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éloquence sérieuse et efficace? Il distingue, après Cicéron, trois divers genres suivant lesquels on peut parler1. Il faut, dit-il, parler d'une façon abaissée et familière, pour instruire, submisse. Il faut parler d'une façon douce, gracieuse et insinuante, pour faire aimer la vérité, temperate. Il faut parler d'une façon grande et véhémente, quand on a besoin d'entraîner les hommes, et de les arracher à leurs passions, granditer, Il ajoute qu'on ne doit user des expressions qui plaisent, qu'à cause qu'il y a peu d'hommes assez raisonnables pour goûter une vérité qui est sèche et nue dans un discours. Pour le genre sublime et véhément, il ne veut point qu'il soit fleuri: Non tam verborum ornatibus comptum est, quam violentum animi affectibus.... Fertur quippe impetu suo, et elocutionis pulchritudinem, si occurrerit, vi rerum rapit, non cura decoris assumit. « Un homme, « dit encore ce Père, qui combat très-courageusement « avec une épée enrichie d'or et de pierreries, se sert de «ces armes, parce qu'elles sont propres au combat, «< sans penser à leur prix 3. » Il ajoute que Dieu avoit permis que S. Cyprien eût mis des ornements affectés dans sa Lettre à Donat, « afin que la postérité pût voir << combien la pureté de la doctrine chrétienne l'avoit corrigé de cet excès, et l'avoit ramené à une élo«quence plus grave et plus modeste". » Mais rien n'est plus touchant que les deux histoires que S. Augustin nous raconte, pour nous instruire de la manière de prêcher avec fruit.

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1. CICER. Orator, c. XXIX. S. AUGUST. de Doctr. christ. IV, XVII, 34, XIX, 38.

2. De Doctr. christ. IV, xx, 42.

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3. « Si aurato gemmatoque ferro vir fortis armetur, intentissimus pugnæ, agit quidem illis armis quod agit, non quia pretiosa, sed quia arma sunt. » Ibid.

A. « Ut sciretur a posteris, quam linguam doctrinæ christianæ sanitas ab ista redundantia revocaverit, et ad eloquentiam graviorem modestioremque restrinxerit. » De Doctr. christ. IV, XIV, 31. Sur S. Cyprien, voyez le III Dialogue sur l'Eloquence.

Dans la première occasion1 il n'étoit encore que prêtre. Le saint évêque Valère le faisoit parler pour corriger le peuple d'Hippone de l'abus des festins trop libres dans les solennités. Il prit en main le livre des Écritures. Il y lut les reproches les plus véhéments. Il conjura ses auditeurs par les opprobres, par les douleurs de J. C., par sa croix, par son sang, de ne se perdre point eux-mêmes, d'avoir pitié de celui qui leur parloit avec tant d'affection, et de se souvenir du vénérable vieillard Valère, qui l'avoit chargé, par tendresse pour eux, de leur annoncer la vérité3. « Ce ne fut point, dit-il, en pleurant sur eux que je les fis pleurer; mais pendant que je parlois, leurs larmes prévinrent les miennes. J'avoue que je ne pus point alors « me retenir. Après que nous eûmes pleuré ensemble, « je commençai à espérer fortement leur correction *.>> Dans la suite il abandonna le discours qu'il avoit préparé, parce qu'il ne lui paroissoit plus convenable à la disposition des esprits. Enfin il eut la consolation de voir ce peuple docile et corrigé dès ce jour-là.

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Voici l'autre occasion où ce Père enleva les cœurs.

1. Voy. Lettre XXIX, ad Alypium Thagastensem episcopum, t. II, p. 4853, de l'édition des Bénédictins. Comparez Rollin, Traité des Etudes, 1. IV, ch. 11, art. 1, § 3.

2. Quum nobis nuntiatum esset tumultuari homines, et dicere se ferre non posse ut illa solennitas prohiberetur, quam lætitiam nominantes, vinolentiæ nomen frustra conantur abscondere,... opportune nobis accidit,... ut quarta feria illud in Evangelio capitulum consequenter tractaretur : nolite dare sanctum canibus, etc. »> n. 2.

3. «Quibus peractis codicem reddidi, et imperata oratione, quantum valui, et quantum me ipsum periculum urgebat, et vires administrare Dominus dignabatur, constitui eis ante oculos commune periculum, et ipsorum qui nobis commissi essent, et nostrum qui de illis rationem reddituri essemus pastorum principi; per cujus humilitatem, insignes contumelias, alapas, et sputa in faciem, et palmas, et spineam coronam, et crucem ac sanguinem obsecravi, ut si se ipsi aliquid offendissent, vel nostri misererentur, et cogitarent venerabilis senis Valerii circa me ineffabilem caritatem, qui mihi tractandi verba veritatis tam periculosum onus non dubitarit propter eos imponere... » n. 7.

