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Grèce, et ce récit le prouve. Virgile a néanmoins été obligé d'en adopter quelques unes.

(5) Tectum augustum, ingens, centum sublime columnis,
Urbe fuit summa, Laurentis regia Pici,
Horrendum silvis et relligione parentum.

Ce palais auguste, immense, soutenu par cent colonnes, et entouré de son bois sacré, recommandable par la piété des mœurs antiques, donne d'abord une idée juste et heureuse de l'antiquité voisine de l'âge de Saturne. On croira peut-être difficilement que le bon Picus eût un palais soutenu par cent colonnes; mais il ne faut pas oublier que l'ordre toscan, le plus simple, le plus fort et le plus solide de tous les ordres d'architecture, est dû aux peuples de l'ancienne Etrurie. Le reste de cette description est un mélange de choses qui appartiennent à la guerre, et de celles qui appartiennent à l'agriculture; ce qui caractérise très bien les mœurs de Rome, dont le poëte veut chanter l'origine.

(6) Multaque præterea sacris in postibus arma;

Captivi pendent currus, curvæque secures, etc.

Ces vers ont été imités par Stace dans sa description du temple de Mars. Voici les vers de la Thébaïde, liv. VII, v. 55: Terrarum exuviæ circum, et fastigia templi Captæ insignibant gentes, cælataque ferro Fragmina portarum, bellatricesque carinæ, Et vacui currus, protritaque curribus ora.

Ce passage est un des plus beaux de la Thébaïde, et c'est ainsi que Stace auroit toujours dû imiter Virgile, qu'il cherchoit à prendre pour modèle.

(7) Num capti potuere capi? num incensa cremavit

Troja viros?

Quelque beau que soit le discours de Junon, il faut

avouer que cette espèce d'opposition et de jeu de mots n'est pas digne de son caractère. L'antithèse est une figure froide qui tient de l'esprit de symétrie, et ne peut s'allier au langage des passions, sur-tout à celui de la colère. Virgile a voulu imiter ici ces vers d'Ennius sur les murs de Troie :

Quæ neque Dardaniis campis potuere perire,

Nec quum capta, capi, nec, qum combusta, cremari.

Ces vers d'Ennius étoient fameux dans l'antiquité latine; mais ils étoient plus faits pour être imités par Ovide que par Virgile. Cette légère tache ne doit point cependant arrêter notre admiration; nous allons laisser parler, sur ce discours de Junon, M. Legouvé, qui a suppléé M. Delille dans la chaire de poésie latine au collège de France, et qui a bien voulu nous communiquer quelques unes de ses judicieuses remarques :

« La situation, dit-il, représente Junon apercevant, à son retour d'Argos, la joie d'Énée et des Troyens qui viennent de descendre sur les bords du Latium, dont sa haine féconde en obstacles avoit espéré de les éloigner plus longtemps. Pour peu que l'on ait réfléchi à l'effet d'un spectacle de cette espèce sur une déesse du caractère de Junon, on a compté, au moment où elle parleroit, sur un discours aussi énergique que brillant : celui de la déesse est tel qu'on pouvoit l'attendre. Quoi de plus fort: quoi de plus impétueux? O race odieuse! ô destins des Phrygiens contraires à mes destins! Tel est l'exorde qui respire déja la colère. Ces deux exclamations sont bien le langage d'un être passionné, qui s'indigneroit des formes lentes et mesurées, et qui a besoin d'éclater dès le premier mot: Quoi! je n'aurai pu les anéantir dans les plaines de la Phrygie! quoi, prisonniers, ils n'ont pu être pris! Quoi, Pergame consumée n'aura pu les consumer avec elle! Ils ont échappé du milieu des ennemis, du milieu des flammes! Voilà des répétitions accumulées, peu de distance l'une de l'autre, qui prêtent encore au

et à

discours de Junon toute la fougue avec laquelle doivent se succéder les sentiments et les idées de cette déesse, furieuse de se voir humiliée. Vient ensuite l'énumération de ce qu'elle avoit fait pour nuire aux Troyens, autre mouvement qui est parfaitement dans la nature des cœurs irrités. Ils aiment à s'échauffer, à s'aigrir encore en récapi tulant les efforts qu'ils ont tentés pour éviter l'outrage qu'ils essuient. Junon n'en reste pas là : à peine s'est-elle retracé ces efforts, qu'elle oppose à leur tableau celui du bonheur des Troyens. C'est encore le propre de l'orgueil blessé, de faire ressortir par un contraste toutes les images qui peuvent le justifier et l'accroître.

