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CHAPITRE V.

LE NOM DU TOTEM FÂN.

§ 1. Difficulté de trouver le nom qui désigne le totem: a) à cause de l'ignorance de la langue, b) de l'ignorance de l'interprète, c) de la mauvaise volonté du Fân lui-même ou de son ignorance.

§ 2. Spécification du totem.

a) Le nom générique. Tableaux divers de spécification.

b) Le nom propre. Divers cas où on l'emploie 1o dans la vie courante, 2o dans les chants et légendes, 3o dans les appels, 4o dans les cérémonies rituelles. Exemples à l'appui.

§ 1. Difficulté de trouver le nom du totem

a) Par ignorance de la langue.

Nous avons vu, d'après le tableau des différents totems, au chapitre précédent, que le nom fân du totem change suivant que l'on a en vue tel ou tel totem, général ou individuel, de clan ou de société.

En donnant le nom de chacun dans le tableau de la page 72, nous avons, par le fait même, admis la question comme résolue. Mais afin de prouver notre postulat, et aussi de vérifier la vérité de nos assertions, interrogeons maintenant l'indigène lui-même, et faisons notre enquête au milieu des villages fan. Adressons-nous à un indigène, de préférence à un chef de tribu, car, d'une façon générale, ce sont les chefs qui possèdent le mieux les traditions de la race aussi bien que les traditions de leur famille, et de plus, ils seront, moins que leurs hommes, soumis à une sorte de crainte révérentielle, et redouteront moins la colère des féticheurs.

Si nous suivons, comme nous en avons été le témoin authentique non seulement pour les interrogations de cette nature, mais pour bien des enquêtes faites auprès des indigènes, si nous suivons, dis-je, la méthode dont on use parfois en pareil cas:

«Quel est, pourrions-nous d'abord demander au chef fàn, le nom sous lequel tu désignes ton totem?»

A la question ainsi posée, brutalement pour ainsi dire, ou, si l'on préfère, sous sa plus simple expression, il est évident que le Fan ne répondrait que par la négative, car il ne comprendrait en aucune façon ce que l'on veut lui demander. Pour obtenir de lui une réponse à une telle question, il faut non seulement lui en traduire le sens, mais procéder par de longues explications, par des synonymes, par des allégories, en employant les mots, les images et les idées à la portée de son fruste interlocuteur.

Ainsi font les missionnaires, qui veulent réellement faire quelque chose de sérieux; pour ma part, j'ai souvent admiré avec quelle patience, avec quelle ténacité, avec quel soin ingénieux de ne blesser en rien leurs auditeurs, des hommes tels que le regretté P. LEJEUNE, un de ceux qui ont le mieux connu les Fàn, ou encore le Dr. NASSAU, causaient des heures entières dans les abène noires pour arriver à démêler la vérité et par là même à produire des livres tels que ceux qu'ils ont écrit.

b) Ignorance de l'interprète.

Mais lorsque ces interrogations sont faites interrogations sont faites par d'autres Européens, bien que quelques-uns, trop rares, aient déjà une teinte légère de la langue 1, elles le sont au moyen d'interprètes, généralement fort ignorants.

L'interprète, recevant à traduire le mot totem», ne comprend pas ce que veut dire cette expression; il ne cherchera donc pas à l'expliquer, mais très simplement, il transposera le mot d'une

1

Signalons à ce propos, et ce n'est guère à l'honneur de la France, que les cours de langues coloniales africaines y sont des plus rares.

A l'Ecole Coloniale, on professe, il est vrai, le malgache, et une mairie de Páris a ouvert un cours de malinké: c'est tout. Aucune langue de notre immense possession congolaise n'est professée, tandisque, chez les peuples voisins, on trouve, soit à Bruxelles, soit à Berlin, des cours de langues congolaises.

langue dans l'autre sans le changer. Et l'interrogateur inscrira gravement la réponse du Noir, évidemment négative. Conclusion: ils n'ont pas de totem. Que l'on ne s'étonne pas de nous voir revenir sur ce point: par deux fois, j'ai vu des hommes, cependant sérieux, user de cette méthode, et écrire ensuite une relation soidisant véridique!

Par un procédé analogue, on obtiendrait certes de curieuses réponses d'un Européen. Au Fân ainsi interrogé:

Nza a ne «totem> wüia?
Маших!

Wa yèm dia totem, wa wuxe?

Mà yèm mur éto! Zi a ne?

A ne mur a baÿelc we.

Mé ne namur, mé séra né mur a baÿele ma.

Quel est totem tien?

Je ne comprends pas.

Tu ne connais pas totem, tu ne com-
prends pas?

Je ne connais pas cet homme-là!
Quel est-il?

C'est l'homme qui te garde.
Je suis un homme fait, je n'ai pas
d'homme qui me garde (i. e. je ne
suis pas en tutelle comme un enfant).

Conclusion: ce brave Fân n'a pas de totem! puisqu'il n'a aucun homme qui le garde!

Mais avec la même vérité et la même sûreté d'information, un prêtre pourrait demander à un petit chrétien, en l'interrogeant par exemple sur son ange gardien ou son saint protecteur.

«Dis-moi, mon petit ami, as-tu un mvame? Je ne comprends pas. Un mvame, c'est-à-dire quelqu'un qui te garde. Oh! dans ce cas, monsieur, j'ai mon père, ou mon tuteur, ou une famille. >>

La conclusions serait exactement la même. Ni ange gardien, ni saint protecteur.

c) Ignorance ou mauvaise volonté du Fân lui-même. Interrogeons donc notre Fän en y adjoignant les explications absolument nécessaires pour qu'il comprenne.

