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que ce qu'elles ont de mobile; et, dans ce qu'il a de subtil, nous devons nos plus doux plaisirs à ce qui est à peine existant, à ces vapeurs plus que légères, et à ces invisibles ondulations qui, en nous pénétrant, nous élèvent plus haut et plus loin que nos sens. Pressés et poussés par les corps, nous ne sommes vraiment atteints que par l'esprit des choses, tant nous-mêmes sommes esprit !

:

VI.

Je disais bien la matière est une apparence; tout est peu, et rien n'est beaucoup; car qu'est-ce que le monde entier? J'y ai pensé, je le crois, je le vois presque, et je le dirai hardiment. Le monde entier n'est qu'un peu d'éther condensé, l'éther qu'un peu d'espace, et l'espace qu'un point, qui fut doué de la susceptibilité d'étaler un peu d'étendue, lorsqu'il serait développé, mais qui n'en avait presque aucune, quand Dieu l'émit hors de son sein. Newton lui-même le disait : « Quand Dieu vou«<lut créer le monde, il ordonna à un morceau d'espace << de devenir et de rester impénétrable. » Avec ses gravitations, ses attractions, ses impulsions et toutes ces forces aveugles dont les savants font tant de bruit, avec les énormes masses qui effrayent nos yeux, la matière tout entière n'est qu'une parcelle de métal, qu'un grain de verre rendu creux, une bulle d'eau soufflée, où le clair-obscur fait son jeu, une ombre, enfin, où rien ne pèse que sur soi, n'est impénétrable qu'à soi, n'attire ou ne retient que soi, et ne semble fort et immense qu'à l'extrême exiguïté, à la petitesse infinie des particules de ce tout, qui est à peu près rien. Tout ce monde, quand la main de Dieu le soupèse, quel poids a-t-il? quand le regard de Dieu l'embrasse, quelle étendue a-t-il? quand il le voit, que lui en semble? et quand il

le pénètre, qu'y trouve-t-il? Voilà la question. La plus terrible des catastrophes imaginables, la conflagration de l'univers, que pourrait-elle être autre chose que le petillement, l'éclat et l'évaporation d'un grain de poudre à la chandelle?

O vérité! il n'y a que les âmes et Dieu qui offrent de la grandeur et de la consistance à la pensée, lorsqu'elle rentre en elle-même, après avoir tout parcouru, tout sondé, tout essayé à ses creusets, tout épuré à sa lumière et à la lumière des cieux, tout approfondi, tout

connu.

TITRE III.

DE L'HOMME, DES ORGANES,

DE L'AME ET DES FACULTÉS INTELLECTUELLES.

:

I.

Il y a deux existences que l'homme enfermé dans luimême pourrait connaître la sienne et celle de Dieu; je suis, donc Dieu est. Mais la sensation seule peut lui apprendre celle des corps.

II.

Nous voyons tout à travers nous-mêmes. Nous sommes un milieu toujours interposé entre les choses et nous.

III.

L'homme n'habite, à proprement parler, que sa tête et son cœur. Tous les lieux qui ne sont pas là ont beau être devant ses yeux, à ses côtés ou sous ses pieds, il n'y est point.

IV.

Le corps est la baraque où notre existence est campée.

V.

Ce n'est guère que par le visage qu'on est soi. Le corps montre le sexe plus que la personne, l'espèce plus que l'individu.

VI.

Au-dessous de la tête, des épaules et de la poitrine commence l'animal, ou cette partie du corps où l'âme ne doit pas se plaire.

VIL.

Il y a, dans le visage, quelque chose de lumineux, qui ne se trouve pas dans les autres parties du corps.

VIII.

Le sourire réside sur les lèvres; mais le rire a son siége et sa bonne grâce sur les dents.

IX.

Il y a, dans les yeux, de l'esprit, de l'âme et du corps.

X.

Il n'appartient qu'à la tête de réfléchir, mais tout le corps a de la mémoire. Les pieds d'un danseur, les doigts d'un musicien habile, ont, dans un degré éminent, la faculté de se ressouvenir.

XI.

La voix est un son humain que rien d'inanimé ne saurait parfaitement contrefaire. Elle a une autorité et une propriété d'insinuation qui manquent à l'écriture. Ce n'est pas seulement de l'air, c'est de l'air modulé par nous, imprégné de notre chaleur, et comme enveloppé par la vapeur de notre atmosphère, dont quelque émanation l'accompagne, et qui lui donne une certaine configuration et de certaines vertus propres à agir sur l'esprit. La parole n'est que la pensée incorporée.

XII.

L'homme, en famille, est doué de la faculté d'inventer un langage, comme le castor de celle de bâtir là où il trouve de l'eau et des arbres. Le besoin de parler n'est pas moins inhérent à l'un que le besoin de bâtir à l'autre. L'homme invente les langues, non avec l'uni

formité suivant laquelle construit le castor, assujetti par le genre fixe et borné de son instinct, mais avec les variétés possibles à l'intelligence. L'invention des langues est donc une industrie naturelle, c'est-à-dire commune, et, en quelque sorte, donnée à tous. Quant à son exercice, il ne faut pas s'imaginer qu'il soit si difficile d'inventer quelques mots : les enfants même en sont capables, et le genre humain a partout commencé comme eux. Or, peu de mots suffiraient à une famille isolée, et qui ne connaîtrait que ses besoins et sa demeure. C'est de peu de mots aussi que se composent d'abord les idiomes des inventeurs. D'autres surviennent, et ajoutent aux mots connus des mots nouveaux. Imposer des noms n'est pas plus difficile que d'imposer des figures. Les langues des sauvages ne sont donc pas plus merveilleuses que les cartes de leur pays qu'ils tracent sur des peaux de cerf. Dessiner, c'est parler aux yeux, et parler, c'est peindre à l'oreille. Il y a loin du dessin d'un huron à un tableau de David, et du premier idiome des arcades à la langue de Cicéron, comme il y a loin de la pirogue ou du canot creusé, avec le feu, dans un tronc d'arbre, à un navire de haut bord, d'un carbet scythe à la ville de Constantin. Courber un arc, y attacher une corde, y ajuster une flèche, sont des opérations aussi compliquées et aussi difficiles que celle de construire une phrase; et cependant l'arc et la flèche sont partout; partout où il y a des insulaires, il y a des barques; partout où il y a des hommes et des forêts, il У a de la chasse et des armes, des armes qui atteignent de loin. Partout où il y a plusieurs hommes, il y a des mots. L'homme est né avec la faculté de parler; qui la lui donne? Celui qui donne son chant à l'oi

seau.

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