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Aussitôt, tout armé, cédant, mais en héros,

Dans le Tibre il s'élance; et le dieu dans ses flots,
Purifiant son corps souillé d'un long carnage,
Le porte mollement et le rend au rivage,

Où ses braves guerriers l'accueillent dans leurs bras, Et sous leur noble chef revolent aux combats.

NOTES

DU LIVRE NEUVIÈME,

PAR M. MICHAUD.

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Les passages les plus remarquables de ce neuvième livre sont la métamorphose des vaisseaux d'Énée en nymphes, l'épisode de Nisus et d'Euryale, et le combat de Turnus. La métamorphose des vaisseaux a été jugée invraisemblable et même ridicule par plusieurs critiques modernes. « L'imagination, ont-ils dit, se prête au changement d'une créa« ture humaine en statue, en animal, en arbre même, parcequ'elle peut suivre encore à travers leur nouvelle « enveloppe les premières formes des personnages méta« morphosés ; il leur reste une vie, un sentiment. Apollon << serre encore dans ses bras Daphné changée en laurier; les « sœurs de Phaeton, métamorphosées en peupliers, pleu<< rent encore leur frère: mais lorsque d'une matière brute « et inanimée, dont la forme et la masse repoussent toute « idée d'organisation et de sentiment, on veut faire un étre « vivant, une nymphe délicate et éloquente, l'imagination « se refuse au prodige, et n'y voit plus qu'une chimère ab« surde. » Telles sont les objections des critiques. On pourroit objecter encore, que les poëtes, dans leurs métamorphoses, ont pour but d'ennoblir les êtres dont ils célèbrent ainsi l'origine: un rossignol intéresse davantage quand on sait qu'il étoit autrefois la malheureuse Philomele; on aime à croire que le tournesol, qui se dirige vers le soleil, fut autrefois cette sensible Clytie, qui s'étoit passionnée pour

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Apollon. Mais, dans cette métamorphose de Virgile, l'origine des nymphes n'est ni illustre, ni intéressante; ces nymphes devoient sans doute rougir à la cour de Neptune de n'avoir été que d'informes vaisseaux avant d'être placées au rang des divinités. Nous nous contenterons de répondre à cette dernière objection que l'objet du poëte n'étoit pas d'ennoblir l'origine des nymphes, mais de célebrer les vaisseaux d'Énée; et rien n'étoit plus propre à en donner une grande idée que cette métamorphose. La première objection, qui est beaucoup plus raisonnable, n'est pas non plus sans réplique. Il est bien certain que la forme et la masse d'un vaisseau ne peuvent s'allier dans notre esprit avec l'idée d'une nymphe. De nos jours, on n'emploieroit pas impunément une pareille invention, et la raison en est bien simple; la navigation s'est perfectionnée, tout le monde a vu des vaisseaux, et personne ne se laisseroit aller aux illusions sur un pareil sujet : mais il n'en étoit pas de même dans la haute antiquité, où l'apparition d'un vaisseau devoit frapper les spectateurs d'étonnement. Lorsque les Argonautes parurent à l'embouchure de l'Ister, les habitants de ces contrées, dit Apollonius, prirent les vaisseaux pour des monstres sortis du sein de la mer; ils abandonnèrent leurs troupeaux, et s'enfuirent de toutes parts. Si on avoit dit à ces peuples étonnés que le navire Argo avoit été métamorphosé en étoile, il est probable qu'ils l'auroient cru; et cette fable s'étoit en effet accréditée dans l'ancienne Grèce. Virgile a donc pu de même métamorphoser les vaisseaux d'Énée en nymphes, et il rend cette métamorphose vraisemblable en ajoutant que son récit est puisé dans les plus anciennes traditions: Prisca fides facto, sed fama perennis. Virgile ne se contente pas de métamorphoser les vaisseaux, il fait parler les nymphes au dixième livre: ce dernier trait n'est pas plus invraisemblable que ce qui précède; dès qu'une fois ces vaisseaux sont devenus des nymphes, il n'est point étonnant que ces nymphes parlent comme les autres divi

