Page images
PDF
EPUB

sur le fond, il met dans la forme tous les ménagements et les tours délicats qui étaient le propre de son caractère et de son esprit. Ses traits les plus vifs n'ont rien qui blesse; il est toujours aimable, même dans sa sévérité. Toutes ses expressions ont une grace naturelle et irrésistible; son style est rempli des figures les plus familières et les plus agréables: presque toujours il a l'air de faire une conversation avec son lecteur, et de n'être occupé qu'à lui plaire pour le gagner. Il abonde en images heureuses, en souvenirs délicieux; il répand une multitude de citations vives et charmantes1. On voit partout un génie facile et brillant, une doctrine aimable et naïve, une littérature riche et variée, une critique animée par l'imagination et le sentiment, éclairée par la connaissance et l'usage de l'histoire, tempérée par une politesse et un goût exquis; nul pédantisme, nulle déclamation, nulle sécheresse: on est séduit et captivé, encore plus que convaincu, et ce qu'on éprouve est moins de l'admiration que de l'enchantement. C'est l'effet que produisit la Lettre à l'Académie sur ceux à qui elle était adressée dans le plaisir que fit à tous les académiciens la grace infinie du style, nul ne sentit la pointe de la critique. On le voit par ce passage d'une des lettres de La Motte

1. «<Aucune lecture plus courte, dit M. Villemain, ne présente un choix plus riche et plus heureux de souvenirs et d'exemples. Fénelon les cite avec éloquence, parce qu'ils sortent de son ame plus que de sa mémoire; on voit que l'antiquité lui échappe de toutes parts. Mais parmi tant de beautés, il revient à celles qui sont les plus douces, les plus naturelles, les plus naïves; et alors, pour exprimer ce qu'il éprouve, il a des paroles d'une grace inimitable.» (Notice sur Fénelon.)

(3 novembre 1714): « Je passe au Discours que vous avez envoyé à l'Académie françoise. Tout le monde fut également charmé des idées justes que vous y donnez de chaque chose; il n'appartient qu'à vous d'unir tant de solidité à tant de graces: mais je vous dirai que sur Homère les deux partis se flattoient de vous avoir chacun de leur côté. Vous faites Homère un grand peintre; mais vous passez condamnation sur ses Dieux et sur ses Héros; etc. » Ainsi les partisans des Modernes comme ceux des Anciens se crurent satisfaits; c'était sans doute plus que Fénelon n'avait espéré. Si sa Lettre ne mit pas entièrement fin à la guerre, du moins elle réussit à calmer l'agitation des esprits, et seule elle survécut à la multitude d'écrits, sérieux ou frivoles, nés à cette occasion. Quant aux projets de travaux à exécuter par la compagnie, qui semblaient être le principal objet de la Lettre, il n'en fut plus parlé; de nouvelles circonstances les firent ajourner à d'autres temps: l'Académie, ce moment de zèle passé, retourna tranquillement à son Dictionnaire et à ses habitudes 2.

1. La publication de la Lettre à l'Académie, retardée sans doute par la mort de Fénelon (7 janvier 1715), n'eut lieu qu'en 1716. Elle parut sous ce titre : Réflexions sur la Grammaire, la Rhétorique, la Poétique et l'Histoire, ou Mémoire sur les travaux de l'Académie françoise à M. Dacier, Secrétaire perpétuel de l'Académie, Garde des livres du cabinet du Roi; par feu M. de Fénelon, Archevêque Duc de Cambray, l'un des Quarante de l'Académie. A Paris, chez J. B. Coignard, Imprimeur ordinaire du Roi et de l'Académie françoise. (175 pages in-12. Les bibliograpnes indiquent une réimpression faite à Amsterdam en 1717.) Deux ans après, on la reproduisit à la suite des Dialogues sur l'Éloquence, publiés par les soins de Ramsay et du marquis de Fénelon. - Le Mémoire sur les occupations de l'Académie paraît avoir été imprimé pour la première fois en 1787, dans le tome III de l'édition des OEuvres de Fénelon publiée par Fr. Ambr. Didot.