«Quel nom porte le totem?» ou plutôt sous quelle périphrase pouvons-nous lui donner une idée approximative et générale du sujet sur lequel nous voulons des explications? Quelque claires que soient ces explications, la question est des plus épineuses et difficiles à résoudre, et cela pour trois raisons principales. En première ligne, et d'une façon générale, le Fân, de mème que la plupart des

Noirs, n'aime pas à généraliser les choses individuelles, à moins qu'elles ne puissent se présenter, et elles se présentent parfois de fait, en masses confuses et pour ainsi dire indéterminées, telles que plantes, oiseaux, poissons, insectes etc. Il aura alors pour les désigner un nom collectif; pour les autres cas, presque toujours, chaque chose aura son nom qui la distinguera nettement, et exclura, pour le Fân, la nécessité et souvent même l'idée d'une dénomination générale. Ce fait, ou, si l'on préfère, cette tournure d'esprit, trouvera surtout son application dans les phénomènes ressortant du domaine de la religion, du culte ou de l'intellectualité pure. Ainsi, pour préciser, les «idoles en général, au sens du moins que nous attachons à ce mot, n'auront point pour les désigner un mot collectif, mais chaque idole aura son nom particulier. Le Fan passera difficilement de l'idée particulière à l'idée collective. Ainsi, encore, dans sa conception de la création mondiale, Nzame, l'Etre créateur est unique et a seul agi. Done Nzame est un, et n'étant pas multiple, le vocable qui le désigne ne saurait avoir de pluriel. Aussi, le Noir interrogé sur la formation du pluriel de ce nom, ne sait que répondre, et si on lui demande: «Faut-il dire Bénzame, ou Ménzame, quel est le préfixe à employer pour désigner les dieux? il répond invariablement: Mais il n'y a pas plusieurs Dieu!»

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C'est qu'en effet, outre la difficulté de généraliser l'idée simple, le Noir éprouve encore une difficulté plus grande à la simple abstraction; cette forme si familière à notre esprit: «En supposant que», reste pour son esprit presque absolument fermée. Nous l'avons constaté maintes et maintes fois dans nos écoles. Comment supposer une chose qui n'existe pas! Le Noir est avant tout l'homme du fait, précis, actuel surtout, et non pas l'homme des abstractions, des possibilités. Si donc nous interrogeons le Noir sur le nom générique du totem, il sera tout d'abord difficile de s'entendre.

Puis, vient une deuxième raison: la grande diversité des appellations. Ce nom générique dont nous avons avons déjà parlé, étotore, le protecteur, s'applique à lui, mais aussi, en de nombreux cas, également à des idées assez différentes, ou du moins à d'autres sujets; nous trouvons à côté de ce premier vocable, d'autres noms

qui en certaines circonstances peuvent également lui convenir. Suivant «l'usage> auquel le Noir le destine en ce moment là, il pourra même lui donner un nom avec lequel il a été de fait souvent confondu: le mot biân, qui s'applique indifféremment à toute espèce de remède, de prescription médicale, de fétiche protecteur. Tout acte, toute prescription, toute chose même qui surpasse l'intellect du Fân, dont il ne peut saisir le sens, est pour lui biân. Par exemple, l'acte religieux accompli par l'Européen, le livre de prières du missionnaire, sa croix, les médailles qu'il distribue, en somme tout acte, ou tout objet auquel le Fan rattache une idée religieuse. Pour lui, elle tend toujours et ne peut tendre qu'à une seule chose, éloigner une influence bonne ou mauvaise, dégager et appliquer une vertu, bonne pour l'un, néfaste pour l'autre. Et dans ce sens, son totem qui a précisément ce but, est bien biâǹ pour lui; nous avons vu précédemment qu'il désignait ainsi l'objet «matérialisé» du totem. Mais ce mot, bien qu'il s'applique au totem, ne le détermine que par rapport aux effets produits; ce n'est pas son nom, pas plus qu'en français le mot «remède» n'est le mot propre de chaque substance curative.

Si nous avons insisté sur ce point, c'est qu'en réalité on se contente trop souvent de ces vagues appellations qui s'appliquent à des choses fort diverses et parfois opposées, d'où d'étranges confusions d'idées. Ainsi, pour en citer encore un exemple, outre son nom général, chaque totem a de plus son nom propre; ce nom varie lui-même suivant qu'on l'emploie dans les chants et légendes des aïeux, ou bien dans les cérémonies cultuelles, au cours des invocations. De là, il est nécessaire de connaître profondément la langue, et non seulement la langue actuelle, mais encore la langue archaïque1, presque toujours employée dans les chants; on y trouve nombre de mots et d'expressions

1 Bien que, d'une façon générale, la langue des Fân se soit conservée avec une pureté remarquable, on retrouve cependant, dans les chants, les légendes, et surtout les proverbes, les restes de la langue archaïque, qui, à une époque fort éloignée de la nôtre, a été parlée par la race entière. En effet, un certain nombre de ces proverbes sont communs, avec les mêmes mots et les mêmes expressions dans les différents dialectes qui composent aujourd'hui la langue. Les mots de la langue archaïque tendraient, croyons-nous, à la rapprocher du batéké plus que de toute autre langue.

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