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RÉFLEXIONS.

C'est avec justice qu'on a reproché à la poésie latine d'avoir abandonné l'originalité, pour se traîner sur les traces des Grecs. En effet, au lieu de s'en tenir à l'imitation naturelle à quiconque, venu le dernier, hérite de ses prédécesseurs, sans perdre ce qui lui est propre en fait d'esprit, de langue, de traditions, de caractère national, les Romains se rendirent esclaves de formes artistiques particulières à une nation étrangère; aussi ce fut en vain qu'ils tentèrent, à force d'art, d'atteindre à une hauteur où l'élan naturel du génie peut seul conduire.

Nous pensons qu'on doit refuser toute croyance à des poëmes nationaux dont certains critiques modernes ont doté l'enfance de Rome, et dont ils ont supposé que dérivaient les récits romanesques acceptés pour vrais par l'histoire. Un peuple tout imbu de jurisprudence et de légalité, dont les principales actions sont des luttes pour des droits; chez lequel les patriciens dans leur orgueuil, les plébéiens dans leur abaissement visent sans cesse à des résultats pratiques; qui, pour tout poème, a laissé des fragments des Douze Tables, dont une disposition spéciale punissait avec une extrème rigueur la liberté des chants; ce peuple-là ne semble pas être sorti d'un berceau poétique, ni avoir eu ce sentiment élevé de l'existence dont les poèmes héroïques sont le produit le plus insignc.

Si l'Etrurie cût prévalu, l'Italie aurait conservé, avec une forme et un langage lui appartenant en propre, une poésie originale. Rome, au contraire, se résigna, dès son début, à l'imitation, et, en acceptant les dieux de la Grèce, elle dut, avec cux, recevoir l'art, qui, fondé sur la religion, ne pouvait changer que si elle-mème changeait.

Mais chez les Grecs la religion était tout à la fois un culte et un dogme; elle était pour les Romains fable et convention, et elle ne se montre pas autrement dans toute leur poésie. Personne ne croira jamais que Virgile, Horace, Ovide, eussent la moindre foi dans les divinités qu'ils employaient comme machine poétique et comme ornement. Jamais ne s'élança de la lyre latine un

hymne où se fit sentir le moindre souffle, nous ne dirons pas de la pieuse inspiration hébraïque, mais de la conviction qui respire dans les chants d'Homère, d'Eschyle, de Pindare ou d'Orphée.

Le poète ne sentait donc pas la divinité dans son cœur; il n'avait pas autour de lui un peuple pour l'écouter, les Romains étant trop absorbés par les intérêts positifs. Il était donc réduit uniquement à l'art, et en cela il ne pouvait mieux faire que de suivre les Grecs, qui en avaient offert les plus parfaits modèles.*

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Feuilleter jour et nuit les écrivains de la Grèce, voilà ce que l'on recommandait aux jeunes gens qui donnaient des espérances, et non de méditer sur eux-mêmes, sur la nature, sur le monde qui les environnait. On se flattait d'acquérir une gloire éternelle, non pas tant en se confiant dans ses propres forces, que pour avoir étudié les chefs-d'œuvres des maîtres, pour en avoir, à la manière d'une abeille, extrait tout le suc, et aussi pour avoir forcé les Muses, qui les inspiraient, à parler avec intelligence la langue du Latium. Si nous réfléchissons à cette prétention modérée des auteurs romains, nous trouverons moins de vanité dans

La littérature et la poésie devaient presque, pour embellir la paix générale donnée par Auguste au monde romain, et en compensation de la servitude, avoir aussi leur âge d'or, autant que cela était possible au monde païen, déjà marchant vers son déclin. Plaute et Térence ne sauraient guère être considérés que comme d'heureux imitateurs des Grecs; le caractère poétique et le beau style de Virgile et d'Horace ne sauraient arrêter les regards de l'historien universel que par rapport à la langue dont ils se servirent, et qui, dans toute l'époque moderne, a été, comme elle l'est encore, commune à tous les peuples. Tout cela, sans en excepter la féconde imagination d'Ovide, ne peut être regardé par la postérité que comme une mince glanure, auprès de la riche moisson faite chez les Grecs par le génie des arts et de la poésie. Il ne faut pas chercher la poésie du peuple romain dans ses poëmes, comme parmi les Grecs; on la trouvera expressive et vivante dans les jeux sanglants, que le prudent Auguste se gardait d'abolir; dans les combats où le gladiateur expirant devait savoir tomber et mourir avec grâce et dignité, s'il voulait obtenir les applaudissements de la foule; dans le cirque, qui si souvent retentit des cris d'une haine implacable contre les chrétiens, et de ces paroles homicides: Les chrétiens aux lions! » (F.Schlegel, Philosophie de l'histoire.)

** Vos exemplaria græca

Nocturna versate manu, versate diurna.

P. L. II.

HORACE.

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leur assurance continuelle d'atteindre à l'immortalité, en associant leur nom à l'éternité de la fortune romaine.