2. Le bon abbé de Saint-Pierre écrit dans un avertissement qui termine

Toutefois l'influence d'un tel ouvrage ne pouvait être bornée à un si mince succès. Le bon sens public, aidé des épigrammes de J. B. Rousseau', eût suffi pour faire justice des prétentions et des sophismes de La Motte, et le temps devait apaiser les divisions de l'Académie; mais les idées introduites par Fénelon dans ce débat portaient plus haut et plus loin. Cette manière libre et familière de traiter les questions et de juger les œuvres de l'art annonçait un esprit nouveau et une révolution dans la critique. Concilier ainsi l'admiration des modèles de l'antiquité avec le sentiment de la nature, et l'étude des lettres profanes avec celle des grands interprètes de la religion; éclairer la littérature par l'histoire, l'épurer par la philosophie; accorder l'esprit d'examen et le culte de la tradition dans l'analyse, soit des questions grammaticales, soit des chefsd'œuvre de l'éloquence, de la poésie et des arts; prêcher l'amour du beau simple et vrai, le mépris de l'affectation et du faux; et enfin travailler à perfectionner, pour les répandre dans le monde entier, les beautés de la langue française: c'était commencer noblement

son opuscule : « Depuis que j'ai mis ce Mémoire entre les mains de M. le Secrétaire, pour le donner à l'imprimeur, j'ai entendu lire dans l'assemblée le discours de feu M. l'archevêque de Cambrai sur le même sujet. Nous y avons trouvé d'excellentes observations sur les moyens de bien faire une Grammaire, une Poétique, une Rhétorique, et même pour perfectionner notre Dictionnaire; il y a des réflexions sublimes, délicates, sensées, exprimées d'un ton élégant, gracieux, et très-capable de plaire aux lecteurs en les instruisant. Mais nous en sommes encore dans l'Académie à résoudre quel ouvrage nous entreprendrons, et il ne s'agit pas présentement de délibérer sur les moyens de le bien exécuter.... >>

1. Voyez, entre autres, celles qui commencent par ces mots: Le traducteur qui rima l'Iliade.... et, Léger de queue, et de ruses chargé...... Comparez l'Ode à Malherbe, contre les détracteurs de l'antiquité (liv. III).

l'œuvre réservée au XVIIIe siècle, et encore inachevée. Par là Fénelon mérite d'être considéré comme le fondateur de la critique moderne, de celle du moins qui a prévalu parmi nous, et qui répond le mieux au goût de notre temps. Il a ouvert la route où sont entrés après lui Rollin, Vauvenargues et Voltaire. Plus original que les deux premiers et moins hardi que l'autre, Fénelon a été jusqu'à un certain point leur maître et leur précurseur. Il leur a donné le modèle de ce style simple, aisé, délicat, insinuant et vif, qui a fait le charme et le succès de leurs ouvrages. A leur tour, en rapportant fréquemment, en rectifiant et quelquefois en combattant les opinions et les jugements de Fénelon, ils ont contribué à les répandre et à leur donner autorité dans les écoles et dans le monde. Depuis, en suivant leur cours, les mêmes idées ont passé en grande partie dans la doctrine des maîtres illustres qui, de nos jours, ont honoré la littérature et l'enseignement; c'est en mêlant, comme Fénelon, les lettres avec la morale et le sacré avec le profane, qu'ils ont produit cette critique variée, large et savante, que l'on admire, et dont on aime à retrouver la source dans la Lettre à l'Académie.

On n'a pas jugé nécessaire de joindre aux Opuscules académiques de Fénelon sa correspondance avec La Motte, publiée par ce dernier en 1715, dans ses Réflexions sur la Critique. Ces lettres, il est vrai, roulent principalement sur les questions qui étaient agitées dans la guerre des Anciens et des Modernes; mais les

lettres de La Motte offrent peu d'intérêt, et celles de Fénelon ne sont presque qu'une répétition de la Lettre à l'Académie, qu'il écrivait dans le même temps: on en trouvera les passages les plus importants dans les notes de ce volume.

Le texte de ces Opuscules a été revu avec soin, pour le Discours de Réception, sur le Recueil des Harangues prononcées par Messieurs de l'Académie françoise (Paris, 1698, in-4°); pour la Lettre à l'Académie, sur l'édition originale, publiée en 1716 par ordre de l'Académie, et sur celle de 1718, qui la reproduit fidèlement. Les trois morceaux ont d'ailleurs été collationnés exactement dans les deux principales éditions des œuvres complètes de Fénelon, celle de Fr. Ambr. Didot, 1787-92, in-4° (tome III), et celle de Lebel, Versailles, 1820-24, in-8° (tome XXI). Les variétés de lecture sont indiquées dans les notes.

« PreviousContinue »