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et pitié. On dict que la lumiere du soleil n'est | L'une partie de son debvoir est iouee; laissons pas d'une piece continue, mais qu'il nous eslance luy en iouer l'aultre.

si dru, sans cesse, nouveaux rayons les uns sur les aultres, que nous n'en pouvons appercevoir l'entredeux :

Largus enim liquidi fons luminis, ætherius sol Inrigat assidue cœlum candore recenti, Suppeditatque novo confestim lumine lumen '. Ainsin eslance nostre ame ses poinctes diversement et imperceptiblement.

Artabanus surprint Xerxes son nepveu, et le tansa de la soubdaine mutation de sa contenance. Il estoit à considerer la grandeur desmesuree de ses forces au passage de l'Hellespont pour l'entreprinse de la Grece : il luy print premierement un tressaillement d'ayse à veoir tant de milliers d'hommes à son service, et le tesmoigna par l'alaigresse et feste de son visage; et tout soubdain, en mesme instant, sa pensee luy suggerant comme tant de vies avoient à desfaillir au plus loing dans un siecle, il refrongna son front, et s'attrista iusques aux larmes 2.

Nous avons poursuyvi avecques resolue volonté la vengeance d'une iniure, et ressenty un singulier contentement de la victoire; nous en pleurons pourtant. Ce n'est pas de cela que nous pleurons; il n'y a rien de changé mais nostre ame regarde la chose d'un aultre œil, et se la represente par un aultre visage; car chasque chose a plusieurs biais et plusieurs lustres.

La parenté, les anciennes accointances et amitiez saisissent nostre imagination, et la passionnent pour l'heure, selon leur condition; mais le contour en est si brusque qu'il nous eschappe.

Nil adeo fieri celeri ratione videtur, Quam si mens fieri proponit et inchoat ipsa. Ocius ergo animus quam res se perciet ulla, Ante oculos quorum in promptu natura videtur 3; et à cette cause, voulants de toute cette suitte continuer un corps, nous nous trompons. Quand Timoleon 4 pleure le meurtre qu'il avoit commis d'une si meure et genereuse deliberation, il ne pleure pas la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le tyran; mais il pleure son frere.

Le soleil, source féconde de lumière, inonde le ciel d'un éclat sans cesse renaissant, et remplace continuellement ses rayons par des rayons nouveaux. LUCRÈCE, V, 282.

2 HÉRODOTE, VII, 45 et 46; PLINE, Epist. III, 7; VALÈRE MAXIME, IX, 13, ext. 1. J. V. L.

3 Rien de si prompt que l'âme quand elle conçoit ou qu'elle agit: elle est plus mobile que tout ce que la nature nous met sous les yeux. LUCRÈCE, III, 183. D'autres lisent, quarum. 4 CORNELIUS NÉPOS, XX, 1; Diodore, XVI, 65; PLUTARQUE, Timoléon, etc. J. V. L.

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CHAPITRE XXXVIII.

De la solitude.

Laissons à part cette longue comparaison de la vie solitaire à l'actifve: et quant à ce beau mot dequoy se couvre l'ambition et l'avarice, que nous ne sommes pas nayz pour nostre particulier, ains pour le publicque1,» rapportons nous en hardiement à ceulx qui sont en la dance; et qu'ils se battent la conscience, si au contraire les estats, les charges, et cette tracasserie du monde ne se recherche plustost pour tirer du publicque son proufit particulier. Les mauvais moyens par où on s'y poulse en nostre siecle, monstrent bien que la fin n'en vault gueres. Respondons à l'ambition, que c'est elle mesme qui nous donne goust de la solitude: car que fuit elle tant que la societé? que cherche elle tant que ses coudees franches? Il y a dequoy bien et mal faire par tout. Toutesfois, si le mot de Bias est vray, « que la pire part c'est la plus grande 2, » ou ce que dict l'Ecclesiastique, « que de mille il n'en est pas un bon,

