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des Grecs', et étoit encore moins de celui des Romains.

Ils ne destinoient donc à la marine que ceux qui n'étoient pas des citoyens assez considérables 2 pour avoir place dans les légions : les gens de mer étoient ordinairement des affranchis.

Nous n'avons aujourd'hui ni la même estime pour les troupes de terre ni le même mépris pour celles de mer. Chez les premiers3 l'art est diminué; chez les seconds4 il est augmenté : or on estime les choses à proportion du degré de suffisance qui est requis pour les bien faire.

CHAPITRE XIV.

Du génie des Romains pour le commerce.

On n'a jamais remarqué aux Romains de jalousie sur le commerce: ce fut comme nation rivale, et non comme nation commerçante, qu'ils attaquèrent Carthage. Ils favorisèrent les villes qui faisoient le commerce, quoiqu'elles ne fussent pas sujettes: ainsi ils augmentèrent, par la cession de plusieurs pays, la puissance de Marseille. Ils crai

1 Comme l'a remarqué Platon, liv. IV, des Lois.

2 Polybe, liv. v.

3 Voyez les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains, etc. ▲ Ibid.

gnoient tout des Barbares, et rien d'un peuple négociant; d'ailleurs leur génie, leur gloire, leur éducation militaire, la forme de leur gouvernement, les éloignoient du commerce.

Dans la ville, on n'étoit occupé que de guerres, d'élections, de brigues et de procès; à la campagne, que d'agriculture; et, dans les provinces, un gouvernement dur et tyrannique étoit incompatible avec le commerce.

Que si leur constitution politique y étoit opposée, leur droit des gens n'y répugnoit pas moins. « Les peuples, dit le jurisconsulte Pomponius', << avec lesquels nous n'avons ni amitié, ni hospitalité, ni alliance, ne sont point nos ennemis :

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cependant, si une chose qui nous appartient << tombe entre leurs mains, ils en sont proprié«< taires; les hommes libres deviennent leurs es«< claves, et ils sont dans les mêmes termes à notre égard. »

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Leur droit civil n'étoit pas moins accablant. La loi de Constantin, après avoir déclaré bâtards les enfants des personnes viles qui se sont mariées avec celles d'une condition relevée, confond les femmes qui ont une boutique de marchandises avec les esclaves, les cabaretières, les femmes de théâtre, les filles d'un homme qui tient un lieu de

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'Quæ mercimoniis publicè præfuit. Leg. 1, cod. de natural. liberis.

prostitution, ou qui a été condamné à combattre sur l'arène. Ceci descendoit des anciennes institutions des Romains.

Je sais bien que des gens pleins de ces deux idées, l'une que le commerce est la chose du monde la plus utile à un état, et l'autre que les Romains avoient la meilleure police du monde, ont cru qu'ils avoient beaucoup encouragé et honoré le commerce; mais la vérité est qu'ils y ont rarement pensé.

CHAPITRE XV.

Commerce des Romains avec les Barbares.

Les Romains avoient fait de l'Europe, de l'Asie, et de l'Afrique, un vaste empire : la foiblesse des peuples et la tyrannie du commandement unirent toutes les parties de ce corps immense. Pour lors la politique romaine fut de se séparer de toutes les nations qui n'avoient pas été assujéties : la crainte de leur porter l'art de vaincre fit négliger l'art de s'enrichir. Ils firent des lois pour empêcher tout commerce avec les barbares. « Que personne, << disent1 Valens et Gratien, n'envoie du vin, de l'huile, ou d'autres liqueurs, aux barbares, même

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Leg. Ad barbaricum, cod. quæ res exportari non debeant.

DE L'ESPRIT DES LOIS. T. II.

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« pour en goûter. Qu'on ne leur porte point de l'or,

ajoutent Gratien, Valentinien, et Théodose, et « que, même ce qu'ils en ont, on le leur ôte avec «< finesse. » Le transport du fer fut défendu sous peine de la vie2.

Domitien, prince timide, fit arracher les vignes dans la Gaule 3, de crainte sans doute que cette liqueur n'y attirât les barbares, comme elle les avoit autrefois attirés en Italie. Probus et Julien, qui ne les redoutèrent jamais, en rétablirent la plantation.

Je sais bien que, dans la foiblesse de l'empire, les barbares obligèrent les Romains d'établir des étapes 4 et de commercer avec eux. Mais cela même prouve que l'esprit des Romains étoit de ne pas

commercer.

CHAPITRE XVI.

Du commerce des Romains avec l'Arabie et les Indes.

Le négoce de l'Arabie heureuse et celui des Indes furent les deux branches et presque les seules 'du commerce extérieur. Les Arabes avoient de grandes richesses; ils les tiroient de leurs mers et

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Leg. 11, cod. de commerc. et mercator.
Leg. 11. Quæ res exportari non debeant.

3 Procope, Guerre des Perses, liv. 1er.

4 Voyez les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence.

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de leurs forêts; et, comme ils achetoient peu et vendoient beaucoup, ils attiroient 1 à eux l'or et l'argent de leurs voisins. Auguste connut leur opulence, et il résolut de les avoir pour amis ou pour ennemis. Il fit passer Élius Gallus d'Égypte en Arabie. Celui-ci trouva des peuples oisifs, tranquilles, et peu aguerris; il donna des batailles, fit des siéges, et ne perdit que sept soldats; mais la perfidie de ses guides, les marches, le climat, la faim, la soif, les maladies, des mesures mal prises, lui firent perdre son armée.

Il fallut donc se contenter de négocier avec les Arabes, comme les autres peuples avoient fait, c'est-à-dire de leur porter de l'or et de l'argent pour leurs marchandises. On commerce encore avec eux de la même manière; la caravane d'Alep et le vaisseau royal de Suez y portent des sommes immenses 3.

La nature avoit destiné les Arabes au commerce; elle ne les avoit pas destinés à la guerre : mais, lorsque ces peuples tranquilles se trouvèrent sur les frontières des Parthes et des Romains, ils devinrent auxiliaires des uns et des autres. Élius Gallus les avoit trouvés commerçants; Mahomet

' Pline, liv. vII, chap. xxviii; et Strabon, liv. xvI.

2 Ibid.

3 Les caravanes d'Alep et de Suez y portent deux millions de notre monnoie, et il en passe autant en fraude : le vaisseau royal de Suez y porte aussi deux millions.

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