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La nuit se passera ainsi. Pendant ce temps, le Noir ne se connaît pas Le plus doux prend un air féroce: les vieillards se sentent rajeunis et recouvrent l'agilité de leurs vingt ans.

<Sur l'initiation, voici les détails que j'ai pu recueillir . . . Un homme est-il décidé à entrer dans le Bouiti? Le Ganga fixe une date, puis, pendant trois jours, il fait mâcher au postulant des racines provenant d'un arbuste appelé Diboha et lui fait boire à doses répétées une décoction de ces mêmes racines. Le postulant ne tarde pas à s'assoupir et à tomber dans un état de léthargie et d'absorption complète; il est ivre-mort. On lui passe alors une liane autour du cou. Après trois jours seulement, il revient un peu à lui, à moins qu'il ne revienne jamais. Tel cet enfant de 14 ans, qu'on devait, cette année même, initier à Koja. Il avait bu le Diboha, et perdu connaissance; mais quand on voulut le ramener à lui, ce n'était plus qu'un cadavre! Celui qui a supporté plus vaillamment l'épreuve du Diboha, est alors invité par le Ganga à regarder dans le miroir dont il a été parlé, miroir encastré dans le ventre du fétiche. A ce moment, il doit y voir certaines choses et les détailler au Ganga. S'il dit bien, il est reçu dans le Bouiti 2; s'il ne dit pas ce qu'il faut, c'est que le fétiche n'a pas voulu se montrer à lui, l'a refusé. Tout est à recommencer. Que doit-il voir? C'est là le secret du Ganga et des initiés. Il est impossible de démêler ce secret parmi les récits incohérents qui sont faits. Les convertis eux-mêmes sont pleins de réticences et quand on les met sur ce sujet, ils sont saisis de terreur. On raconte que l'initié voit dans le fétiche tantôt un bouc, tantôt un éléphant, tantôt...!!! Qu'y a-t-il de vrai? Je n'ai pu, même des convertis, obtenir aucune révélation. Tous ont peur de parler. S'ils révélaient quelque chose, c'est la mort certaine pour eux!

Les Noirs se plaisent à raconter divers prodiges qu'ils attribuent au Bouiti. Pour vous convaincre, ils vous conduiront à quelque «Dindimba». Le Dindimba est une liane qui relie par le sommet deux grands arbres à cette hauteur où les branches paraissent incapables de soutenir le poids d'un homme. Qui, sinon Bouiti, eût pu attacher cette liane si haut? Quand le Likoundou veut passer par là pour aller manger l'âme de quelqu'un, cette liane l'arrête . . .

D'autres affirment avoir vu des initiés de Bouiti demeurer suspendus à un mètre de terre, pendant plus de dix minutes.

On m'a cité des faits plus étranges encore

Ni mes confrères ni moi n'avons été témoins de tels faits, mais tous comprendront que nous ne sommes jamais admis à ces cérémonies. Faut-il les admettre? Beaucoup le croient.

1

Strychnos Icaja, des Strychnées. C'est un poison dangereux à haute dose. A dose faible, ses effets sont analogues à ceux du chanvre indien.

2 [Les Bouiti désigne non seulement le fétiche de ce nom, mais encore l'association de ceux qui en connaissent les mystères. Les noms de fétiches désignent ainsi d'ordinaire le fétiche, l'association et le féticheur.]

[Mgr. LE ROY cite également quelques faits analogues. Cf. Religion des Primitifs, p. 340-351.]

1

Le Mboïo.

«Le Mboïo est un autre fétiche. Le sanctuaire où il réside consiste en deux petites moitiés de case se regardant l'une l'autre, et dressées au milieu de la cour du village. A l'un des côtés de la case est suspendu le fétiche. C'est une boîte ronde en écorce d'arbre et renfermant un crâne humain, et des matières rouges malpropres. Dans le couvercle de la boîte on a pratiqué un petit trou, par où le Mboïo est censé manger les poules! Dans l'autre case, il y a un paquet de lanières de peaux de bêtes enfilées dans un manche sculpté sous forme de figure humaine. C'est le Ngendo, que les hommes de Mboïo

agitent tour à tour pendant la danse.