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Rari quippe boni : numero vix sunt totidem quot
Thebarum portæ, vel divitis ostia Nili 3 2

la contagion est tres dangereuse en la presse. Il fault ou imiter les vicieux, ou les haïr. Touts les deux sont dangereux : et de leur ressembler, parce qu'ils sont beaucoup; et d'en haïr beaucoup, parce qu'ils nous sont dissemblables 4. Et les marchands qui vont en mer ont raison de regarder que ceulx qui se mettent en mesme vaisseau ne soyent dissolus, blasphemateurs, meschants; estimants telle societé infortunee. Parquoy Bias plaisamment, à ceulx qui passoient avecques luy le dangier d'une grande tormente, et appelloient le secours des dieux : « Taisez vous, dict il; qu'ils ne sentent point que vous soyez icy avecques moy » Et d'un plus pressant exemple, Albuquerque, viceroy en l'Inde pour Emmanuel, roy de Portugal, en un extreme peril de fortune de mer, print sur ses espaules un ieune garson, pour cette seule fin, qu'en la

C'est l'éloge que Lucain (II, 383) fait de Caton d'Utique:
Nec sibt, sed toti genitum se credere mundo. C.

2 DIOCÈNE LAERCE, Vie de Bias, à la fin. J. V. L. 3 Les gens de bien sont rares; à peine en pourrait-on compter autant que Thèbes a de portes, ou le Nil d'embouchures. JUVENAL, XIII, 26.

4 Ces réflexions sont fidèlement traduites de SÉNÈQUE, Epist 5 DIOGENE LAERCE, Vie de Bias, I, 86. C.

7. C.

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societé de leur peril, son innocence luy servist de guarant et de recommendation envers la faveur divine pour le mettre en sauveté. Ce n'est pas que le sage ne puisse par tout vivre content, voire et seul en la foule d'un palais; mais s'il est à choisir, il en fuyra, dict l'eschole, mesme la veue il portera, s'il est besoing, cela; mais s'il est en luy, il eslira cecy. Il ne luy semble point suffisamment s'estre desfaict des vices, s'il fault encores qu'il conteste avecques ceulx d'aultruy. Charondas chastioit pour mauvais ceulx qui estoient convaincus de hanter mauvaise compaignie'. Il n'est rien si dissociable et sociable que l'homme : l'un par son vice, l'aultre par sa nature. Et Antisthenes ne me semble avoir satisfaict à celuy qui luy reprochoit sa conversation avecques les meschants, en disant, « que les medecins vivent bien entre les malades: » car s'ils servent à la santé des malades, ils deteriorent la leur par la contagion, la veue continuelle, et practique des maladies.

Or la fin, ce croy ie, en est toute une, d'en vivre plus à loisir et à son ayse mais on n'en cherche pas tousiours bien le chemin. Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changez : il n'y a gueres moins de torment au gouvernement d'une famille, que d'un estat entier. Où que l'ame soit empeschee, elle y est toute et pour estre les occupations domestiques moins importantes, elles n'en sont pas moins importunes. Davantage, pour estre desfaicts de la court et du marché, nous ne sommes pas desfaicts des principaulx torments de nostre vie : Ratio et prudentia curas,

Non locus effusi late maris arbiter, aufert 3: l'ambition, l'avarice, l'irresolution, la peur et les concupiscences ne nous abbandonnent point, pour changer de contree,

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On disoit à Socrates que quelqu'un ne s'estoit aulcunement amendé en son voyage : « le croy bien, dict il; il s'estoit emporté avecques soy' Quid terras alio calentes Sole mutamus? Patriæ quis exsul Se quoque fugit 2?

Si on ne se descharge premierement et son ame du fais qui la presse, le remuement la fera fouler davantage : comme en un navire les charges empeschent moins, quand elles sont rassises. Vous luy faire changer de place: vous ensachez le mal faictes plus de mal que de bien au malade, de en le remuant; comme les pals s'enfoncent plus avant et s'affermissent en les branslant et secouant. Parquoy ce n'est pas assez de s'estre escarté du peuple; ce n'est pas assez de changer de place : il se fault escarter des conditions populaires qui sont en nous; il se fault sequestrer et ravoir de soy.

Rupi iam vincula, dicas:

Nam luctata canis nodum arripit; attamen illi, Quum fugit, a collo trahitur pars longa catena 3. Nous emportons nos fers quand et nous. Ce n'est pas une entiere liberté; nous tournons encores la veue vers ce que nous avons laissé; nous en avons la fantasie pleine :

Nisi purgatum est pectus, quæ prælia nobis
Atque pericula tunc ingratis insinuandum?
Quantæ conscindunt hominem cuppedinis acres
Sollicitum cura? quantique perinde timores?
Quidve superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas
Efficiunt clades? quid luxus, desidiesque 4?