4. «Non ego illorum lacrymas meis lacrymis movi: sed quum talia dicerentur, fateor, eorum fletu præventus meum abstinere non potui. Et quum jam pariter flevissemus, plenissima spe correctionis illorum, finis sermonis me factus est. » Ibid.

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Écoutons ses paroles : « Il faut bien se garder de croire « qu'un homme a parlé d'une façon grande et sublime, quand on lui a donné de fréquentes acclamations et a de grands applaudissements. Les jeux d'esprit du plus bas genre, et les ornements du genre tempéré « attirent de tels succès. Mais le genre sublime accable << souvent par son poids, et ôte même la parole; il ré« duit aux larmes. Pendant que je tâchois de persuader « au peuple de Césarée en Mauritanie, qu'il devoit abolir « un combat des citoyens,... où les parents, les frères, « les pères et les enfants, divisés en deux partis, com«battoient en public pendant plusieurs jours de suite « en un certain temps de l'année1, et chacun s'effor«çoit de tuer celui qu'il attaquoit: je me servis, selon « toute l'étendue de mes forces, des plus grandes expressions pour déraciner des cœurs et des mœurs de «< ce peuple une coutume si cruelle et si invétérée. Je ne <«< crus néanmoins avoir rien gagné, pendant que je « n'entendis que leurs acclamations; mais j'espérai quand je les vis pleurer. Les acclamations montroient « que je les avois instruits, et que mon discours leur « faisoit plaisir; mais leurs larmes marquèrent qu'ils « étoient changés. Quand je les vis couler, je crus que «< cette horrible coutume, qu'ils avoient reçue de leurs « ancêtres, et qui les tyrannisoit depuis si longtemps, « seroit abolie.... Il y a déjà environ huit ans, ou même « plus, que ce peuple, par la grace de Jésus-Christ, n'a entrepris rien de semblable 2. » Si saint Augustin eût

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1. La conjonction manque dans les deux premières éditions, et la phrase y est terminée au mot attaquoit. Cette négligence peut être de la main même de Fénelon, mais rien n'oblige de la conserver.

2. «Non sane si dicenti crebrius et vehementius acclametur, ideo granditer putandus est dicere: hoc enim et acumina submissi generis, et ornamenta faciunt temperati. Grande autem genus plerumque pondere suo voces premit, sed lacrymas exprimit. Denique quum apud Cæsaream Mauritania populo dissuaderem pugnam civilem, vel potius plus quam civilem, quam catervam vocabant: neque enim cives tantummodo, verum etiam propinqui, fratres, postremo parentes ac filii lapidibus inter se in duas partes divisi, per aliquot dies continuos, certo tempore anni solenniter dimicabant, et

affoibli son discours par les ornements affectés du genre fleuri, il ne seroit jamais parvenu à corriger les peuples d'Hippone et de Césarée.

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Démosthène a suivi cette règle de la véritable éloquence. « O Athéniens, disoit-il, ne croyez pas que Philippe soit comme une divinité à laquelle la fortune « soit attachée. Parmi les hommes qui paroissent dévoués à ses intérêts, il y en a qui le haïssent, qui le craignent, qui en sont envieux..... Mais toutes ces «< choses demeurent comme ensevelies par votre len<< teur et votre négligence..... Voyez, ô Athéniens, en quel état vous êtes réduits. Ce méchant homme est « parvenu jusqu'au point de ne vous laisser plus le choix «< entre la vigilance et l'inaction. Il vous menace; il « parle, dit-on, avec arrogance; il ne peut plus se con<< tenter de ce qu'il a conquis sur vous; il étend de plus " en plus chaque jour ses projets pour vous subjuguer; <«< il vous tend des piégez de tous les côtés, pendant que « vous êtes sans cesse en arrière et sans mouvement. Quand est-ce donc, ô Athéniens, que vous ferez ce qu'il faut faire? Quand est-ce que nous verrons quel« que chose de vous? Quand est-ce que la nécessité << vous y déterminera? Mais que faut-il croire de ce qui « se fait actuellement? Ma pensée est qu'il n'y a pour « des hommes libres aucune plus pressante nécessité « que celle qui résulte de la honte d'avoir mal conduit « ses propres affaires. Voulez-vous achever de perdre « votre temps? Chacun ira-t-il encore çà et là dans la place

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quisque ut quemque poterat occidebat; egi quidem granditer, quantum valui, ut tam crudele atque inveteratum malum de cordibus et moribus eorum avellerem pelleremque dicendo. Non tamen egisse aliquid me putavi, quum eos audirem acclamantes, sed quum flentes viderem: acclamationibus quippe se doceri et delectari, flecti autem lacrymis indicabant. Quas ubi adspexi, immanem illam consuetudinem a patribus et avis longeque a majoribus traditam, quæ pectora eorum hostiliter obsidebat, vel potius possidebat, devictam, antequam re ipsa id ostenderent, credidi. Moxque sermone finito ad agendas Deo gratias corda atque ora converti. Et ecce jam ferme octo vel amplius anni sunt, propitio Christo, ex quo illic nihil tale tentatum est. » De Doctr. christ. IV, XXIV, 53.