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«Non loin du village, dans la forêt, il y a aussi un endroit pour les réunions secrètes des partisans du Mboïo. C'est le Boukoso», qui est au Mboïo ce que le Nzimba est au Bouiti. Le rite paraît être celui-ci. On frotte les yeux du postulant avec la sève d'un arbre appelé mounzanzi. Les yeux se ferment; pour les rouvrir, on emploie du piment mêlé à des bananes pourries. Puis, on va en pompe au Boukoso où l'on transporte le fétiche. On ouvre la boîte et l'initié regarde ce qu'il y a dedans. Là-dessus, on mange une poule, on frotte l'ouverture qui est dans le couvercle avec du sang de cette poule, et on revient au village. Tout le monde voit le sang sur la boîte et s'écrie: Oui, oui, Mboïo est vraiment grand, car il mange des poules! >>

«Et c'est tout. Gare à l'initié qui révèlerait à quelqu'un les choses de Mboïo!... Il pourrait lui arriver ce qui est advenu autrefois à une femme du nom de Boumba. Cette femme, moins crédule que les autres, refusa de donner une poule à Mboïo en disant que Mboïo n'était rien. Le soir même, on la chercha en vain. Mboïo l'avait enlevée, dit-on; la vérité c'est que les fidèles de Mboïo l'avaient tuée!

«Depuis ce temps, on ne jure que par «Mouna Boumba». Le Noir qui prête serment le fait en ces termes: Ce que je dis est vrai, aussi vrai que Boumba a été enlevée par Mboïo».»

Cet exposé du Bwiti nous montre bien, une fois que l'on est au courant de la question et des phénomènes qui y rentrent, des faits purement totémiques, tels que figures ou emblèmes totémiques du serpent, auquel, ne l'oublions pas, est «consacrée» la société du Bwiti toute entière. En parlant du «fétiche>> nous aurons d'ailleurs occasion de revenir sur ces faits.

Si, du pays fiot, nous descendons plus bas encore, presque au sud de l'Afrique, nous y retrouverons également le totémisme. «In Southern Africa, it [totemism] exists among the Bechuanas (who, however, are not pure Bantu); not in the form of carving and setting up

1 [Pour le Mboïo, cf. ce qu'en dit DENNETT, At the back of the black man's mind, p. 93. On verra les faits extraordinaires que l'auteur semble également parfaitement admettre.]

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poles in their villages, but in the respect which different clans give to certain animals, e. g., one clan being known as buffalo-men, another as lion-men», a third as crocodile-men, and so forth. To each clan its totem animal is sacred, and they will not eat of its flesh. In some parts, this sanctity is regarded as so great that actual prayer and sacrifice are made to it. But in most of the Bantu tribes this totem idea does not exist as a worship. Indeed, the animal (or part of an animal) is not sacred to an entire clan, but only to individuals, for whom it is chosen on some special occasion; and its use is prohibited only to that individual. Only in the sense that it may be not used for common purposes, is it sacred, or holy to him » 1.

Pénétrons maintenant dans la grande forêt, tout à fait dans l'intérieur, au pays des Banda, des Asandeh, etc. ce qui nous rejette vers les hauts plateaux du Soudan et du Darfour. Nous y retrouverons le même totémisme. L'orote banda ressemble à l'orunda mpongwé, frère de l'éki fan, des ilohi du Sud, des élègili des Baduma.

Et si nous nous transportons aux rives du Tanganyika chez les Baganda, les mots auront changé, mais non les faits; suivons plutôt l'interrogatoire d'une femme chrétienne martyrisée dans l'Ouganda; il nous est rapporté par Mgr. STREICHER, des Pères Blancs, Vicaire apostolique du Nyanza septentrional:

Quel est ton père? demande le bourreau à l'héroïne.

Mon père est mort.

Quels sont tes frères?

Tu les as tués!

Quelle est ta famille?

Je n'en ai pas.

Alors quel est ton mouziro? [c'est-à-dire, nous apprend l'évêque en employant précisément le mot, ton animal totem, dont l'emblême est distinctif de la tribu].

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Le juge n'insiste plus, les esclaves n'ont pas de mouziro. Dans une tribu voisine, chez les Wafipa, nous retrouverons mêmes croyances. «Each family, écrit le R. P. DUCHÊNE 2, is

1 NASSAU, Fetichism in West Africa, p. 210.

"Domestic Life of Tanganyika, Catholic Missions, May 1910.

designated by the name of a certain animal or plant. This is the family mwiko, and the representation of the objet designates the family or tribe. No member of the tribe is permitted to eat of the plant or of the flesh of the animal that constitutes his ancestral mwiko. To him, this animal or plant is sacred» 1.