Nostre mal nous tient en l'ame or elle ne se peult eschapper à elle mesme;

In culpa est animus, qui se non effugit unquam 5; ainsin il la fault ramener et retirer en soy: c'est la vraye solitude, et qui se peult iouyr au milieu des villes et des courts des roys; mais elle se iouït plus commodement à part. Or puis que nous entreprenons de vivre seuls, et de nous

1 SÉNÈQUE, Epist. 104. C.

2 Pourquoi aller chercher des régions éclairées d'un autre soleil? Est-ce assez pour se fuir soi-même, que de fuir son pays? HOR. Od. II, 16, 18.

3 J'ai rompu mes fers, direz-vous. Mais le chien qui, après de longs efforts, parvient enfin à s'échapper, traîne souvent une grande partie de son lien. PERSE, Sat. V, 158.

4 Si notre âme n'est point réglée, que de combats intérieurs à soutenir, que de périls à vaincre! De quels soucis, de quelles craintes, de quelles inquiétudes n'est pas déchiré l'homme en proie à ses passions! quels ravages ne font pas dans son âme l'orgueil, la débauche, l'emportement, le luxe, l'oisiveté ! LUCRÈCE, V, 44.

5 HOR. Epist. I, 14, 13. Montaigne traduit fidèlement ce vers avant de le citer. C.

passer de compaignie, faisons que nostre contentement depende de nous; desprenons nous de toutes les liaisons qui nous attachent à aultruy; gaignons sur nous de pouvoir à bon escient vivre seuls, et y vivre à nostre ayse.

"

Stilpon estant eschappé de l'embrasement de sa ville, où il avoit perdu femme, enfants et chevance; Demetrius Poliorcetes le veoyant en une si grande ruyne de sa patrie, le visage non effroyé, luy demanda s'il n'avoit pas eu du dommage; il respondit «< que non; et qu'il n'y avoit, Dieu mercy! rien perdu du sien1. » C'est ce que le philosophe Antisthenes disoit plaisamment : «Que l'homme se debvoit pourveoir de munitions qui flottassent sur l'eau, et peussent à nage eschapper avecques luy du naufrage'. » Certes, l'homme d'entendement n'a rien perdu, s'il a soy mesme. Quand la ville de Nole feut ruince par les barbares, Paulinus, qui en estoit evesque, y ayant tout perdu, et leur prisonnier, prioit ainsi Dieu : « Seigneur, garde moy de sentir cette perte; car tu sçais qu'ils n'ont encores rien touché de ce qui est à moy3 : » les richesses qui le faisoient riche, et les biens qui le faisoient bon, estoient encores en leur entier. Voylà que c'est de bien choisir les thresors qui se puissent affranchir de l'iníure, et de les cacher en lieu où personne n'aille, et lequel ne puisse estre trahy que par nous mesmes. Il fault avoir femmes, enfants, biens, et sur tout de la santé, qui peult; mais non pas s'y attacher en maniere que nostre heur en depende: il se fault reserver une arriereboutique, toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude. En cette cy fault il prendre nostre ordinaire entretien de nous à nous mesmes, et si privé, que nulle accointance ou communication estrangiere y treuve place; discourir et y rire, comme sans femme, saus enfants et sans biens, sans train et sans valets: à fin que quand l'occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer. Nous avons une ame contournable en soy mesme; elle se peult faire compaignie; elle a dequoy assaillir et dequoy deffendre, dequoy recevoir et dequoy donner. Ne craignons pas en cette solitude nous croupir d'oysifveté ennuyeuse :

1 SÉNÈQUE, Ep. 9, vers la fin. Plutarque et Diogène Laërce, en racontant ce fait, ne disent point que Stilpon eût perdu sa femme et ses enfants, et probablement ils ont raison. Le stoicisme de Sénèque a voulu exagérer la résignation du philosophe. Voyez BAYLE, remarque F de l'article Stilpon. J. V. L. 2 DIOGÈNE LAERCE, VI, 6. C.

3 S. AUGUSTIN, de Civit. Dei, I, 10. C.

MONTAIGNE.

In solis sis tibi turba locis '.