«Mais un seul ne suffit pas à la déesse. Elle en ajoute d'autres, où l'on aperçoit également l'indignation et la fierté. C'est d'abord ce parallèle qu'elle fait de Mars et de Diane, qui, au-dessous d'elle dans l'ordre des dieux, ont pu se venger, l'un des Lapithes, l'autre des Calydoniens, avec elle, Junon, qui, quoique épouse de Jupiter, n'a pas eu le pouvoir d'exterminer un peuple qu'elle hait; c'est ensuite cette comparaison de l'innocence des ennemis de Diane et de Mars, avec les torts des siens.

« Oh! qu'il est bien dans la nature des passions ce plaisir qu'elle semble prendre à se ravaler elle-même, à se rendre méprisable à ses propres yeux par des oppositions si humiliantes! L'orgueil outragé n'est-il pas de ces sentiments qui s'adressent des reproches amers pour s'aiguillonner euxmêmes? On juge que Junon ne se rabaisse dans ses paroles, que pour se relever plus terrible dans ses actions; on sent qu'elle ne se peint l'impuissance de ses coups, que pour s'exciter à en porter de plus sûrs. Il est si vrai que telle est la marche d'un courroux altier, que l'on n'est point surpris que, loin d'être détournée de ses projets par l'exposé de ses tentatives tant de fois inutiles, et de sa puissance tant de fois trompée, elle prenne une résolution encore plus décidée de poursuivre son ouvrage. Et combien dans ce

moment ses paroles semblent aussi bien qu'elle avoir redoublé d'énergie! En effet, n'est-ce pas le dernier degré de la fureur, de vouloir se venger, sans l'espoir même de réussir complétement? Junon ne se dissimule pas que les destins sont pour Énée, et qu'il finira par triompher : mais, si elle ne peut empêcher le succès du prince troyen, elle pourra du moins le reculer; elle armera deux nations l'une contre l'autre, elle fera encore du mal à ces Troyens qu'elle abhorre! Et où la conduit cette perspective qui flatte son imagination? à se repaître de l'image cruelle d'un gendre et d'un beau-père s'unissant sur les cadavres de leurs sujets; à se complaire dans cette barbare apostrophe : O princesse! le sang des Troyens et des Rutules sera ta dot; et c'est Bellone même qui présidera à tes noces. La rage ne se fait-elle pas entendre dans ces terribles métaphores?

« La fin est digne de ce langage cruel. Que présente-t-elle? les noms d'Hécube, de Troie, de Pâris; le souvenir de ce songe, qui annonça dans ce prince naissant un flambeau qui incendieroit sa patrie; et l'image de cette nuit enflammée où s'alluma un si grand embrasement. Certes Junon ne pouvoit mieux terminer que par un choix de dénominations et de figures prises dans les acteurs et les événements de la guerre fameuse qu'elle suscita, et qui donna le plus vif aliment à sa haine.

« Ce discours est donc un chef-d'œuvre d'éloquence véhémente. Le style complète son mérite; il est précédé d'un vers très beau :

Tum, quassans caput, hæc effundit pectore dicta.

Cette coupe quassans caput, qui arrête le vers sur cette image, lui donne une sorte de secousse analogue au mouvement de tête de Junon. Ce verbe effundit peint l'abondance avec laquelle les paroles se répandent et se précipitent de ses lèvres.

Fatis contraria nostris

Fata Phrygum! num Sigeis occumbere campis,
Num capti potuere capi? num incensa cremavit
Troja viros? medias acies mediosque per ignes
Invenere viam.

Ces trois num, cette répétition du même substantif dans fatis et fata, et du même adjectif dans medias et medios, tout cela exprime l'état violent de l'ame de Junon. Il faut aussi remarquer ces coupes: Num capti potuere capi? — Troja viros? Invenere viam ? Ces enjambements, ces césures qui brisent la prosodie, lui prêtent quelque chose de pénible, conforme à l'agitation de la déesse.

Quid Syrtes, aut Scylla mihi, quid vasta Charybdis
Profuit?

Encore une répétition très bien placée. Ces deux quid doublent aux yeux de Junon les preuves honteuses de son impuissance. La répétition est en général une figure extrémement animée; mais il ne faut pas en abuser. Virgile ne l'emploie que quand son sujet le lui permet; ici elle convient parfaitement à la situation.

Ast ego, magna Jovis conjux, nil linquere inausum
Quæ potui infelix, quæ memet in omnia verti,

Vincor ab Enea !

Ces deux qua sont encore dans le même but que les répétitions précédentes; ils prouvent que la colère de la déesse se soutient toujours. Et quel enjambement que vincor ab Enea! Voyez comme cette pensée, formant un trait détaché, paroît plus forte et plus saillante. Il faut y louer et la précision et la franchise de l'expression. L'idée eût perdu à être autrement rendue.

Quod si mea numina non sunt

Magna satis, dubitem haud equidem implorare quod usquam est.
Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo.

Ce dernier vers est admirable, la pensée est sublime; et elle

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