Beaucoup de tribus de race bantoue admettent donc l'existence et le culte du totem. Un ouvrage récent, et des plus étudiés, du R. P. COLLE, sur les sociétés secrètes du Ht Congo 2, et auquel nous renvoyons nos lecteurs, en donne des preuves surabondantes. Il est facile, entre autres constatations, d'y voir que toute société secrète, sans exception, y a son animal totem dont elle porte généralement le nom.

Nous avons donc ainsi constaté l'existence du totémisme non seulement dans la tribu fân, mais encore dans les populations de race bantoue.

§ 3. Le totémisme chez les peuples du Soudan occidental. Nous voudrions montrer encore l'existence du totémisme, non pas chez tous les peuples africains, ce qui nous entraînerait hors des cadres de notre étude, mais chez les peuples du rameau guinéen; les Fân ont conservé avec eux certaines affinités, soit qu'ils les aient côtoyés dans leurs anciennes migrations, soit qu'à une époque fort reculée, ils soient sortis ensemble des plateaux de la Hte Egypte, et se soient séparés vers les rives du Tchad; les uns sont descendus franchement au sud, les autres ont continué vers l'ouest 3. Donc

1 D'après une note de Mgr. LE ROY, il y aurait confusion à propos de ces mots: mouziro, mwiko, qui désignent, non pas le totem lui-même, mais la chose défendue, l'éki fâň. A la côte orientale, on emploie Ndugu pour désigner le totem, c'est-à-dire l'ami, le frère, parent; de même chez les Mpongwé de la côte occidentale, est resté le mot Ndégo dans le même sens et Angom chez les Fân.

2 Les Sociétés Secrètes de l'Urua, Bulletin des Pères Blancs d'Anvers, 1908. 3 Voir ce que dit AVELOT à ce sujet, Recherches sur les migrations en Gabonie. Paris 1905.

le totémisme et le totem ne se sont pas restreints à la race bantoue: on les retrouve dans l'Afrique entière.

Ainsi, en Guinée, dans la race soso, la famille, dit ARCIN 1, a conservé en le modifiant le culte totémique... Le totem, ancêtre mythologique du clan, lui sert d'emblème et lui donne son nom. C'est un animal ou un objet. un objet. Le totémisme a perdu avec la désagrégation du clan, une partie de sa signification 2. L'être animé ou inanimé adoré de cette société primitive a cessé parfois d'être considéré comme l'ancêtre. On s'est contenté de l'associer à la légende fabuleuse du premier patriarche de la phratrie qui a succédé au clan. Néanmoins, l'expression «c'est mon père», en parlant de certains animaux, s'emploie encore couramment.

Le mot employé par les Sosos pour désigner le totem est ntèné. Au dire d'ARCIN, ce mot indique une idée de parenté éloignée et signifierait sœur aînée du père», c'est-à-dire du patriarche primitif. Nous retrouvons le même mot avec quelques variantes ou ses équivalents dans les langues africaines de cette région. Ainsi

'Mr. ARCIN, auquel nous empruntons une longue citation, a consacré à la Guinée française un livre de haute valeur et qui mérite d'être connu et étudié. Mr. ARCIN connaît à fond son sujet, et après lui, il y a bien peu de choses à dire. Pourquoi faut-il que, par un travers commun à trop d'écrivains, il se mêle de parler de la religion catholique et de ses dogmes d'une façon qui montre une ignorance profonde. Cueillons au hasard ces perles.

Les Pères de l'Eglise ont tous admis la corporalité de l'âme, p. 396. L'adoration des bœufs a légué à la religion chrétienne ses chérubins, p. 401. St Dominique donne leur pouvoir aux charmeurs de serpents, p. 406. Le mot Dieu dans les langues sémitiques suppose au début le principe måle et femelle.

Les chrétiens, bien que monothéistes, ont cependant leur mystère de la Ste Trinité et leur croyance à la Vierge.» (Ils admettent donc quatre dieux!) Nous ne savons si Mr. ARCIN est ou a été catholique: si oui, un enfant de douze ans lui en remontrerait sur le simple petit catéchisme. C'est regrettable, répétons-le, pour un ouvrage qui a de la valeur.

2 La Guinée française par ARCIN, Paris (Challamel) a été publiée en 1908, à une époque où notre travail était déjà terminé; nous n'en avons eu connaissance que tout récemment et sommes d'autant plus heureux de nous rencontrer en nombre de points avec l'auteur sur le fait du totémisme, que son Etude corrobore nombre de nos observations et de nos affirmations. La religion de la Côte de Guinée avait fait déjà l'objet d'études approfondies, de la part du P. BAUDIN (Missions Catholiques) entre autres; or, le totémisme y était complètement passé sous silence.

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