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distinctive d'un peuple, il se rapportait plutôt à toutes les populations de race bantoue, avec lesquelles sa grammaire avait des règles communes; mais d'un autre côté, l'influence d'autres vocables appartenant aux races du nord s'y fait certainement sentir. Nous avons montré jadis, dans un autre ouvrage1, que l'on pouvait encore actuellement retrouver dans la langue fan de nombreuses, racines qui paraissent dérivées de l'ancien égyptien. Il semble donc que deux sources bien différentes constituent cette langue. La pauvreté de sa syntaxe, la richesse de son vocabulaire 2 et l'extrême facilité de composer de nouveaux vocables l'assimilent, à ce point de vue, à l'anglais moderne, en tant que rôle joué par la langue en regard des autres dialectes.

La position du Fân l'a fait tantôt ranger parmi les populations bantoues, tantôt complètement à part dans un ilôt isolé, tantôt enfin dans le rameau semi-nilotique. Il ne serait donc nullement étonnant que, placé ainsi à cheval au milieu de plusieurs races, il ait emprunté son culte totémique à l'Egypte ancienne, ou à un autre peuple influencé par les idées égyptiennes, à l'exclusion des autres races bantoues. Ce serait là chez lui un accident isolé, dù à des circonstances exceptionnelles.

Mais tel n'est pas le cas. Bien que jusqu'ici les faits totémiques aient été rarement signalés chez les races d'origine bantoue, on les retrouve néanmoins chez toutes, tantôt à un état rudimentaire, tantôt à un état beaucoup plus développé d'avancement rituel. Et encore, lorsqu'on croit les trouver dans cet état rudimentaire, il faut beaucoup se défier d'un jugement hâtif, qui, dans bien des cas du moins, si non presque toujours, serait dû, non pas aux faits eux mêmes ou à l'existence plus ou moins développée du totémisme, mais beaucoup plutôt à l'observateur lui-même, peu ou mal renseigné, trompé par les indigènes, ou ne connaissant pas suffisamment la langue.

Il faut bien reconnaître aussi que parmi ceux qui ont le plus vécu parmi ces tribus et qui en parlent le mieux la langue, les missionnaires, pour les raisons données plus haut à propos des Fân,

1 Les Fangs, d'où ils viennent et où ils vont. Missions Catholiques 1898. Le vocabulaire fâ contient plus de 18 000 mots, ensemble énorme pour une langue où les termes de sciences, d'art, de religion manquent presque absolument.

n'ont pas toujours signalé ces faits, les ont rangés sous d'autres dénominations ou bien encore n'en ont pas reconnu l'importance. Comparons, par exemple, le Biéri fân et le Bwiti fiot. On en verra l'identité. Le fétiche national du Fân est le Biéri, nom qui désigne d'ailleurs tout un ensemble de rites, de sacrifices, d'objets et une société secrète. C'est en somme, pour le résumer rapidement, le culte des ancêtres», bien qu'il s'y mêle encore beaucoup d'autres choses. Mais c'est aussi le culte du totem, et à côté des crânes ancestraux, on retrouvera, dans chaque clan et dans chaque famille, soit le crâne, soit un fragment de crâne, soit une griffe ou autre partie du corps de l'animal totémique ou de l'objet matérialisé du totem autre que l'animal, végétal etc. Pour mieux expliquer ce phénomène, examinons rapidement le Biéri dans un clan ayant le totem serpent, ou, ce qui est beaucoup plus fréquent, dans la grande société secrète ayant pour totem «général» le serpent; car il ne faut pas oublier qu'à côté de ce totem «général», il y a des totems particuliers».

Or, cette société du Biéri ou du Biéti se retrouve, à peu près exactement la même, chez les Ishogo, les Ivili, les Ivéa, les Eshira,les Akélé, les Apindji, les Ashango et les Ndjavi, tribus de la Ngounyé et du Haut-Ogowé 2, nullement apparentées aux Fân.

Plus loin, le Biéri ou Biéti est connu des peuples du rameau Ivili et Fiote sous le nom de Bwiti; elle comprend tout un ensemble de faits, de rites, de cultes, dont les uns sont totémiques, les autres non, mais qui cependant se rattachent de façon générale au culte des ancêtres», si proche du culte de l'ancêtre totémique auquel il se mêle intimement. Pour montrer, en passant, combien parfois il est difficile de reconnaître ces phénomènes totémiques, citons en passant une page curieuse sur le Bwiti ou du moins un de ses aspects 3.

Notons qu'en Fân, est interchangeable avec t: ainsi m(e)vara, coffre, à la côte, m(é)vata plus haut, alèr ou alèt, dur, ngèr ou ngèt sucré etc.

2 Mr. l'abbé ANDRÉ, aujourd'hui missionnaire sur le Ht Ogowé, a promis pour l'Anthropos une série de monographies de ces tribus assez différentes comme mœurs et langage, dont il parle couramment la langue. Sa qualité de prêtre indigène nous est garante de la valeur de son travail.

