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vers le ciel lorsqu'elle n'a plus d'aliment sur la terre.

Les devoirs de la nature ajoutaient encore au bonheur de leur société. Leur amitié mutuelle redoublait à la vue de leurs enfans, fruits d'un amour également infortuné. Elles prenaient plaisir à les mettre ensemble dans le même bain, et à les coucher dans le même berceau. Souvent elles les changeaient de lait. « Mon amie, disait madame de la Tour, cha«< cune de nous aura deux enfans, et chacun

de ncs enfans aura deux mères. » Comme deux bourgeons qui restent sur deux arbres de la même espèce, dont la tempête a brisé toutes les branches, viennent à produire des fruits plus doux, si chacun d'eux, détaché du tronc maternel, est greffé sur le tronc voi sin; ainsi, ces deux petits enfans, privés de tous leurs parens, se remplissaient de sentimens plus tendres que ceux de fils et de fille de frère et de sœur, quand ils venaient à être changés de mamelles par les deux amies qui leur avaient donné le jour. Déjà leurs mères parlaient de leur mariage, sur leurs berceaux, et cette perspective de félicité conjugale, dont elles charmaient leurs propres peines, finissait bien souvent par les faire pleurer; l'une se rappelant que ses maux étaient venus d'avoir

négligé l'hymen, et l'autre d'en avoir subi les lois; l'une, de s'être élevée au-dessus de sa condition, et l'autre, d'en être descendue ; mais elles se consolaient, en pensant qu'un jour, leurs enfans plus heureux, jouiraient à la fois, loin des cruels préjugés de l'Europe, des plaisirs de l'amour et du bonheur de l'égalité.

Rien en effet n'était comparable à l'attachement qu'ils se témoignaient déjà. Si Paul yenait à se plaindre, on lui montrait Virginie; à sa vue, il souriait et s'appaisait. Si Virginie souffrait, on en était averti par les cris de Paul; mais cette aimable fille dissimulait aussitôt son mal, pour qu'il ne souffrît pas de sa douleur. Je n'arrivais point de fois ici, que je ne les visse tous deux, tous nus, suivant la coutume du pays, pouvant à peine marcher, se tenant ensemble par les mains, et sous les bras, comme on représente la constellation des Gémeaux. La nuit même ne pouvait les séparer: elle les surprenait souvent couchés dans le même berceau, joue contre joue, poitrine contre poitrine, les mains passées mutuellement autour de leurs cous et endormis dans les bras l'un de l'autre.

Lorsqu'ils surent parler, les premiers noms. qu'ils apprirent à se donner, furent ceux de frère et de sœur. L'enfance qui connaît des.

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caresses plus tendres

ne connaît point de plus doux noms. Leur éducation ne fit que redoubler leur amitié, en la dirigeant vers leurs besoins réciproques. Bientôt, tout ce qui regarde l'économie, la propreté, le soin de préparer un repas champêtre, fut du ressort de Virginie, et ses travaux étaient toujours suivis des louanges et des baisers de son frère. Pour lui, toujours en action, il bêchoit le jardin avec Domingue, ou une petité hache à la main il le suivait dans les bois; et si dans ses courses, une belle fleur, un bon fruit, ou un nid d'oiseaux se présentaient à lui, eussent-ils été au haut d'un arbre, il l'escaladait pour les apporter à sa sœur.

Quand on en rencontrait un quelque part, on était sûr que l'autre n'était pas loin. Un jour, que je descendais du sommet de cette montagne, j'aperçus, à l'extrémité du jardin, Vir¬ ginie qui accourait vers la maison, la tête couverte de son jupon qu'elle avait relevé par derrière , pour se mettre à l'abri d'une ondée de pluie. De loin, je la crus seule, et m'étant avancé vers elle pour l'aider à marcher, je vis qu'elle tenait Paul par le bras, enveloppé presqu'en entier de la même couverture, riant l'un et l'autre d'être ensemble à l'abri, sous un parapluie de leur invention. Ces deux têtes char

mantes, renfermées sous ce jupon bouffant me rappelèrent les enfans de Léda enclos dans la même coquille.

Toute leur étude était de se complaire et de s'entr'aider. Au reste, ils étaient ignorans comme des Créoles, et ne savaient ni lire ni écrire. Ils ne s'inquiétaient pas de ce qui s'était passé dans des tems reculés et loin d'eux; leur curiosité ne s'étendait pas au-delà de cette montagne. Ils croyaient que le monde finissait où finissait leur île, et ils n'imaginaient rien d'aimable où ils n'étaient pas. Leur affection mutuelle et celle de leurs mères occupaient toute l'activité de leurs ames. Jamais des sciences inutiles n'avaient fait couler leurs larmes. Jamais les leçons d'une triste morale ne les avaient remplis d'ennui. Ils ne savaient pas qu'ils ne faut pas dérober, tout chez eux étant commun; ni être intempérant, ayant à discrétion des mets simples; ni menteur, n'ayant aucune vérité à dissimuler. On ne les avait jamais effrayés, en leur disant que Dieu réserve des punitions terribles aux enfans ingrats; chez l'amitié filiale était née de l'amitié maternelle. On ne leur avait appris de la religion que ce qui la fait aimer, et s'ils n'offraient pas à l'église de longues prières, par-tout où ils étaient, dans la maison, dans les champs, dans

eux,

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les bois, ils levaient vers le ciel des mains innocentes et un cœur plein de l'amour de leurs parens.

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Ainsi se passa leur première enfance, comme une belle aube qui annonce un plus beau jour. Déjà ils partageaient avec leurs mères tous les soins du ménage. Dès que le chant du coq annonçait le retour de l'aurore, Virginie se levait, allait puiser de l'eau à la source voişine, et rentrait dans la maison pour préparer le déjeûner: bientôt après, quand le soleil dorait les pitons de cette enceinte, Marguerite et son fils se rendaient chez madame de la Tour alors ils commençaient tous ensemble une prière suivie du premier repas; souyent ils le prenaient devant la porte,assis sur l'herbe, sous un berceau de bananiers qui leur fournissaient à la fois des mets tout préparés dans leurs fruits substantiels, et du linge de table dans leurs feuilles longues et lustrées. Une nourriture saine et abondante développait rapidement les corps de ces deux jeunes gens, et une éducation douce peignait dans leur physionomie la pureté et le contentement de leur ame. Virginie n'avait que douze ans : déjà sa taille était plus qu'à demi-formée; de grands cheveux blonds ombrageaient sa tête; ses yeux bleus et ses lèvres de corail brillaient du plus

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