nités de la mer. Apollonius fait parler une poutre du navire Argo: cette fiction est beaucoup moins vraisemblable. Mais il faut se rappeler que cette poutre étoit un chêne de la forêt de Dodone, et que les chênes de cette forêt rendoient des oracles: ainsi les vaisseaux d'Énée étoient formés des chênes de la forêt de Cybėle; ils avoient aussi quelque chose de merveilleux dans leur origine. Au reste, nous ne nous appuyons ici que des idées reçues dans l'antiquité, et nous convenons que de pareilles inventions seroient très ridicules chez les modernes : telle étoit sans doute la pensée de Voltaire, lorsqu'il disoit que, pour être la risée de ses contemporains, il suffiroit de répéter ce qu'on admire le plus chez les anciens. En général, il faut bien se garder de juger les chefs-d'œuvre de l'antiquité comme on juge ceux de son propre siècle. Pour apprécier justement le mérite des anciens, il ne suffit pas de consulter l'impression que leurs ouvrages font sur notre esprit, il faut examiner aussi l'impression qu'ils durent faire sur l'esprit de leurs contemporains.

Nous ne parlons ici que des fictions, que des événements que l'imagination peut inventer, et que les progrès de la civilisation rendent plus ou moins vraisemblables chez les différents peuples et dans les différents âges. Il est une chose qui ne varie point: c'est la nature, ce sont les passions et les sentiments, et Virgile les a peints avec une fidélité qui nous étonne encore aujourd'hui comme elle étonna sans doute les Romains. Il est à présumer que celui qui connoissoit si bien le cœur humain connoissoit aussi les bornes de la vraisemblance; et le poëte qui a fait l'épisode de Nisus et d'Euryale ne sauroit être accusé d'avoir violé les principes de la raison.

Ce dévouement de Nisus et d'Euryale n'est pas seulement un des plus beaux morceaux de l'Énéide; il forme le plus bel épisode qu'ait jamais conçu la poésie épique chez les anciens et chez les modernes. Cet épisode est imité du dixième livre

de l'Iliade, mais combien l'imitation est au-dessus du modéle!

Dans l'Iliade, Diomède et Ulysse partent la nuit pour s'introduire dans le camp des Troyens, et pour surprendre les projets de l'ennemi; ils font un grand carnage parmi les troupes d'Hector, et ils reviennent emmenant avec eux les chevaux de Rhésus. Dans l'Énéide, ce sont deux jeunes guerriers qui se dévouent au salut des Troyens : leur motif est beaucoup plus noble que celui de Diomède et d'Ulysse. Tandis que ceux-ci vont épier l'ennemi dans les ténèbres, Nisus et Euryale sortent des murs pour aller avertir Énée du danger qui menace les siens ; ils ne sont pas seulement le modèle du courage, ils sont encore un modèle de l'amitié la plus tendre et la plus généreuse; ils périssent tous les deux victimes de leur attachement héroïque. Ils sont embrassés en partant par le jeune Ascagne; ils emportent les vœux des chefs de l'armée; ils signalent leur courage par de nombreux exploits; ils succombent au milieu de leurs triomphes; et le désespoir d'une mère est le dernier trait de ce tableau touchant. Toutes ces sources d'intérêt ne se trouvent point dans Homère; et, après avoir lu l'épisode latin, on ne peut s'empêcher de dire de Virgile ce que Cicéron disoit des orateurs et des philosophes de Rome: Nostri aut melius invenerunt, aut inventa a Græcis meliora fecerunt.

Cet épisode est un petit drame auquel il ne manque que l'appareil de la représentation. Le lecteur connoît le lieu de la scène, le caractère, la qualité des personnages, et le motif qui les fait agir: voilà l'exposition. Vient ensuite le noeud de cette action tragique; les deux jeunes guerriers se sont fait un chemin dans le camp ennemi; le spectateur espère. Volscens survient, il reconnoît Nisus et Euryale; l'espérance est remplacée par les alarmes ; mais les deux amis se confient à l'obscurité de la nuit et de la forêt; on espère encore de les voir échapper. Enfin Euryale, qui s'est égaré,

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