3

Au pays des Ishogos, par Mr. l'abbé ANDRÉ, Messager du St Esprit, Lierre, Janvier 1910.

1er Septembre.

Hier soir, je n'ai pas pu faire le catéchisme à Pingo. Un homme y était mort trois jours auparavant et il y avait grand Bouiti, en l'honneur du défunt. Heureusement, le village est grand et la danse a eu lieu tout à fait à l'extrémité opposée. De cette sorte le tamtam ne nous a pas trop incommodés, les enfants et moi, et nous avons pu dormir tout à notre aise.

Les cérémonies des funérailles chez les Ishogos sont très curieuses à voir. Dès qu'un Ishogo a rendu le dernier soupir, tandis que les hommes tirent des coups de fusil, les femmes entonnent des chants lugubres, poussent les hauts cris, pleurent à chaudes larmes, se roulent à terre, le corps à demi-nu, les cheveux en désordre, simulant le chagrin le plus profond. Après cette première explosion de douleur, le corps du défunt est transporté par les hommes dans la mbandja, où il est rayé de larges bandes rouges et noires et tacheté d'une multitude de petits points blancs. Cette toilette terminée, on construit derrière la mbandja une petite cabane de feuilles de bananier, où le mort, assis sur un tabouret, un bras posé sur le genou et l'autre retenu en l'air par une ficelle, est exposé à la vue du public, à travers une ouverture pratiquée dans la cloison.

Le jour, cette petite fenêtre est cachée par un pagne ou une natte. Mais la nuit, au moment de la danse, le voile est levé et alors chacun peut contempler à son gré l'horrible cadavre tuméfié, dont les exhalaisons méphitiques remplissent la mbandja. Car les Ishogos conservent souvent leurs morts, deux, trois et même quatre jours Quand l'odeur devient par trop insupportable, on brûle dans la mbandja de grandes brassées de noundouwèlé ou thé sauvage, pour en chasser les émanations fétides.

Si le défunt n'est ni un chef ni un vieillard, le cadavre tenant une feuille de palmier à la main, est exposé dans la cour sur un piédestal faisant face à la mbandja, où il reçoit également les honneurs de la soirée. Les danseurs passent et repassent devant le mort, se baissent, se relèvent, font la pirouette, courent de ça de là avec des flambeaux allumés, le tout accompagné de gestes et de contorsions impossibles. Plus on dansera, plus l'entrée du défunt dans le séjour des mânes sera glorieuse et triomphante. De temps à autre, un danseur s'approche du défunt en brandissant sa torche. L'air déplacé par ce geste fait remuer la feuille de palmier que tient le mort. Aussitôt un même cri retentit dans la foule des assistants: «Voyez, voyez comme il est heureux des honneurs qu'on lui rend! voyez comme il exprime son contentement! Et le tamtam résonne avec plus de force, les chants redoublent d'intensité, la danse est reprise avec plus d'ardeur et d'entrain que jamais...

Dans certaines circonstances, pour donner aux profanes une plus haute idée du Bouiti, on simule une marche du mort. Un des initiés soulève le cadavre sur son dos, se couvre de la tête aux pieds de feuilles de palmier tressées, de manière à ne laisser voir que le visage du défunt, en se ménageant à lui-même une ouverture pour voir sans être vu. Et ainsi habillés, porteur et porté se promènent dans la cour du village au milieu des chants, des battements de mains et des braros poussés par les femmes criant au prodige.

D'autres fois, on fait parler le mort. Pendant la danse, un initié va se dissimuler dans la bananeraie ou à l'entrée du village ... Tout d'un coup, les torches s'éteignent comme par enchantement. La nuit la plus épaisse règne

dans la mbandja et au dehors. Personne ne cause, personne ne bouge. . Pendant ce temps un des danseurs entonne une mélopée aussi étrange que lugubre, moitié chant, moitié prière . . . qu'il termine en criant à haute voix le nom du défunt: Makita! Makita! Makita!!! Oh! oh! oh! répond le compère blotti dans les herbes à une bonne distance de la mbandja. Plus de doute, le mort a parlé! il est satisfait et ne manquera pas de veiller sur le village.

Cet exemple nous montre un aspect du Biéri: mais un second va le faire sous une autre face qui se rapproche beaucoup plus de ce que nous avons dit du Biéri fân.

Toutes les tribus du Congo français, au moins celles de la partie nommée Gabonie, sont totémistes. Descendons plus au sud: là, habite la grande tribu fiote, dont les divers clans s'étendent fort loin dans l'intérieur, envahissant le Congo portugais au sud, et se ramifiant également au nord sous le nom de Ba-vili.

Le Biéri fân est le même que le Bwiti fiot. Un article d'un missionnaire de ce pays, le R. P. LE SCAO, un des trop rares missionnaires ayant étudié consciencieusement les fétiches, va nous parler du Bwiti, à un point de vue particulier, il est vrai, et dans une Etude destinée plutôt à une Revue religieuse: d'où certains termes et comparaisons 1.

Bouiti.

