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sont observées par des femmes tabouées dans une des tribus voisines du lac Fraser dans l'Amérique du Nord. Au fait, quelquesuns des caractères les plus significatifs du tabou la défense de manger certains aliments, les incapacités causées par l'accouchement et par le contact avec les morts, ainsi qu'une foule de cérémonies pour écarter ces incapacités — ont été signalés plus ou moins parmi tous les peuples primitifs. Il est plus intéressant encore d'en rechercher des traces ou des survivances parmi les Juifs, les Grecs et les Romains.

Juifs. 1) Le vou du Naziréen ou Nazir (Nombres, vi, 1-21) présente une analogie frappante avec le tabou polynésien. Le mot de Naziréen signifie séparé ou consacré; c'est là précisément la signification du tabou. C'est surtout la tête du Naziréen qui est consacrée (v. 7 « la séparation vers Dieu est sur sa tête »; v. 9, « souiller la tête de la séparation »; v. 11, « sanctifier sa tête », etc.) - et il en était de même dans le tabou. Le Naziréen ne devait pas toucher à certains aliments ou à certaines boissons; il ne pouvait ni se raser, ni toucher un cadavre autant de règles du tabou. Si une personne mourait subitement près de lui, cela passait pour «< souiller la tête de la séparation » et le mème effet, exprimé dans le même langage, serait admis pour un Polynésien taboué dans les mêmes circonstances. En outre, chose bien singulière, le moyen de lever le vœu d'un Naziréen est identique à celui qu'on emploie pour effacer un tabou. Il se rasait la tête à la porte du sanctuaire et le prêtre plaçait de la nourriture dans ses mains, deux actes qui, en Polynésie comme en Palestine, marquent clairement la levée d'un tabou.

2) Quelques-unes des règles pour l'observance du sabbat sont identiques aux règles du tabou strict; telles sont les prohibitions de travailler, d'allumer du feu dans la maison, de cuire la nourriture, de sortir (Exode, xxxv, 2, 3; xvI, 23, 29). Les Esséniens observaient strictement la règle de ne rien cuire et de n'allumer aucun feu le jour du sabbat (Josèphe, Bell. Jud., II, 8, 9).

3) Toute personne qui touchait un cadavre était impure pour sept jours; ce qu'elle touchait devenait impur et pouvait communiquer son impureté à toute personne qui y touchait à son tour. Au bout de sept jours, la personne impure lavait ses habits, se baignait et redevenait pure (Nombres, xix, 11, 14, 19, 22). En Polynésie, comme nous l'avons vu, toute personne qui touchait un cadavre était taboue; ce qu'elle touchait devenait tabou et

pouvait communiquer l'infection et l'une des cérémonies pour rompre le tabou était le bain.

4) Une accouchée juive était impure (Lévit., XII); une accouchée polynésienne était tabou.

5) Nombre d'animaux étaient impurs et leur impureté pouvait infecter tout ce qu'ils touchaient; les vases de terre touchés par certains d'entre eux étaient brisés. Certains animaux étaient tabous en Polynésie et les ustensiles qui avaient contracté le tabou étaient quelquefois brisés aussi.

Grecs. On trouve une survivance du tabou dans l'usage de certaines épithètes comme sacré et divin dans Homère. Ainsi un roi ou un chef est sacré (ἱερὴ ις Τηλεμάχοιο, Od., 11, 409; XVIII, 405, etc.; lepòv pévos 'Akxívoto, Od., VII, 167; VIII, 2, etc.) ou divin διός Οδυσσεύς, etc., Οδυσσήος θείοιο, Ι., ΙΙ, 335; θείων βασιλήων, Od., IV, 691); son char est sacré (II., XVII, 464) et sa maison est divine (Od., IV, 43). Une armée est sacrée (Od., XXIV, 81), ainsi que des sentinelles en faction (Il., X, 56; XXIV, 681). Ceci ressemble au tabou guerrier des Polynésiens; lors d'une expédition guerrière, tous les guerriers Maori sont tabous et le tabou personnel et permanent des chefs est accru du double. Les Juifs semblent aussi avoir eu un tabou guerrier, car lorsqu'ils partaient en guerre ils pratiquaient l'abstinence (1 Sam., xx1, 4, 5), règle strictement observée par les guerriers Maori quand ils entreprennent une expédition périlleuse.