La vertu se contente de soy, sans disciplines, sans paroles, sans effects. En nos actions accoustumees, de mille il n'en est pas une qui nous regarde. Celuy que tu veois grimpant contremont les ruynes de ce mur, furieux et hors de soy, en bute de tant d'arquebusades; et cet aultre tout cicatricé, transy et palle de faim, deliberé de crever plustost que de luy ouvrir la porte; penses tu qu'ils y soyent pour eulx? pour tel, à l'adventure, qu'ils ne veirent oncques, et qui ne se donné aulcune peine de leur faict, plongé ce pendant en l'oysifveté et aux delices. Cettuy cy, tout pituiteux, chassieux et crasseux, que tu veois sortir aprez minuict d'un estude, penses tu qu'il cherche parmy les livres comme il se rendra plus homme de bien, plus content et plus sage? nulles nouvelles : il y mourra, ou il apprendra à la posterité la mesure des vers de Plaute, et la vraye orthographe d'un mot latin. Qui ne contrechange volontiers la santé, le repos et la vie, à la reputation et à la gloire, la plus inutile, vaine et faulse monnoye qui soit en nostre usage? Nostre mort ne nous faisoit pas assez de peur, chargeons nous encores de celle de nos femmes, de nos enfants et de nos gents: nos affaires ne nous donnoient pas assez de peine, prenons encores, à nous tormenter et rompre la teste, de ceulx de nos voysins et amis. Vah! quemquamne hominem in animum instituere, aut Parare, quod sit carius quam ipse est sibi 2?

La solitude me semble avoir plus d'apparence et de raison à ceulx qui ont donné au monde leur aage plus actif et fleurissant, suyvant l'exemple de Thales. C'est assez vescu pour aultruy; vivons pour nous, au moins ce bout de vie ramenons à nous et à nostre ayse nos pensees et nos intentions. Ce n'est pas une legiere partie que de faire seurement sa retraicte: elle nous empesche assez, sans y mesler d'autres entreprinses. Puis que Dieu nous donne loisir de disposer de nostre deslogement, preparons nous y, plions bagage, prenons de bonne heure congé de la compaignie; despestrons nous de ces violentes prinses qui nous engagent ailleurs et esloingnent de nous.

Il fault, desnouer ces obligations si fortes; et meshuy aymer cecy et cela, mais n'espouser rien que soy c'est à dire, le reste soit à nous, mais

Aux solitaires lieux sois un monde à toi-même.
TIBULLE, IV, 13, 12.

2 Est-il possible qu'un homme aille se mettre en tète d'aimer quelque chose plus que soi-même ? TÉRENCE, Adelph. acte I, sc. I, v. 13.

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non pas ioinct et collé en façon qu'on ne le puisse desprendre sans nous escorcher, et arracher ensemble quelque piece du nostre. La plus grande chose du monde c'est de sçavoir estre à soy. Il est temps de nous desnouer de la societé, puis que nous n'y pouvons rien apporter : et qui ne pcult prester, qu'il se deffende d'emprunter. Nos forces nous faillent retirons les et resserrons en nous. Qui peult renverser et confondre

en soy les offices de l'amitié et de la compaignie, qu'il le face. En cette cheute qui le rend inutile, poisant et importun aux aultres, qu'il se garde d'estre importun à soy mesme, et poisant et inutile. Qu'il se flatte et caresse, et sur

tout se regente, respectant et craiguant sa raison

dict 2

que 2

et sa conscience, si bien qu'il ne puisse sans honte bruncher en leur presence. Rarum est enim, ut salis se quisque vereatur 1. Socrates les ieunes se doibvent faire instruire; les hommes, s'exercer à bien faire; les vieils, se retirer de toute occupation civile et militaire, vivants à leur discretion, sans obligation à certain office. Il y a des complexions plus propres à ces preceptes de la retraicte les unes que les aultres. Celles qui ont l'apprehension molle et lasche, et une affection et volonté delicate, et qui ne s'asservit ny s'employe pas ayseement, desquelles ie suis et par naturelle condition et par discours, ils se plieront mieulx à ce conseil que les ames actifves et occupees, qui embrassent tout, et s'engagent par tout, qui se passionnent de toutes choses, qui s'offrent, qui se presentent, et qui se donnent à toutes occasions. Il se fault servir de ces commoditez accidentales et hors de nous, en tant qu'elles nous sont plaisantes, mais sans en faire nostre principal fondement; ce ne l'est pas ny la raison ny la nature ne le veulent. Pourquoy, contre ses loix, asservirons nous nostre contentement à la puissance d'aultruy? D'anticiper aussi les accidents de fortune; se priver des commoditez qui nous sont en main, comme plusieurs ont faict par devotion, et quelques philosophes par discours; se servir soy mesme, coucher sur la dure, se crever les yeulx, iecter ses richesses emmy la riviere, rechercher la douleur: ceulx là pour, par le torment de cette vie, en acquerir la beatitude d'une aultre; ceulx cy pour, s'estants