Le Grand Fétiche du pays s'appelle Bouiti; il préside à la prospérité dans le village.

Sa case est la plus belle de toutes. Elle occupe la place d'honneur, au fond du village, au bout de la cour. Les autres cases s'alignent respectueusement de chaque côté de la cour, en ligne droite. Quand on arrive dans un village, l'entrée sombre de la case de Bouiti frappe tout d'abord. Elle n'a én effet aucune fenêtre: une lumière faible y pénètre par le devant, le toit n'est pas à plus d'un mètre d'élevation au-dessus du sol. Au fond, il y a une issue cachée, par où, en cas de danger, on peut se sauver et sauver le fétiche. Au toit, sont suspendues en guise de guirlandes, des branches d'un arbre appelé MouambaTsangou». Le fétiche est dans une niche plus ou moins ornée, d'ordinaire grossièrement sculptée, au fond de la case. Entre cette niche et l'unique poteau qui soutient la toiture sur le devant, il y a un feu alimenté par trois belles búches de bois. Ce feu ne doit jamais s'éteindre. C'est comme la lampe du sanctuaire. Un peu de tous les côtés, il y a des peaux de serpents ou des figures de serpents, tracées ou peintes sur des écorces.

1 Au pays de Sette Cama, La religion des habitants. Les fétiches: le Bouiti: par le R. P. LE SCAO 1908-1909 Messager du St Esprit.

Bibliothèque Anthropos. 1/4: Trilles, Le Totémisme chez les Fân.

4

« A côté de la case, un sentier plus large et plus propre que d'ordinaire, mène au Nzimba. Gare au profane qui s'y engage! Si c'est un Blanc, les initiés n'oseront pas le toucher, mais si c'est un Noir, il risque de ne pas revenir. C'est là, au Nzimba, que les sectateurs de Bouiti tiennent leurs réunions secrètes. L'endroit, bien nettoyé, est au milieu de la forêt de tous côtés courent des lianes en forme de reptiles ornées par ci par là de peaux de serpents. Sur les côtés et surtout à l'entrée, il y a des bâtons durs taillés en pointe, plantés en terre, un peu penchés. Si vous n'y prenez garde, ils vous blesseront, et la blessure sera facilement mortelle à cause du poison dont on les a frottés 1.

La statue du Bouiti consiste en un bâton grossièrement taillé en figure humaine. A la place des yeux et du nez, on met des éclats de verre. Ce bâton s'enfonce dans un sac d'ordures de toutes sortes recouvert d'herbes. A la place du ventre est encastré un morceau de verre, ou plutôt de miroir. Au-dessous, une peau de chat-tigre.

«A côté, par terre, quelques clochettes, puis une corne de bœuf, pour appeler les initiés. Mais ôtez ces herbes, ouvrez le sac, et vous trouvez ce qui est vraiment le Fétiche, c'est-à-dire une tête de mort remplie de poudres diverses, d'herbes, de poisons, et une tête de serpent 3.

4

«La danse joue un grand rôle dans ce culte étrange, danse sauvage, qui ne ressemble en rien à ce que nous connaissons, et dont les femmes sont exclues. Le Ganga préside, et sous sa direction les hommes se livrent à une sarabande endiablée. La figure barbouillée de rouge, ils chantent au son du tam-tam des paroles mystérieuses sur un rythme lent d'abord, puis accéléré. Un feu est allumé au milieu de la case et on brûle de l'encens. Le Ganga, les reins ceints d'une peau de tigre, lance des regards sinistres au fétiche et autour de lui; il saute comme une hyène, et tous à son exemple, pendant des heures, vont s'adonner avec frénésie à des sauts désordonnés.

' [On retrouve le même culte, beaucoup plus au Nord, chez les Fân du Haut Congo. Le poison, dont les morceaux de bois sont imprégnés, est d'ordinaire extrait d'un strophantus, par écrasement des racines et ébullition du produit. Pour le rendre plus fort, on y ajoute de l'acide formique, obtenu en écrasant des fourmis, et des ptomaïnes, extraites de cadavres en putréfaction. Ce poison, lorsqu'il est frais, tue en quelques minutes. On le conserve ordinairement six mois. Ce poison est analogue, comme composition et comme effets, au curare des Indiens de l'Amazonie. Les Noirs en connaissent le contrepoison, mais la maladie ou les plaies causées par piqûre sont, à cause du poison animal, très longues et parfois impossibles à guérir. Le sang se corrompt et les chairs se décomposent progressivement.]

2 [Chez les Fân, on trouve de plus une fiole remplie d'un liquide noir et nauséabond. C'est le nsou ou sanie de cadavre. On le fait boire ou on l'inocule aux coupables présumés dans certaines circonstances.]

3

[La tête de mort représente le culte ancestral ou mânique, et la tête de serpent le culte totémique.]

Le ganga est le féticheur. Ce mot ganga se retrouve avec des formes identiques dans toutes les populations bantoues. Cf. Mgr. LE ROY, Religion des Primitifs, p. 275-288.

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