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avec une éloquence animée et naturelle; enfin le progrès des arts et des lettres dans un grand siècle y est marqué en traits rapides et lumineux. C'est un chefd'œuvre d'esprit et de grace dans un genre difficile et souvent ingrat. Lorsque Fénelon prononça ce discours, il était encore peu connu comme écrivain; il n'avait publié que le livre de l'Éducation des Filles et le Traité du Ministère des Pasteurs; il se révélait sous un aspect nouveau, et comme un talent de premier ordre, dans le grand art du style oratoire1.

Un intervalle de vingt ans sépare de ce discours le Mémoire sur les occupations de l'Académie, qui luimême n'est, pour ainsi dire, que la première esquisse de la Lettre à l'Académie françoise. Ces deux ouvrages tiennent l'un à l'autre, par le sujet, et par les circonstances qui les ont fait naître; et, quoique la forme en soit différente, il est difficile de les apprécier séparément. Écrits d'ailleurs à la même époque, quelques mois avant la mort de Fénelon, ils sont comme les derniers fruits de ce génie facile et heureux.

Pour se rendre mieux compte de leur importance, il faut se représenter l'état de choses et la situation d'esprit où se trouvait Fénelon quand il les composa. A la fin de l'année 1713, après dix-huit ans d'une résidence imposée avec toutes les rigueurs de l'exil, il n'avait plus, pour alléger les ennuis de sa disgrâce, ni le spectacle des grandes affaires, ni l'influence d'humanité et de religion qu'il avait exercée dans la malheu

1. Voy. l'Histoire de Fénelon, par le cardinal de Bausset, liv. I, § 109-110, édit. Lecoffre, 1850, t. I, p. 267-272).

reuse guerre de Flandre. La paix était faite, et si le royaume commençait à respirer après des malheurs extrêmes, lui-même se trouvait réduit à une sorte d'inaction incompatible avec l'ardeur et l'élévation de son ame. Sa santé devenait chaque jour plus mauvaise : à tant de chagrins qui l'avaient minée depuis longtemps s'était ajoutée la perte de plusieurs amis; la mort du Duc de Bourgogne, son cher et précieux élève, avait anéanti tout ce qui lui restait d'espérances, et, s'il est permis de le dire, d'ambition. Dans cet isolement douloureux, il fallait quelque distraction à son cœur si cruellement éprouvé, en attendant ou qu'un changement de règne le tirât de l'exil, ou que la mort vînt le délivrer de ses peines. Les lettres furent pour lui une consolation, plutôt qu'une étude.

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Il avait conservé toujours un goût vif et délicat pour les arts et la littérature, qui avaient fait le charme de sa jeunesse : le moment était favorable pour y revenir. En même temps que la paix se rétablissait de toutes parts, on se remettait avec empressement aux travaux de l'esprit, trop négligés durant la guerre. L'Académie française, se mêlant au mouvement général, et tendant de plus en plus à devenir véritablement un grand corps littéraire, entreprenait de donner plus d'activité et de variété à ses occupations. Au lieu de se borner à la révision lente et obscure de son Dictionnaire, elle songeait à composer aussi des ouvrages de critique et de littérature, propres à instruire et à intéresser le public. Dans une délibération du 23 novembre 1713, elle avait arrêté que chacun des académiciens donnerait son avis

par

écrit sur les travaux qui devraient occuper la compagnie après l'impression de la deuxième édition du Dictionnaire, et son nouveau secrétaire perpétuel, M. Dacier, avait été chargé d'informer de cette résolution les membres absents, auxquels on laissait jusqu'au 1er avril 1714 pour envoyer leur projet.

