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§ 1. Le mot «totem» et son origine.

Avant de donner la définition proprement dite du totem, nous devons nécesssairement commencer par préciser ce que l'on entend par ce mot, surtout au point de vue africain, car, on le verra plus loin, il diffère en quelques points du totem indien et australien 1.

«Le totem, dit LORET est avant tout un attribut ethnique, la marque extérieure, l'enseigne d'un clan: le mot totem est même, s'il faut en croire les étymologistes, un nom commun signifiant simplement marque», signe distinctif dans la langue des Indiens d'Amérique, chez lesquels on observa pour la première fois le totémisme...

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Le totem ne se borne pas à être la marque distinctive de la collectivité. C'est aussi le nom visible, le nom matérialisé du clan. Le clan qui a choisi le loup pour emblème, s'appelle le clan du loup... De là à se prendre pour de véritables loups à face humaine, il n'y a qu'un pas, qu'ont franchi tous les groupements totémiques que l'on connaît. Tous, en effet, considèrent leur animal totémique comme un parent, comme un ancêtre, fait de la même substance qu'eux-mêmes.»>

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En parlant du nagualisme, nous montrerons qu'à notre avis tout au moins, cette dernière assertion ne paraît pas juste, qu'il s'agisse du clan proprement dit, ou des sociétés secrètes portant un nom d'animal. Dans ce cas même, les «Loups» ne se croient guère des animaux à face humaine, mais à côté du loup humain, il y a le «<loup animal, obéissant et soumis. Et ainsi pour les autres animaux. Dans ces circonstances, il n'y a point filiation, mais transmission ou transfusion de sang, et cet acte s'applique non à une collectivité pour créer un ancêtre éponyme, mais à deux individus particuliers et se termine avec eux. Chaque individu de la société secrète doit avoir et a son initiation particulière, renouvelable à chaque degré nouveau conquis dans la société.

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'Cf. Domestic Life of Tanganika, by father DUCHÈNE (Catholic Missions 1910): But missionaries, who have lived long in Equatorial Africa, understand that there is no true connection between the totems of the American Indians and the mwiko (totems) of the Tanganika tribes.>>

A notre connaissance, aucun clan fân ne considère l'animal éponyme comme un ancêtre, fait de la même substance qu'eux mêmes. Ils sont parents parce qu'un même esprit les anime et que cet esprit anime le corps. Nous en rapporterons une preuve, à notre avis décisive. Un homme du clan de l'antilope mvin tue par hasard un animal de cette espèce: il a commis une faute et ne peut en manger. Un homme du même clan mvin rencontre par hasard cette antilope «morte» et n'a pas eu connaissance du meurtre; s'il en mange, il contracte une simple souillure rituelle, mais non la faute proprement dite: l'esprit éponyme ne l'habite plus. Ajoutons que cette règle a cependant des exceptions en ce sens que parfois il n'y a même pas souillure. Nous étudierons mieux cette distinction difficile en parlant des éki totémiques ou éki de race et des éki rituels, totalement différents.

«Cette expression de totem, qui a fait fortune, dit Mgr. Le Roy1, est un barbarisme tiré d'un mot des Indiens Chippeway. (peut-être plutôt Algonquin) de l'Amérique du Nord, car c'est là surtout que l'institution fleurit (ou du moins qu'on l'a signalée tout d'abord et l'on sait combien aujourd'hui s'éteignent rapidement les tribus indiennes) 2. Selon l'abbé THÉVENET, dit FRAZER, le nom est proprement ote, famille, tribu, dont la forme possessive est otem, nind otèm ma famille, kit otėm, ta famille etc. De sorte que, si l'on tient absolument à se servir de cette expression qui a l'avantage d'avoir un aspect mystérieux et d'en imposer au vulgaire, on devrait dire tout au moins otéisme, ou otétisme.»

§ 2. L'extension du totem.

Ce n'est pas seulement dans l'Amérique du Nord que le totem est connu. On le retrouve, ne fût-ce qu'à l'état de survivance partielle, dans toutes les parties du monde. Il peut être familial, sexuel ou individuel, soit qu'il s'applique à toute une famille ou toute une tribu, qu'il appartienne exclusivement à un sexe de

1 La Religion des Primitifs, p. 110.

2 Voir également à ce sujet ce qu'en dit REINACH, Cultes, Mythes et Religions. Paris 1905. T. I, p. 9 et suiv. L'abbé BROS s'étend assez longuement sur ce sujet. Cf. Religion des peuples non civilisés, p. 217 et ss.

ce groupe, ou qu'il soit particulier à un individu. On remarque également, et notamment en Afrique, des totems d'association secrète. C'est ainsi qu'au Loango il y a la société du Léopard, chez les Wanyika la société de l'Hyène etc. 1.

En examinant cette question dans la tribu fâǹ, nous aurons à passer en revue ces divers totems, et par là même, croyons-nous, à constater que:

1o Au fond, si dissemblables que paraissent tous ces différents totems, ils se rattachent tous par un même lien à un fondement commun, à une même origine.

2o Ces diverses sociétés citées plus haut ne sont pas des sociétés d'origine totémique, tout en ayant bien leur totem, mais bien d'origine fétichiste.

