Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE XII.

Des manières et des mœurs dans l'état despotique.

C'est une maxime capitale, qu'il ne faut jamais changer les mœurs et les manières dans l'état despotique rien ne seroit plus promptement suivi d'une révolution. C'est que, dans ces états, il n'y a point de lois, pour ainsi dire; il n'y a que des mœurs et des manières; et si vous renversez cela,

vous renversez tout.

Les lois sont établies, les mœurs sont inspirées; celles-ci tiennent plus à l'esprit général, celles-là tiennent plus à une institution particulière : or il est aussi dangereux, et plus, de renverser l'esprit général que de changer une institution particulière.

On se communique moins dans les pays où chacun, et comme supérieur et comme inférieur, exerce et souffre un pouvoir arbitraire, que dans ceux où la liberté règne dans toutes les conditions. On y change donc moins de manières et de moeurs; les manières plus fixes approchent plus des lois : ainsi, il faut qu'un prince ou un législateur y choque moins les mœurs et les manières que dans aucun pays du monde.

Les femmes y sont ordinairement enfermées, et n'ont point de ton à donner. Dans les autres

DE L'ESPRIT DES LOIS. T. II.

5

pays, où elles vivent avec les hommes, l'envie qu'elles ont de plaire et le désir que l'on a de leur plaire aussi font que l'on change continuellement de manières. Les deux sexes se gâtent, ils perdent l'un et l'autre leur qualité distinctive et essentielle; il se met un arbitraire dans ce qui étoit absolu, et les manières changent tous les jours.

CHAPITRE XIII.

Des manières chez les Chinois.

Mais c'est à la Chine que les manières sont indestructibles. Outre que les femmes y sont absolument séparées des hommes, on enseigne dans les écoles les manières comme les mœurs. On connoît un lettré1 à la façon aisée dont il fait la révérence. Ces choses, une fois données en préceptes et par de graves docteurs, s'y fixent comme des principes de morale, et ne changent plus.

'Dit le P. Duhalde.

mmme

CHAPITRE XIV.

Quels sont les moyens naturels de changer les mœurs et les manières d'une nation.

Nous avons dit que les lois étoient des institutions particulières et précises du législateur, et les mœurs et les manières des institutions de la nation en général. De là il suit que, lorsqu'on veut changer les mœurs et les manières, il ne faut pas les changer par les lois, cela paroîtroit trop tyrannique; il vaut mieux les changer par d'autres mœurs et d'autres manières.

Ainsi, lorsqu'un prince veut faire de grands changements dans sa nation, il faut qu'il réforme par les lois ce qui est établi par les lois, et qu'il change par les manières ce qui est établi par les manières; et c'est une très mauvaise politique de changer par les lois ce qui doit être changé par les manières.

per

La loi qui obligeoit les Moscovites à se faire coula barbe et les habits, et la violence de Pierre I, qui faisoit tailler jusqu'aux genoux les longues robes de ceux qui entroient dans les villes, étoient tyranniques. Il y a des moyens pour empêcher les crimes; ce sont les peines : il y en a pour faire changer les manières; ce sont les exemples.

La facilité et la promptitude avec laquelle cette

nation s'est policée a bien montré que ce prince avoit trop mauvaise opinion d'elle; et que ces peuples n'étoient pas des bêtes, comme il le disoit. Les moyens violents qu'il employoit étoient inutiles; il seroit arrivé tout de même à son but par la douceur.

Il éprouva lui-même la facilité de ces changements. Les femmes étoient renfermées et en quelque façon esclaves; il les appela à la cour, il les fit habiller à l'allemande, il leur envoyoit des étoffes. Ce sexe goûta d'abord une façon de vivre qui flattoit si fort son goût, sa vanité et ses passions, et la fit goûter aux hommes.

Ce qui rendit le changement plus aisé, c'est que les mœurs d'alors étoient étrangères au climat, et y avoient été apportées par le mélange des nations et par les conquêtes. Pierre I, donnant les mœurs et les manières de l'Europe à une nation d'Europe, trouva des facilités qu'il n'attendoit pas lui-même. L'empire du climat est le premier de tous les empires. Il n'avoit donc pas besoin de lois pour changer les mœurs et les manières de sa nation : il lui eût suffi d'inspirer d'autres mœurs et d'autres manières.

En général, les peuples sont très attachés à leurs coutumes; les leur ôter violemment, c'est les rendre malheureux : il ne faut donc pas les changer, mais les engager à les changer eux-mêmes.

Toute peine qui ne dérive pas de la nécessité est tyrannique. La loi n'est pas un pur acte de puissance; les choses indifférentes par leur nature ne sont pas de son ressort.

CHAPITRE XV.

Influence du gouvernement domestique sur le politique.

Ce changement des mœurs des femmes influera sans doute beaucoup dans le gouvernement de Moscovie. Tout est extrêmement lié le despotisme du prince s'unit naturellement avec la servitude des femmes; la liberté des femmes avec l'esprit de la monarchie.

CHAPITRE XVI.

Comment quelques législateurs ont confondu les principes qui gouvernent les hommes.

Les mœurs et les manières sont des usages que les lois n'ont point établis, ou n'ont pas pu, ou n'ont pas voulu établir.

Il y a cette différence entre les lois et les mœurs, que les lois règlent plus les actions du citoyen, et que les mœurs règlent plus les actions de l'homme. Il y a cette différence entre les mœurs et les ma

« PreviousContinue »