Fénelon, occupé depuis plusieurs années à militer contre le jansénisme1, saisit avec plaisir cette occasion qui s'offrait à lui d'écrire sur des matières de tout temps chères à son goût, et d'ailleurs moins arides et moins périlleuses que celles de la théologie. C'était une voie naturelle pour faire connaître ses idées et ses sentiments particuliers sur la littérature, la critique et l'art; il trouvait là en même temps à satisfaire sans éclat son goût de projets et de réformes, et à occuper son imagination, que ni les souffrances du corps et de l'ame, ni les travaux de la polémique religieuse n'avaient pu éteindre. Il commença donc vraisemblablement, vers les premiers jours de 1714, par écrire son Mémoire, pour répondre à l'invitation de l'Académie. Mais se renfermant encore dans le cercle tracé depuis longtemps des occupations académiques, il ne s'attachait dans ce premier écrit qu'à la recherche des moyens propres à perfectionner la langue française, à la rendre de plus en plus universelle, et familière même aux étrangers. A cette fin, il proposait d'abord une sorte de journal philologique, où tous les académiciens eussent tour à tour apporté leur part d'observations sur la

1. Voy. l'Histoire de Fénelon, liv. V et VI (t. III).

langue; ensuite il demandait un commentaire grammatical et littéraire sur les principaux auteurs français : idée excellente, et dont l'exécution eût porté loin la gloire de l'Académie1. Dans ce vaste répertoire d'observations générales et particulières, tant sur les mots de la langue que sur le style, les pensées, et les principes de l'art dans nos meilleurs écrivains, on devait trouver les matériaux d'une Grammaire, et ceux d'une Rhétorique et d'une Poétique françaises, selon les vues des fondateurs de l'Académie, qui avaient voulu qu'elle étendît son étude à tous les éléments de l'art d'écrire, et qu'elle fit un jour, sur les règles de la langue et sur celles de l'élocution oratoire et poétique, le même travail que pour le vocabulaire.

Cette suite d'ouvrages devait, dans la pensée de Fénelon, donner une vie nouvelle à l'Académie, et une direction vraiment utile et sérieuse à ses travaux, en excitant dans ses membres l'émulation et l'assiduité; mais pour en arriver là, il jugeait nécessaire de réformer son ancienne constitution, et d'y établir une bonne discipline. Voulait-il que l'Académie française devînt un corps laborieux et savant, comme a été depuis celle des Inscriptions et Belles-Lettres? on ne sait sans doute cet esprit vif et fécond avait peine à comprendre qu'une si illustre compagnie réduisît son activité à conférer sur des mots, entendre des harangues,

mais

1. Cette idée était déjà venue à Boileau, qui voulait aussi que l'Académie française prit l'essor, et ne se bornât pas à son Dictionnaire; il demandait qu'elle fit une espèce de commentaire grammatical sur les auteurs français déclarés classiques, et sur de bonnes traductions d'auteurs de l'antiquité, Voy. D'Olivet, Histoire de l'Académie, édit. de 1730, p. 121-123.

assister à des services funèbres, et aller en députation complimenter le Roi, les Princes et quelquefois ses propres membres, sur le moindre événement.

Ce Mémoire, d'un style si familier et si simple, n'avait point été fait pour le public; ce n'était, pour ainsi dire, qu'une consultation à l'usage particulier de l'Académie. Mais cet avis s'étant trouvé un peu plus détaillé que ceux des autres membres, l'Académie, dans sa séance du 26 mai 1714, prit la résolution de le faire imprimer, comme elle avait déjà fait pour celui de M. de Valincour, et elle ordonna au Secrétaire d'écrire à l'archevêque de Cambrai pour avoir son consentement1. Fénelon se fit alors rendre son ouvrage, en demandant du temps afin de le revoir pour l'impression : au mois d'octobre, il le renvoya à l'Académie. Ce fut dans cet intervalle sans doute que, pour rendre son écrit plus digne du public, en y introduisant des idées d'un ordre plus général et plus élevé, il lui donna la forme de Lettre, et en fit un ouvrage nouveau, où, l'objet restant en apparence le même, la matière était singulièrement agrandie, et ornée de toutes les graces du style.

Peu à peu, en effet, les questions traitées dans le Mémoire avaient pris plus d'importance, et d'autres s'y mêlant encore, Fénelon fut entraîné par les circonstances et par l'intérêt du sujet, autant que par le vœu de ses confrères, à reproduire son Mémoire sous

1. L'abbé de Saint-Pierre, qui fut quelques années plus tard exclu de l'Académie, publia aussi son avis sous le titre de Discours sur le sujet des conférences futures de l'Académie françoise (1714, in-4), reproduit, en 1716, dans le tome XII du recueil intitulé Histoire critique de la République des Lettres (Amsterdam, 1712-18, 15 vol. in-12).

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