Si l'on en excepte la satire, dans laquelle le vers épique reçut plus de liberté et non une nonchalance étudiée, dont la pensée fut toute nationale, puisqu'elle roulait sur les mœurs et le caractère romains, les Latins n'ont frayé, en littérature, aucun sentier nouveau, ni atteint leurs modèles dans ceux qui étaient déjà battus. Aussi n'eurent-ils point de théâtre à eux, les traditions et les sentiments nationaux pouvant seuls lui servir de base. La poésie lyrique surtout eut à en souffrir; car si elle doit être l'ex pression harmonique des sentimens intimes, rien ne peut lui nuire davantage que de trouver la réminiscence où l'on cherche l'inspiration, et que d'être retenue dans son émotion par la pensée que le poète ne chante pas, et ne fait que se souvenir.

Ainsi, en général, la poésie latine nous semble avoir négligé les antiques traditions nationales et patriotiques, avoir vainement cherché à imiter certaines formes étrangères, qui, arrachées au sol natal, paraissent toujours froides, sans force et sans vie, ou n'ont du moins qu'une vie misérable, étiolée et superficielle, comme ces plantes qui croissent dans nos serres chaudes.

Cependant la littéraire romaine, devons-nous dire avec F. Schlegel, a un caractère qui lui donne une dignité et une importance propres, malgré la grande supériorité qu'a sur elle la littérature grecque qui lui servit de modèle. Ce mérite appartient

* Non-seulement Virgile et Horace, mais Phèdre lui-même se regardent comme certains d'une gloire qui ne périra plus.

Phèdre dit :

Habebunt certe quo se oblectent posteri....
Ergo hinc abesto, livor, ne frustra gemas,
Quoniam solemnis mihi debetur gloria.

Prol. du liv. III.

Ovide dit dans les Métamorphoses, liv. XV, ad fin.:

Jamque opus exegi quod nec Jovis ira, nec ignes,
Nec poterit ferrum, nec edax abolere vetustas....
Parte tamen meliore mei super alta perennis
Astra ferar, nomenque erit indelebile nostrum.
Quaque patet domitis romana potentia terris,
Ore legar populi; perque omnia secula fama
(Si quid habent verè vatum præsagia), vivam.

à la nation entière, ainsi qu'à Rome, grand centre de l'histoire ancienne et moderne du monde.

De même que le sculpteur doit être inspiré par une grande idée qui remplisse tout son être, par une idée qui lui fasse oublier toutes les autres, dans laquelle il vive uniquement, et qui se reproduise dans tous ses ouvrages, comme dans autant d'essais et de moyens, ne différant que par l'exécution et tendant tous à exprimer cette grande idée intérieure, à la rendre visible, et à l'exposer à tous les regards; de même le véritable poète, ainsi que tout écrivain de génie, est sous le joug d'une semblable idée qui lui est entièrement propre et qui devient pour lui le centre vers lequel tout gravite, auquel il rapporte tout, et dont la forme particulière sous laquelle il cherche à l'exposer n'est que l'expression. intérieure. Voilà ce qui distingue les Grecs des Romains. Que l'on compare les grands poètes des temps florissants de la Grèce, Eschyle, Pindare, Sophocle ou Aristophane, le poète populaire et patriotique, l'orateur Démosthène, Hérodote et Thucydide qui occupent le premier rang parmi les historiens, ou Platon et Aristote, les deux plus grands et les deux plus profonds penseurs, et l'on verra que chacun d'eux a une idée qui lui est propre, qui est tout pour lui, et que réfléchissent toutes ses productions. Il en est de même d'Homère, bien que dans ses deux immortels poëmes cette préoccupation soit moins l'effet de l'art que le résultat de la plus heureuse perfection, de la force naturelle la plus grande. Voilà pourquoi nous trouvons dans chacun de ces grands écrivains une manière de penser bien différente et qui lui est propre, une méthode d'exposition et une forme qui lui sont particulières, un style et même une langue à lui, et qu'en les lisant on croirait entrer dans un monde nouveau. Nous voyons ici dans leurs plus heureux développements, dans la plénitude de la perfection, tous les éléments et toutes les forces élémentaires de l'esprit humain parvenu à un haut degré de culture. Si Homère nous fournit la preuve la plus manifeste de la force d'imagination poétique des beaux temps de l'époque héroïque, Aristote nous montre le sommet et la circonférence de tout ce que les lumières naturelles de l'antiquité pouvaient atteindre, soit par la seule force de la pensée, soit par l'expérience scientifique.

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plus de liberté et non une nonchalance
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Telles étaient la richesse et la diversité du développement intellectuel des Grecs; et c'est en vain que nous chercherions cet esprit d'originalité dans les auteurs romains. Mais ils ont quelque chose qui compense bien ce défaut; eux aussi sont préoccupés d'une grande idée, non d'une idée particulière à chacun d'eux, mais qui leur est commune à tous, l'idée de Rome, de cette Rome si admirable par ses vieilles mœurs, si terrible par la rigueur de ses lois, si étonnante même par ses erreurs, et à jamais mémorable par la domination qu'elle a exercée sur l'univers. C'est là l'esprit qui respire dans tous les écrits des Romains, et cet esprit leur donne une élévation indépendante de tout le talent et de toute la finesse des Grecs, qu'ils ont souvent cherché à imiter sans succès. (Philosophie de l'histoire.)

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Cette grande idée de Rome est sensible surtout dans Horace et dans Virgile. En les lisant nous nous rappelons involontairement ce trait profond et sublime :

Tu regere imperio populos, Romane, memento.

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