Il est rare qu'on se respecte assez soi-même. QUINTILIEN, X, 7.

2 STOBÉE, Serm. 41. Montaigne attribue à Socrate cet apophthegme des pythagoriciens, parce qu'il y a avant cette Inaxime un mot de Socrate. C.

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Tuta et parvula laudo,

Quum res deficiunt, satis inter vilia fortis :
Verum, ubi quid melius contingit et unctius, idem
Hos sapere, et solos aio bene vivere, quorum
Conspicitur nitidis fundata pecunia villis 1:

il y a pour moy assez à faire, sans aller si avant. Il me suffit, soubs la faveur de la fortune, me preparer à sa desfaveur, et me representer, es

tant à mon ayse, le mal advenir, autant que

l'imagination y peult attaindre: tout ainsi que

nous nous accoustumons aux ioustes et tour

nois, et contrefaisons la guerre en pleine paix. Ie n'estime point Arcesilaus le philosophe moins reformé, pour le sçavoir avoir usé d'ustensiles d'or et d'argent, selon que la condition de sa fortune le luy permettoit2; et l'estime mieulx de ce qu'il en usoit modereement et liberalement, que s'il s'en feust desmis. Ie veoy iusques à quels limites va la necessité naturelle et considerant le pauvre mendiant à ma porte, souvent plus enioué et plus sain que moy, ie me plante en sa place; i'essaye de chausser mon ame à son biais: et courant ainsi par les aultres exemples, quoy que ie pense la mort, la pauvreté, le mespris et la maladie à mes talons, ie me resouls ayseement de n'entrer en effroy de ce qu'un moindre que moy prend avecques telle patience; et ne veulx croire que la bassesse de l'entendement puisse plus que la vigueur, ou que les effects du discours ne puissent arriver aux effects de l'accoustumance. Et cognoissant combien ces commoditez accessoires tiennent à peu, laisse pas en pleine iouïssance, de supplier Dieu, pour ma souveraine requeste, qu'il me rende content de moy mesme et des biens qui naissent de moy. Ie veoy des ieunes hommes gaillards qui portent nonobstant, dans leurs coffres, une masse de pilules pour s'en servir quand le rheume les pressera, lequel ils craignent d'autant moins qu'ils en pensent avoir le remede en main ainsi fault il faire; et encores, si on se sent subiect à quelque maladie plus forte, se garnir de ces medicaments qui assopissent et endorment la partie.

ie ne

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L'occupation qu'il fault choisir à une telle vie, ce doibt estre une occupation non penible ny ennuyeuse; aultrement pour neant ferions nous estat d'y estre venus chercher le seiour. Cela depend du goust particulier d'un chascun. Le mien ne s'accommode aulcunement au mesnage: ceulx qui l'ayment, ils s'y doibvent addonner avecques moderation;

Conentur sibi res, non se submittere rebus': c'est, aultrement, un office servile que la mesnagerie, comme le nomme Salluste 2. Elle a des parties plus excusables, comme le soing des iardinages, que Xenophon attribue à Cyrus 3 : et se peult trouver un moyen entre ce bas et vil soing, tendu et plein de solicitude, qu'on veoid aux hommes qui s'y plongent du tout, et cette profonde et extreme nonchalance laissant tout aller à l'abbandon, qu'on veoid en d'aultres: Democriti pecus edit agellos

recherchent la solitude, remplissants leur courage de la certitude des promesses divines en l'aultre vie, est bien plus sainement assortie. Ils se proposent Dieu, obiect infiny en bonté et en puissance; l'ame a dequoy y rassasier ses desirs en toute liberté : les afflictions, les douleurs, leur viennent à proufit, employees à l'acquest d'une santé et resiouïssance eternelle; la mort, à souhait, passage à un si parfaict estat: l'aspreté de leurs reigles'est incontinent applanie par l'accoustumance; et les appetits charnels rebutez et endormis par leur refus; car rien ne les entretient que l'usage et exercice. Cette seule fin d'une aultre vie heureusement immor

telle, merite loyalement que nous abbandonnions les commoditez et doulceurs de cette vie nostre; et qui peult embraser son ame de l'ardeur de cette vifve foy et esperance, reellement et constamment, il se bastit en la solitude une vie voluptueuse et delicieuse, au delà de toute aultre

sorte de vie.