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Les Dards, qui, avec les Kâfirs Sidh Posh leurs parents, résident sur les pentes méridionales de l'Hindoukousch tribus qui, de toutes les peuplades aryennes, sont dans l'état social le plus semblable à celui des Aryens primitifs s'abstiennent de commerce sexuel pendant toute la durée de la saison guerrière, de mai à septembre; «la victoire aux plus chastes » passe pour être la maxime de toutes les tribus belliqueuses, depuis l'Hindoukousch jusqu'en Albanie (Reclus, Géogr. Univ., VIII, p. 126). La même règle de continence à la guerre est observée par certaines tribus indiennes de l'Amérique du Nord.

Dans Homère, le poisson est sacré (I., XVI, 407, lepòv ix0v) et Platon rapporte que, pendant une campagne, les guerriers homériques ne mangeaient jamais de poisson (Rep., 404 B.). Même en temps de paix, les hommes du temps d'Homère ne mangeaient de poisson que lorsqu'ils étaient exposés à mourir de faim (Od., IV, 363; XII, 329). Les Kâfirs Sidh Posh refusent

de manger du poisson, bien que leurs rivières soient très poissonneuses. Les Hindous de l'époque védique paraissent n'avoir pas non plus mangé de poisson (Zimmer, Altindisches Leben, p. 271). Il est donc probable que chez les Aryens primitifs, comme chez d'autres peuples primitifs dans diverses parties du monde, le poisson était tabou.

L'aire à battre le blé, le van et la farine sont sacrés (II., V, 499; Hymn. Merc., 21, 63; I., XI, 631). Semblablement, en NouvelleZélande, un tabou était généralement imposé aux endroits où s'exécutaient les travaux agricoles; chez les Basutos, avant qu'on ne puisse toucher au blé sur l'aire, une cérémonie religieuse doit être accomplie d'où toutes les personnes impures sont écartées avec soin.

Bien que les héros d'Homère mangeassent du porc, l'épithète de divin, qui accompagne le nom des porchers, peut indiquer une époque où les porcs étaient sacrés ou tabous. En Crète, les porcs étaient certainement sacrés et on ne les mangeait pas (Athenée, 376); il paraît en avoir été de même à Pessinonte (Pausanias, VII, 17, 10). Chez les Juifs et les Syriens, les porcs étaient tabous et les Grecs se demandaient si les Juifs abhorraient les porcs ou les adoraient (Plut., Quæst. conviv., IV, 5). Les porcs consacrés dans le grand temple d'Hierapolis n'étaient ni sacrifiés ni mangés; quelques-uns croyaient qu'ils étaient sacrés, d'autres qu'ils étaient impurs (Lucien, de dea Syria, 54). Ici nous avons un véritable tabou, l'idée du sacré et celle de l'impur étant confondues. De même, chez les Ojibways, le chien est regardé comme impur et cependant, à certains égards, comme sacré. La diversité des deux conceptions est mise en lumière par l'histoire de la vache dans les diverses branches de la famille aryenne; les Hindous regardent cet animal comme sacré, tandis que la caste des Shin parmi les Dards l'abhorre. Le mot général pour tabou en grec est ayos, qui se rencontre dans le sens de sacré et d'impur; il en est de même de l'adjectif äytos et du rare adjectif àvzys taboué. En général, cependant, les Grecs distinguaient les deux sens, ¿yvás désignant ce qui est sacré et évays ce qui est impur ou maudit. «Tabouer » c'est ayev, « observer un tabou» c'est άyvsúev; l'état ou la saison du tabou est άγνεία οι άγιστεία. Les règles de Γἁγνεία grecque correspondent très exactement à celles du tabou polynésien; elles consistent en purifications, en lavages, en aspersions, à s'abstenir de porter le deuil des morts, à se refuser

certaines nourritures, etc. >> (Diog. Laerce, VIII, 1, 33; Plut., Quæst. conv., V, 10).

