Page images
PDF
EPUB

cette forme plus littéraire et beaucoup plus développée. La guerre des Anciens et des Modernes, dont vingt-cinq ans auparavant Perrault et Boileau avaient été les principaux champions, venait de se rallumer non moins vive entre La Motte et Mme Dacier. Cette fois encore Homère était le sujet ou le prétexte de la querelle; attaqué avec une ignorance présomptueuse, et défendu avec une admiration intéressée, il était un objet de mépris pour les uns, une idole pour les autres. Des écrits pour et contre naissaient de toutes parts, et l'attention générale était vivement excitée par ce débat étrange, qui pourrait nous paraître puéril3, l'on ne le considérait comme une lutte de l'esprit de tradition et de discipline contre l'esprit d'examen et d'indépendance, et, à ce titre, comme un curieux épisode des révolutions littéraires 3. Fénelon, l'eût-il voulu, ne pouvait rester à l'écart dans cette bataille. Homère avait fait sa gloire et son malheur; l'éclat pro

1. Voy. l'Histoire de Fénelon, liv. VIII, § 1-7 (t. IV, p. 305-315).

si

2. C'est le jugement qu'en porte Montesquieu dans la xxxvi des Lettres Persanes. Vauvenargues, dans ses Réflexions sur divers sujets, § III (sur Fontenelle), l'a considéré tout autrement : « La querelle des Anciens et des Modernes, dit-il, qui n'étoit pas fort importante en elle-même, a produit des dissertations sur les traditions et sur les fables de l'antiquité, qui ont découvert le caractère de l'esprit des hommes, détruit les superstitions, et agrandi les vues de la morale. »

3. Voyez, pour les détails, le Journal des Savans de 1714 à 1716; les premières lettres de la correspondance de J. B. Rousseau avec Brossette; les Éloges des Académiciens par Dalembert, principalement ceux de La Motte, de l'abbé Terrasson et de Marivaux; l'Histoire des Poésies homériques de Dugas-Montbel; les articles de M. Sainte-Beuve sur Mme Dacier (Causeries du Lundi, t. IX), etc. Il faut lire surtout le savant et spirituel ouvrage de M. H. Rigault: Histoire de la Querelle des Anciens et des Modernes (Paris, L. Hachette, 1856, in-8): le chapitre III de la III partie contient une excellente analyse et une judicieuse critique de la Lettre à l'Académie.

duit par la publication furtive du Télémaque, en 1699, l'avait en quelque sorte placé lui-même à côté du poëte grec on ne pouvait attaquer celui-ci sans paraître blesser celui-là; et La Motte, au moment même où il publiait sa ridicule traduction de l'Iliade et son impertinent Discours sur Homère, avait eu l'art de se ménager un commerce de lettres flatteuses et insinuantes avec Fénelon, qui ne le connaissait pas, comme s'il eût voulu d'avance l'adoucir et le désarmer.

Ainsi sollicité, Fénelon crut pouvoir entrer dans ce débat pour y jouer, comme avait fait l'illustre Arnauld dans l'époque précédente, le rôle d'arbitre et de conciliateur, que son âge, son rang, son génie et sa vertu lui assuraient également. Plein de cette pensée, il se garda, dans sa Lettre à l'Académie, de paraître prendre parti, et sembla ne vouloir donner qu'une copie nouvelle de son Mémoire, dans laquelle, étendant son sujet et ses vues, il toucherait comme en passant et par hasard les principaux points de la discussion, et essayerait plutôt de calmer et de persuader les esprits, que de les vaincre et de les réduire au silence. Partisan éclairé des anciens, admirateur d'Homère, mais non de ses traducteurs, juge sévère même des plus grands écrivains de son siècle, et fort indifférent au mérite équivoque des auteurs alors à la mode, il résolut de se tenir aussi loin du respect fanatique de l'antiquité que de l'admiration aveugle du présent. Rien n'est plus agréable dans sa Lettre que l'art et la grace avec lesquels il se joue des difficultés d'un rôle si délicat tantôt favorable, tantôt contraire aux uns

et aux autres, ingénieux, souple, adroit, quelquefois malin, toujours maître de sa matière, et supérieur à ceux pour qui il écrit.

Cette disposition même de l'auteur nous explique les imperfections de l'ouvrage, sans parler de ce qu pouvait y apporter de défauts l'esprit naturellemen raffiné, capricieux et chimérique de Fénelon1. La pensée et l'objet principal en sont mal déterminés, et l'ordonnance peu régulière : on y trouve, parmi bien des idées neuves et heureuses, des aperçus vagues, douteux ou même faux; une certaine indécision de doctrine et de goût; une impartialité où il entre autant d'indifférence que d'équité; enfin un laisser-aller, soit dans le style, soit dans les idées, qui dégénère çà et là en négligence et en faiblesse. L'imagination et l'esprit y brillent plus que la science et la raison rien n'est approfondi, et plusieurs points sont touchés très-superficiellement. Aussi est-ce moins une œuvre didactique et un traité de littérature, qu'une sorte d'Essai sur la Critique, dont la marche vive et dégagée rappelle l'Art Poétique d'Horace plutôt que celui de Boileau3.