30 Après avoir étudié les phénomènes divers qui rentrent dans le totémisme et le totem, nous aurons à écarter un assez grand nombre de faits que certains auteurs ont voulu, à tort croyons-nous, y faire rentrer; ces faits ont néanmoins avec le totémisme une connexité étroite, et même y pénètrent assez parfois pour qu'on ait voulu y voir tantôt la cause efficiente, le fondement même du totémisme, tantôt une de ses principales sources. L'exogamie, sur laquelle plusieurs savants ont voulu faire reposer tout le totémisme, est dans ce cas.

Ces faits, tout en se rattachant au totem par des liens étroits, paraissent néanmoins devoir en être séparés comme ne venant pas de la même source, et ressortissant d'un autre ensemble cultuel. Et tels sont:

1o Le fétiche

2o Le tabou (objet)

3o Le nagual

qui sont différents du totem,
considéré comme objet.

D'autres faits ou ensembles de faits se rattachent au totémisme par certains points communs, mais cependant n'ont point même origine. Et tels sont:

1 La Religion des Primitifs, p. 11.

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De l'exposé des faits que nous venons de reproduire plus haut et des divisions données, il ressort nettement que le totem se présente sous plusieurs aspects différents. Sous peine d'étranges erreurs, il importe donc de les soigneusement distinguer.

A l'origine, le totem a été évidemment personnel et individuel, ne s'appliquant qu'à un seul individu, au père de la race. Mais, par la force même des choses, ce totem est devenu rapidement familial, puis, par suite de l'extension de la famille devenue au cours des siècles clan, puis tribu, s'est fait totem de clan d'abord, puis totem tribal.

Nous aurons tout d'abord à nous préoccuper de ce dernier, le plus important de beaucoup, tout en constatant que, de fait, ces trois divisions demeurent toujours; chaque mâle reçoit en effet à sa naissance, sauf l'aîné, un totem particulier, qui, par suite de son mariage, deviendra totem familial. Chaque mâle reçoit, disons-nous, à sa naissance, un totem particulier; ce totem est bien différent du nagual, animal protecteur, donné seulement à certains individus et dans certaines circonstances données. Le fait de recevoir le totem est un fait général: celui de recevoir un nagual, un fait particulier.

Nous ne pouvons donc souscrire à l'opinion de VAN GENNEP écrivant: «Avec A. LANC, je réserve le nom de totem à l'allié animal, végétal etc. d'un groupe de parents, clan, phratrie etc. et préfère voir conservé aux alliés et protecteurs animaux etc. d'individus

1

1 L'ensemble des éki ou des défenses rituelles, comme l'a montré le R. P. MARTROU dans son Etude sur les éki (Anthropos 1906), se rattache au fétichisme, ou, si l'on préfère, au culte religieux proprement dit, mais le culte du totem a également ses éki particuliers.

leur nom local (nyarong, nagual1 etc.); sinon, il n'y a plus moyen de s'entendre.» Cf. A. LANG, Social Origins. London 1903,

p. 133-134 2.

Contre A. VAN GENNEP, nous croyons pouvoir dire: le nagual n'est nullement le totem individuel; ce sont deux conceptions différentes répondant à des buts divers. Un de nos voisins, le chef des Esaméndum, avait ainsi pour nagual le serpent noir et pour totem individuel l'antilope mvin.

De plus, il est très important de remarquer avec l'abbé BROS 3, que le culte est totémique, lorsqu'il s'adresse non à un individu, mais à une collectivité. Or, le nagual est un individu, tandisqu'au contraire le totem individuel est une collectivité.

ང་

Nous disons chaque mâle reçoit un totem à sa naissance, sauf l'aîné celui-ci, destiné à perpétuer la race, conserve évidemment le totem familial qui deviendra proprement sien à la mort du chef de famille.

Tout ce que nous dirons désormais, s'appliquera donc de préférence, sauf lorsque nous traiterons à part des totems dérivés, au totem tribal, sur lequel, en somme, repose tout le système.

C'est de même au totem tribal que s'appliquent généralement les définitions données par les auteurs qui se sont occupés plus particulièrement de la question du totémisme. Il faut passer

en revue ceux-ci, avant d'entrer dans la question elle-même, afin qu'il ne reste aucune ambigüité pour ce qui regarde la signification du mot «totem».

a) Auteurs qui se sont occupés de la question du totem.

Les différents auteurs qui depuis quelques années ont traité la question du totémisme, attribuent presque tous les premières recherches scientifiques sur ce sujet à l'Américain MAC-LENNAN 1. Ce fut cet ethnographe, disent-ils, qui attira, il y a trente ans à peine, l'attention des savants et de tous ceux qui s'occupent d'étude des

[Voir à propos de ce mot nagual la note 4 de la page 34.]

2 VAN GENNEP, Tabou et Totémisme à Madagascar. Paris 1904, p. 305. Religion des peuples non civilisés. Paris 1908, p. 208.

Primitive marriage. The worship of plants and animals (Fortnightly

Review). New-York 1870, I, p. 207.

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