils ne se doutaient pas de ce que nous appelons le totémisme; mais ils notaient, comme des curiosités, les rites et les usages qui leur paraissaient sortir du commun. Or, quand même l'ethnographie ne nous aurait rien appris sur le totémisme moderne, la masse des faits rapportés par les écrivains classiques où les animaux et les végétaux jouent, à un titre quelconque, un rôle tutélaire, suffirait à autoriser la théorie d'ensemble que j'ai présentée du totémisme primitif, jusqu'au jour où l'on aura proposé une autre théorie qui rende également compte de tous ces faits. Il est possible, il est même probable que tous les oiseaux d'augure ne sont pas d'anciens totems; mais il est certain que les anciens totems, animaux protecteurs de la tribu ou du clan, ont rendu, entre autres services, à leurs fidèles celui de leur signifier l'avenir, comme la vache (bous) qui conduisit Cadmus à Thèbes de Béotie, comme le loup (hirpus) qui guida les Hirpini du Samnium (t. 1, p. 25). Le rôle de guide étant souvent attribué à des oiseaux par exemple au VI livre de l'Eneide, où deux colombes guident Énée, fils de la déesse-colombe-il me semble naturel et nécessaire de voir là le principe de la divination exercée par les oiseaux. Une fois le principe admis, l'idée lancée, les hommes n'auraient pas été des hommes s'ils n'avaient généralisé leur découverte >> et demandé à d'autres oiseaux, totémiques ou non, les services qu'ils croyaient tirer de quelques-uns.

La doctrine qui explique par le totémisme la domestication des animaux et celle des plantes a été, comme je l'ai déjà dit, indiquée en quelques mots par M. Frazer, admise par M. Galton, développée par M. Jevons, enfin reprise en France et peut-être complétée par moi. J'ai eu plusieurs fois l'occasion de l'exposer à des naturalistes qui n'en avaient jamais entendu parler et j'ai éprouvé une vive satisfaction à constater l'effet presque foudroyant qu'elle faisait sur eux; ils semblaient se frotter les yeux, comme des hommes qui, sortant des ténèbres, sont brusquement conduits au

grand jour. Cette doctrine est, en effet, si simple, si séduisante qu'elle apparaît comme une révélation et la force qui s'en dégage est d'autant plus grande qu'on ne voit point par quelle autre hypothèse la remplacer. Pourtant, M. Lang n'est pas convaincu. C'est en Australie, écrit-il, que nous devons d'abord étudier le totémisme. « Or, M. Reinach peut-il citer un seul fait australien d'un homme domestiquant une plante ou un animal, prenant pour favori un animal ou un végétal, par la raison que c'est son totem ou celui de son clan? » M. Lang ne connaît qu'un exemple, et il est douteux. D'autre part, dans les sociétés totémiques, les mâles épargnent le totem du père tandis que les femmes le tuent; comment donc le totémisme a-t-il pu conduire à la domestication? L'animal ne pourrait être épargné et domestiqué qu'au cas ou son propriétaire serait un homme-médecin, qui le protégerait contre les appétits des hommes et des femmes enrégimentés sous d'autres totems. Enfin, chez les Bantous d'Afrique par exemple, qui ont domestiqué le mouton et le bœuf, nous ne trouvons pas de tribus portant les noms du boeuf ou du mouton, mais des tribus qui se réclament d'animaux sauvages, le babouin, le crocodile, le lion. Que sont devenues celles où, si la théorie est exacte, la domestication du mouton et du bœuf se serait effectuée? - La conclusion de M. Lang mérite d'être traduite intégralement : « Nous ignorons comment les animaux ont été domestiqués, mais il n'est pas prouvé que cela soit un effet de totémisme. L'explication de M. Reinach n'est pas, comme il le dit, la plus simple et la plus naturelle. Elle ne peut être acceptée : 1° jusqu'à ce que nous ayons la preuve de la diffusion des repas totémiques de communion; 2o jusqu'à ce que nous sachions comment les animaux totems apprivoisés ont échappé aux atteintes de tribus ou de groupes dont les totems étaient des animaux sauvages; 3° et comment les tribus ou groupes qui n'ont pas d'animaux domesticables comme totems en sont venus à domestiquer les animaux utiles qui n'étaient pas leurs totems à eux. » M. Lang concède cependant qu'on peut supposer une tribu entière, occupant une vaste étendue de territoire, qui, ayant le mouton pour totem, l'aurait domestiqué et en aurait transmis la possession aux tribus voisines; il en a pu être ainsi, dit-il, dans un nome de l'Egypte; << mais M. Reinach admet-il qu'un pareil état de choses ait existé dans tous les centres primitifs de domestication des différents animaux? »

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