1. Sur ce point, voyez la critique sévère, mais très-solide, de la Lettre à l'Académie, par M. Nisard, Histoire de la Littérature française, chap. XIV, Svi; t. III (1849), p. 442 et suivantes.

2. « Fénelon (dit M. Sainte-Beuve), dans son admirable Lettre à l'Académie française, a trouvé moyen, sans approfondir aucune de ces questions, et en ne suivant aussi que le goût courant de sa plume heureuse et de son souvenir ému, de tracer une sorte de poétique charmante, toute remplie et comme pétrie du miel des anciens, et d'y citer même Catulle pour sa simplicité passionnée. De tels ménagements ne sont qu'à lui. » Port-Royal, t. II, p. 164. — « Je ne trouve chez les Anciens, dit M. Nisard, que V'Épitre aux Pisons qui soit comparable à la Lettre de Fénelon sur les occupations de l'Académie. Les vers d'Horace, aux endroits familiers, ressemblent à la prose de Fénelon, comme celle-ci, dans tout le cours de la Lettre, a le tour

Fénelon d'ailleurs doit beaucoup à l'un et à l'autre : mais en général il leur est inférieur, pour la justesse des idées comme pour la fermeté des principes; il est 'moins judicieux et moins sûr; avec plus de brillant, il a moins de précision et de solidité.

Ce qui fait le mérite supérieur et l'originalité de la Lettre à l'Académie, c'est le tour libre et naturel de la pensée, l'élégance et la légèreté de la forme, la variété des vues et des jugements, la hauteur et souvent la hardiesse de la critique. En quelques chapitres peu étendus, Fénelon embrasse dans un examen rapide toutes les branches des études littéraires, la grammaire, l'éloquence civile et religieuse, la poésie et l'histoire; il indique les changements et les progrès dont chacune de ces parties est susceptible. Par les rapprochements qu'il établit sans cesse entre l'antiquité et le présent, il fait avec art un tableau critique des littératures, où il signale tout ce que les Anciens ont eu, pour mieux faire voir tout ce qui manque encore aux Modernes. Il traite ces derniers avec une liberté philosophique tout à fait digne du siècle qui a produit Montesquieu et Voltaire. Il prend soin, à plusieurs reprises, de remontrer qu'on est à peine sorti de

vif, concis, aimable, des vers d'Horace. La pensée générale en est excellente; c'est partout le simple, le vrai, le naturel, que recommande Fénelon, et chacune de ses phrases en est comme un modèle.... Les principes n'y sont qu'indiqués, mais d'une main si légère et si sûre, qu'ils flattent l'esprit en même temps qu'ils le règlent. L'ouvrage est plein de jugements courts et complets sur les genres, et de portraits frappants des auteurs célèbres, tels que ceux de Cicéron et de Tacite, vives esquisses d'un pinceau qui peignait à fresque et ne revenait point sur ce qu'il avait tracé.... » Hist. de la Littér. française, chap. XIV, § vi; t. III, p. 463.

l'étonnante barbarie du moyen-âge; qu'on n'a encore nulle tradition de lumières et de goût; que l'affectation et la pédanterie ont succédé aux longues ténèbres d l'ignorance. Il poursuit vivement les vices de l'esprit moderne, la subtilité, la déclamation et le faux goût; il attaque la sèche et froide rhétorique des orateurs de la chaire; il est rigoureux envers nos plus grands poëtes; il se raille des compilations de l'histoire érudite; il plaisante finement les beaux esprits modernes qui se flattent de surpasser sans peine les Anciens. On dirait que sur tous les points il veut rappeler à la vérité, à la raison, un siècle enivré de ses succès et de sa gloire, et l'avertir que l'admiration de soi-même est un entraînement fatal pour les esprits qui sont à peine entrés dans la voie du progrès.

La préférence de Fénelon pour les Anciens ressort assez clairement de tout son ouvrage; toutefois il la dissimule autant qu'il peut, pour ne pas blesser les partisans des Modernes, qui dominaient alors dans l'Académie, et qui avaient pour eux l'opinion. Il atténue avec soin ses conclusions, au point de laisser quelque doute sur son véritable sentiment, par politique peut-être, mais plus encore par habitude1. Ici comme ailleurs, si Fénelon se montre difficile et absolu

1. Ce défaut lui a été reproché avec rigueur, mais non avec injustice, par un contemporain, qui a dit : « On trouve presque dans tous ses ouvrages de quoi établir qu'il est d'un sentiment et qu'il n'en est pas. Cela vient d'une. imagination vive, qui, pour briller, s'écarte des routes communes, et qui y rentre, parce que la vérité l'y rappelle, mais qui se cache à elle-même ses contradictions. » Souvent, en effet, le fond de sa pensée se dérobe à qui veut la pénétrer et la saisir; c'est bien de lui qu'on peut dire : Quo teneam vultus mutantem Protea nodo?

« PreviousContinue »