Romains. Le flamen dialis était encerclé dans un véritable réseau de tabous. Il ne pouvait ni monter à cheval ni même toucher un cheval; il ne devait pas regarder une troupe en armes, ne devait pas porter un anneau qui ne fût pas brisé, n'avoir un nœud dans aucune partie de ses vêtements; aucun feu, si ce n'est le feu sacré; ne pouvait être pris dans sa maison; il ne devait ni toucher ni même nommer la chèvre, le chien, la viande crue, des fèves, du lierre; il ne devait pas marcher sur une vigne; les pieds de son lit devaient être couverts de boue; ses cheveux ne pouvaient être coupés que par un homme libre; ses cheveux et ses ongles, une fois coupés, devaient être ensevelis sous un arbre heureux; il ne devait pas toucher un cadavre, etc. Sa femme, la flaminica, était également sujette à des tabous: à de certaines fêtes, elle ne pouvait se peigner les cheveux ; si elle entendait le tonnerre, elle était tabou (feriata) jusqu'à ce qu'elle eût offert un sacrifice expiatoire. L'analogie de quelques-unes de ces règles avec celles de la Polynésie est évidente. Les feriae romaines étaient des périodes de tabou; aucun travail ne devait y être effectué qu'en cas de nécessité urgente (par exemple, un bœuf pouvait être retiré d'un fossé et l'on pouvait étayer un toit branlant). Toute personne qui mentionnait Salus, Semonia, Seia, Segetia ou Tutilina était tabouée (ferias observabat, Macrobe, Sat., 1, 16, 8). Le latin sacer correspond exactement à tabou, car ce mot signifie à la fois sacré et maudit. Sacer esto signifie « qu'il soit retranché »'.

1. Je tiens à le dire de nouveau, pour éviter toute équivoque l'excellent résumé qu'on vient de lire n'est qu'une adaptation libre de l'article Tabou de M. Frazer, publié dans la 8o édition de l'Encyclopaedia Britannica, seul travail d'ensemble qui existe encore à ce sujet. — 1905.

Les Cabires et Mélicerte

Ceux qui attribuent aux Phéniciens, navigateurs ou colons, une influence prépondérante sur la civilisation de la Grèce primitive, ne manquent pas d'invoquer, à l'appui de leur thèse, le nom des Cabires, les grands dieux de Samothrace. Ce nom, en effet, comme l'ont déjà reconnu Scaliger et Bochart, est identique au sémitique Kabirim, signifiant les grands (s.-ent. dieux). Cette étymologie a paru si embarrassante aux partisans de la doctrine d'Otfried Müller qu'ils ont essayé de la nier, malgré l'évidence. Welcker, remarquant que les Cabires sont, à l'origine, des génies du feu, prétend dériver leur nom de zziev, brûler, avec insertion du digamma, KáƑapo. F. Lenormant adopta cette manière de voir et soutint que les Kitap: n'avaient été confondus avec les Kabirim phéniciens qu'à une époque tardive, par suite de la ressemblance fortuite des noms. Ces théories n'ont pas prévalu. Aujourd'hui, l'opinion commune est que les Kiepot, back payzhot sont bien les Kabirim et que ces derniers ont été introduits dans la Grèce du nord et en Béotie par les navigateurs phéniciens. L'auteur du plus récent travail d'ensemble sur les Cabires, M. Bloch', est tout à fait affirmatif à cet égard: Der Name ist, wie längst erkannt, semitisch... wonach ihre Bezeichnung als beci peɣákot... nur die Uebersetzung ihrer phoinikischen Bezeichnung ist... Als Phoiniker waren die Kabiren Retter zur See... Das griechische Mutterland verhielt

1. [Revue archéologique, 1898, I, p. 56-61.]

2. Welcker, Aeschyl. Trilogie, p. 161.

3. Art. Cabiri du Dictionnaire des Antiquités.

4. Art. Megaloi Theoi du Lexicon de Roscher (1896).

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