Ny la fin doncques, ny le moyen de ce conseil ne me contente : nous retumbons tousiours

2

Cultaque, dum peregre est animus sine corpore velox 4. Mais oyons le conseil que donne le ieune Pline à Cornelius Rufus 5 " son amy, sur ce propos de la solitude : « Ie te conseille, en cette pleine et grasse retraicte où tu es, de quitter à tes gents ce bas et abiect soing du mesnage, et t'addonner à l'estude des lettres, pour en tirer quelque chose qui soit toute tienne. » Il entend la reputation : d'une pareille humeur à celle de Cicero, qui l'orthographe qui était le plus en usage au temps de Montaidict. vouloir employer sa solitude et seiour des affaires publicques, à s'en acquerir par ses escripts une vie immortelle ".

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4 Les troupeaux venaient manger les moissons de Démocrite, pendant que son esprit, dégagé de son corps, voyageait dans l'espace. HOR. Epist. I, 12, 12.

5 Ce n'est pas à Cornelius Rufus, mais à Caninius Rufus. PLINE, Epist. I, 3.

6 CICERON, Orator, c. 43, et dans plusieurs prologues de ses traités philosophiques. J. V. L.

7 Quoi donc! votre savoir n'est-il rien, si l'on ne sait que rous avez du savoir? PERSE, Sat. I, 23.

de fiebvre en chauld mal. Cette occupation des livres est aussi penible que toute aultre, et autant ennemie de la santé, qui doibt estre prin1 Nous écrivons ainsi reigle et ses dérivés avec un i, d'après gne, et même après lui, au commencement du dix-septième siècle (voyez le Thresor de Nicot, édition de 1606). Toutefois nous devons dire que, pour se conformer à l'intention de l'auteur, il aurait fallu supprimer l'i; car, dans un avis à l'imprimeur écrit de sa main sur l'exemplaire qui porte ses dernières corrections, il prescrit ce retranchement; il veut aussi que monstrer et ses dérivés perdent l's, puisque cette lettre ne s'y prononce pas. Mais sa réforme orthographique ne va pas plus loin: c'était trop peu pour qu'elle valut d'être admise dans le seul peut-être des livres en vieux français que toutes les bibiiothèques doivent posséder, le seul par conséquent où la plupart des lecteurs puissent voir quel étail adopté les changements qu'il demande, en conservant d'ailsous Montaigne l'état de la langue écrite. Si nous avions leurs tout l'ancien système orthographique, on eût été fondé à croire que les mots dont il s'agit avaient dès lors la forme qu'ils n'ont prise que plus tard, et nous aurions encouru le reproche d'anachronisme; ce qu'il fallait surtout éviter. L'observation qui précède atteste le soin que nous avons mis à reproduire l'orthographe ancienne, dont les bizarreries ont souvent une originalité fort instructive. Mais nous avons rencontré de grandes et quelquefois même d'insurmontables difficultés. Si maintenant, et malgré l'autorité de l'Académie, plusieurs mots n'ont pas une forme bien arrêtéc, qu'on juge de l'anarchie orthographique à laquelle était alors livrée notre langue encore indécise! Nous avons dù nous attacher surtout à l'uniformité, qui met sur la voie des règles, mais sans exclure les variantes qui indiquent des différen ces de prononciation sur lesquelles il ne nous appartenait pas de décider, comme trouve et treuve, effrayer et effroyer, ie fais et ie fois, qu'il ayt et qu'il aye, etc. : c'est bien sciem. ment que nous les avons maintenues; elles font partie des innombrables matériaux qui serviront à l'histoire des révo lutions du langage, si jamais cette histoire peut s'écrire. DD. 2 Le conseil de Pline à Rufus. C.

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