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ration, renferme distinctement, au dedans de soi, d'autres moules contenus les uns dans les autres à l'infini, pour toutes les générations possibles dans la suite de tous les siècles. Qu'y a-t-il de plus industrieux et de plus étonnant, en matière d'art, que cette préparation d'un nombre infini d'individus, tous formés par avance dans un seul, dont ils doivent éclore? Les moules ne servent donc de rien pour expliquer les générations d'animaux, sans avoir besoin d'y reconnaître aucun art: au contraire, les moules montreraient un plus grand artifice et une plus étonnante composition.

Ce qu'il y a de manifeste et d'incontestable, indépendamment de tous les divers systèmes des philosophes, c'est que le concours fortuit des atomes ne produit jamais sans génération, en aucun endroit de la terre, ni lions, ni tigres, ni ours, ni éléphants, ni cerfs, ni bœufs, ni moutons, ni chats, ni chiens, ni chevaux : ils ne sont jamais produits que par l'accouplement de leurs semblables. Les deux animaux qui en produisent un troisième ne sont point les véritables auteurs de l'art qui éclate dans la composition de l'animal engendré par eux. Loin d'avoir l'industrie de l'exécuter, ils ne savent pas même comment est composé l'ouvrage qui résulte de leur génération; ils n'en connaissent aucun ressort particulier : ils n'ont été que des instruments aveugles et involontaires, appliqués à l'exécution d'un art merveilleux qui leur est absolument étranger et inconnu. D'où vient-il, cet art si merveilleux qui n'est point le leur ? Quelle puissance et quelle industrie sait employer, pour des ouvrages d'un dessin si ingénieux, des instruments si incapables de savoir ce qu'ils font, ni d'en avoir aucune vue? Il est inutile de supposer que les bêtes ont de la connaissance. Donnez-leur-en tant qu'il vous plaira dans les autres choses, du moins il faut avouer qu'elles n'ont, dans la génération, aucune part à l'industrie qui éclate dans la composition des animaux qu'elles produisent.

Allons même plus loin, et supposons tout ce qu'on raconte de plus étonnant de l'industrie des animaux. Admirons, tant qu'on le voudra, la certitude avec laquelle un chien s'élance

dans le troisième chemin, dès qu'il a senti que la bête qu'il poursuit n'a laissé aucune odeur dans les deux premiers. Admirons la biche qui jette, dit-on, loin d'elle son petit faon dans quelque lieu caché, afin que les chiens ne puissent le découvrir par la senteur de sa piste. Admirons jusqu'à l'araignée, qui tend, par ses filets, des piéges subtils aux moucherons pour les enlacer et pour les surprendre avant qu'ils puissent se débarrasser. Admirons encore, s'il le faut, le héron, qui met, dit-on, sa tête sous son aile pour cacher dans ses plumes son bec, dont il veut percer l'estomac de l'oiseau de proie qui fond sur lui. Supposons tous ces faits merveilleux : la nature entière est pleine de ces prodiges. Mais qu'en faut-il conclure sérieusement? Si on n'y prend bien garde, ils prouveront trop. Dirons-nous que les bêtes ont plus de raison que nous? Leur instinct a sans doute plus de certitude que nos conjectures. Elles n'ont étudié ni dialectique, ni géométrie, ni mécanique; elles n'ont aucune méthode, aucune science, ni aucune culture : ce qu'elles font, elles le font sans l'avoir étudié ni préparé; elles le font tout d'un coup, et sans tenir conseil. Nous nous trompons à toute heure, après avoir bien raisonné ensemble pour elles, sans raisonner, elles exécutent, à toute heure, ce qui paraît demander le plus de choix et de justesse ; leur instinct est infaillible en beaucoup de choses.

Mais ce nom d'instinct n'est qu'un beau nom vide de sens : car que peut-on entendre par un instinct plus juste, plus précis et plus sûr que la raison même, sinon une raison plus parfaite? Il faut donc trouver une merveilleuse raison ou dans l'ouvrage, ou dans l'ouvrier, ou dans la machine, ou dans celui qui l'a composée. Par exemple, quand je vois, dans une montre, une justesse sur les heures qui surpasse toutes mes connaissances, je conclus que si la montre ne raisonne pas, il faut qu'elle ait été formée par un ouvrier qui raisonnait en ce genre plus juste que moi. Tout de même, quand je vois des bêtes qui font, à toute heure, des choses où il paraît une industrie plus sûre que la mienne, j'en conclus aussitôt que cette industrie si merveilleuse doit être nécessairement ou dans la

machine, ou dans l'inventeur qui l'a fabriquée. Est-elle dans l'animal même? Quelle apparence y a-t-il qu'il soit si savant et si infaillible en certaines choses? Si cette industrie n'est pas en lui, il faut qu'elle soit dans l'ouvrier qui a fait cet ouvrage, comme tout l'art de la montre est dans la tête de l'horloger.

Ne me répondez point que l'instinct des bêtes est fautif en certaines choses. Il n'est pas étonnant que les bêtes ne soient pas infaillibles en tout, mais il est étonnant qu'elles le soient en beaucoup de choses. Si elles l'étaient en tout, elles auraient une raison infiniment parfaite; elles seraient des divinités. Il ne peut y avoir, dans les ouvrages d'une puissance infinie, qu'une perfection finie; autrement Dieu ferait des créatures semblables à lui, ce qui est impossible. Il ne peut donc mettre de la perfection, et par conséquent de la raison, dans ses ouvrages, qu'avec quelque borne. La borne n'est donc pas une preuve que l'ouvrage soit sans ordre et sans raison. De ce que je me trompe quelquefois, il ne s'ensuit pas que je ne sois point raisonnable, et que tout se fasse en moi par un pur hasard; il s'ensuit seulement que ma raison est bornée et imparfaite. Tout de même, de ce qu'une bête n'est pas infaillible en tout par son instinct, quoiqu'elle le soit en beaucoup de choses, il ne s'ensuit pas qu'il n'y ait aucune raison dans cette machine; il s'ensuit seulement que cette machine n'a point une raison sans bornes. Mais enfin le fait est constant, savoir, qu'il y a, dans les opérations de cette machine, une conduite réglée, un art merveilleux, une industrie qui va jusqu'à l'infaillibilité dans certaines choses. A qui la donnerons-nous cette industrie infaillible, à l'ouvrage, ou à son ouvrier?