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publique, faisant cette question : N'y a-t-il aucune « nouvelle? Eh! que peut-il y avoir de plus nouveau, . que de voir un homme de Macédoine qui dompte les Athéniens, et qui gouverne toute la Grèce? Philippe « est mort, dit quelqu'un. Non, dit un autre, il n'est « que malade. Eh! que vous importe, puisque, s'il « n'étoit plus, vous vous feriez bientôt un autre Philippe 1? « Voilà le bon sens qui parle sans autre ornement que sa force. Il rend la vérité sensible à tout le peuple. Il le réveille, il le pique, il lui montre l'abime ouvert. Tout est dit pour le salut commun; aucun mot n'est pour l'orateur. Tout instruit et touche; rien ne brille.

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Il est vrai que les Romains suivirent assez tard l'exemple des Grecs pour cultiver les belles-lettres.

Graiis ingenium, Graiis dedit ore rotundo
Musa loqui, præter laudem nullius avaris.

Romani pueri longis rationibus assem, etc.?

Les Romains étoient occupés des lois, de la guerre, de l'agriculture, et du commerce d'argent. C'est ce qui faisoit dire à Virgile:

Excudent alii spirantia mollius æra,

Tu regere imperio populos, etc. 3

1. Il est bon de citer ici le texte de Démosthène, dont cette traduction assez languissante, et quelquefois inexacte, ne donne qu'une imparfaite idée : Μὴ γὰρ ὡς θεῷ νομίζετ ̓ ἐκείνῳ τὰ παρόντα πεπηγέναι πράγματα ἀθάνατα· ἀλλὰ καὶ μισεῖ τις ἐκεῖνον, καὶ δέδιεν, ὦ ἄνδρες Ἀθηναῖοι, καὶ φθονεῖ, καὶ τῶν πάνυ νῦν δοκούντων οἰκείως ἔχειν.... Κατέπτηχε μέντοι πάντα ταῦτα νῦν, οὐκ ἔχοντ' ἀποστροφήν, διὰ τὴν ὑμετ τέραν βραδυτῆτα καὶ ῥᾳθυμίαν... Ὁρᾶτε γὰρ, ὦ ἄνδρες Ἀθηναῖοι, τὸ πρᾶγμα, οἱ προελής λυθεν ἀσελγείας άνθρωπος, ὃς οὐδ ̓ αἵρεσιν ὑμῖν δίδωσι τοῦ πράττειν ἢ ἄγειν ἡσυχίαν, ἀλλ' ἀπειλεῖ καὶ λόγους ὑπερηφάνους, ὡς φασι λέγει, καὶ οὐχ οἷός ἐστιν, ἔχων ἃ κατέστραπται, μένειν ἐπὶ τούτων, ἀλλ' ἀεί τι προσπεριβάλλεται, καὶ κύκλῳ πανταχῆ μέλλοντας ἡμᾶς καὶ καθημένους περιστοιχίζεται. Πότ ̓ οὖν, ὦ ἄνδρες Ἀθηναῖοι, πότε ἃ χρὴ πράξετε; ἐπειδὰν τ γένηται; Επειδὰν, νὴ Δί', ἀνάγκη τις ᾖ. Νῦν δὲ τί χρὴ τὰ γιγνόμενα ἡγεῖσθαι; ἐγὼ μὲν γὰρ οἴομαι τοῖς ἐλευθέροις μεγίστην ανάγκην τὴν ὑπὲρ τῶν πραγμάτων αἰσχύνην εἶναι. Η βού λεσθε, είπέ μοι, περιιόντες αὐτῶν πυνθάνεσθαι κατὰ τὴν ἀγοράν· Λέγεται τι καινόν; Γένοιτο γὰρ ἄν τι καινότερον ἢ Μακεδὼν ἀνὴρ Αθηναίους καταπολεμῶν καὶ τὰ τῶν Ἑλλήνων διοικῶν; Τέθνηκε Φίλιππος;— Οὐ μὰ Δί', ἀλλ ̓ ἀσθενεῖ. Τί δ' ὑμῖν διαφέρει, καὶ γὰρ, ἂν οὗτός τι πάθη, ταχέως ὑμεῖς ἕτερον Φίλιππον ποιήσετε. Tre Philippique,

*. 111.

2 HOR. A. P. v. 323. 3. Eneide, VI, V. 843.

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