Si vous dites que les bêtes ont des âmes différentes de leurs machines, je vous demanderai aussitôt : De quelle nature sont ces âmes entièrement différentes des corps, et attachées à eux? Qui est-ce qui a su les attacher à des natures si différentes? Qui est-ce qui a eu un empire si absolu sur des natures si diver ses, pour les mettre dans une société si intime, si régulière, si constante, et où la correspondance est si prompte?

Si, au contraire, vous voulez que la même matière puisse

tantôt penser, et tantôt ne penser pas, suivant les divers arrangements et configurations de parties qu'on peut lui donner, je ne vous dirai point ici que la matière ne peut penser, et qu'on ne saurait concevoir que les parties d'une pierre puissent jamais, sans y rien ajouter, se connaître elles-mêmes, quelque degré de mouvement et quelque figure que vous leur donniez : maintenant je me borne à vous demander en quoi consistent cet arrangement et cette configuration précise des parties que vous alléguez. Il faut, selon vous, qu'il y ait un certain degré de mouvement où la matière ne raisonne pas encore, et puis un autre à peu près semblable où elle commence tout-à-coup à raison< ner et à se connaître. Qui est-ce qui a su choisir ce degré préeis de mouvement. Qui est-ce qui a découvert la ligne selon laquelle les parties doivent se mouvoir ? Qui est-ce qui a pris les mesures pour trouver au juste la grandeur et la figure que chaque partie a besoin d'avoir, pour garder toutes les proportions entre elles dans ce tout? Qui est-ce qui a réglé la figure extérieure par laquelle tous ces corps doivent être bornés? En un mot, qui est-ce qui a trouvé toutes les combinaisons dans lesquelles la matière pense, et dont la moindre ne pourrait être retranchée sans que la matière cessât aussitôt de penser? Si vous dites que c'est le hasard, je réponds que vous faites le hasard raisonnable jusqu'au point d'être la source de la raison même. Étrange prévention, de ne vouloir pas reconnaître une cause très-intelligente, et d'aimer mieux dire que la plus pure raison n'est qu'un effet de la plus aveugle de toutes les causes dans un sujet tel que la matière, qui lui-même est incapable de connaissance! En vérité, il n'y a rien qu'il ne vaille mieux admettre, que de dire des choses si insoutenables.

La philosophie des anciens, quoique très-imparfaite, avait néanmoins entrevu cet inconvénient; aussi voulait-elle que l'esprit divin, répandu dans tout l'univers, fût une sagesse supérieure qui agît sans cesse dans toute la nature, et surtout dans les animaux, comme les âmes agissent dans les corps, et que cette impression continuelle de l'esprit divin, que le vulgaire nomme instinct, sans entendre le vrai sens de ce ter

me, fût la vie de tout ce qui vit. Ils ajoutaient que ces étincelles de l'esprit divin étaient le principe de toutes les générations; que les animaux les recevaient dans leur conception et à leur naissance, et qu'au moment de leur mort, ces particules divines se détachaient de toute la matière terrestre, pour s'envoler au ciel, où elles roulaient au nombre des astres. C'est cette philosophie, tout ensemble si magnifique et si fabuleuse, que Virgile exprime avec tant de grâce par ces vers sur les abeilles, où il dit que toutes les merveilles qu'on y admire ont fait dire à plusieurs qu'elles étaient animées par un souffle divin et par une portion de la Divinité; dans la persuasion où ils étaient que Dieu remplit la terre, la mer et le ciel ; que c'est de là que les bêtes, les troupeaux et les hommes reçoivent la vie en naissant; et que c'est là que toutes choses rentrent et retournent lorsqu'elles viennent à se détruire, parce que les âmes, qui sont le principe de la vie, loin d'être anéanties par la mort, s'envolent au nombre des astres, et vont établir leur deineure dans le ciel :

Esse apibus partem divinæ mentis, et haustus
Ætherios, dixere: deum namque ire per omnes

Terrasque, tractusque maris, cœlumque profundum :

Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarum,
Quemque sibi tenues nascentem arcessere vitas :
Scilicet huc reddi deinde ac resoluta referri
Omnia; nec morti esse locum, sed viva volare
Sideris in numerum, atque alto succedere cœlo.

VIBG., Georg., lib. iv.

Cette sagesse divine, qui meut toutes les parties connues du monde, avait tellement frappé les stoïciens, et avant eux Platon, qu'ils croyaient que le monde entier était un animal; mais un animal raisonnable, philosophe, sage, enfin le Dieu suprême. Cette philosophie réduisait la multitude des dieux à un seul ; et ce seul dieu à la nature, qui était éternelle, infaillible, intelligente, toute-puissante et divine. Ainsi les philosophes, à force de s'éloigner des poëtes, retombaient dans toutes les imaginations poétiques. Ils donnaient, comme les auteurs des fables, une vie, une intelligence, un art, un dessein, à toutes les parties de l'univers qui paraissent le plus

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