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livres : donc l'intérêt que chacun prendra à la question qu'il aura proposée produira dans les esprits une émulation qui est capable de porter notre langue à un degré de perfection où elle n'est point encore arrivée. On en peut juger par le progrès que la géométrie et la musique ont fait dans ce royaume depuis trente ans.

Il faudra imprimer régulièrement et au commencement de chaque trimestre le travail de tout ce qui aura été fait dans le trimestre précédent. La révision de l'ouvrage et le soin de l'impression pourront être remis à deux ou trois commissaires que l'Académie nommera tous les trois mois pour soulager M. le Secrétaireperpétuel.

Chacun de ces volumes, dont il faut espérer que la lecture sera très-agréable et le prix très-modique, se distribuera aisément, non-seulement par toute la France, mais par toute l'Europe; et l'on ne sera pas longtemps sans en reconnoître l'utilité.

Et pour éviter l'ennui que trop d'uniformité jette toujours dans les meilleures choses, il sera à propos de varier le style de ces remarques, en les proposant en forme de lettre, de dialogue ou de question, suivant le goût et le génie de ceux qui les proposeront.

SECONDE PARTIE.

OCCUPATION DE L'ACADÉMIE APRÈS QUE LE DICTIONNAIRE
SERA ACHEVÉ.

Mon avis est que l'Académie entreprenne d'examiner les ouvrages de tous les bons auteurs qui ont écrit en notre langue, et qu'elle en donne au public une édition accompagnée de trois sortes de notes:

1° sur le style et le langage;

2o sur les pensées et les sentiments;

L3° sur le fond et sur les règles de l'art de chacun de ces ouvrages.

Nous avons dans les Remarques de l'Académie sur le Cid1, et dans ses Observations sur quelques odes de Malherbe, un modèle très-parfait de cette sorte de travail; et l'Académie ne manque ni de lumières ni du courage nécessaire pour l'imiter.

Il ne faut pas toutefois espérer que cela se fasse avec la même ardeur que dans les premiers temps, ni que plusieurs commissaires s'assemblent régulièrement, comme ils faisoient alors, pour examiner un même ouvrage, et en faire ensuite leur rapport dans l'assemblée générale : ainsi il faut que chacun des académiciens, sans en excepter ceux qui sont dans les provinces, choisisse selon son goût l'auteur qu'il voudra examiner, et qu'il apporte ou qu'il envoie ses remarques par écrit aux jours d'assemblée *.

Le public ne jugera pas indigne de l'Académie un travail qui a fait autrefois celui d'Aristote, de Denys d'Halicarnasse, de Demetrius, d'Hermogène, de Quintilien et de Longin; et peut-être que par-là nous mériterons un jour de la postérité la même reconnoissance que nous conservons aujourd'hui pour ces grands hommes qui nous ont si utilement instruits sur les beau

1. Les Sentiments de l'Académie françoise sur le Cid furent imprimés à la fin de l'année 1637; ils avaient été rédigés par Chapelain. Voyez l'Hist. de l'Académie par Pellisson, édit. de 1730, in-12, p. 110-130. On les trouve à la suite de cette Histoire dans les anciens exemplaires, et dans quelques éditions des OEuvres de Corneille.

3. L'Académie fit seulement, après son travail sur le Cid, l'examen des Stances de Malherbe pour le Roi allant en Limousin. «Elle employa, dit Pellisson, près de trois mois (depuis le 9 avril jusqu'au 6 juillet 1638), à examiner ces Stances: encore n'acheva-t-elle pas; car elle ne toucha point aux quatre dernières, parce qu'elle eut d'autres pensées, et que les vacations de cette année-là survinrent bientôt après. » On ne connaît d'ailleurs de ces Observations que le peu qu'en a rapporté Pellisson dans son Histoire (p. 159-166), d'après les anciens registres de l'Académie, qu'il avait eus entre les mains, et qui furent perdus de son temps.

3. Dans l'éd. de 1787, ni des lumières ni du courage nécessaires:

4. Cette belle idée, quoique restée jusqu'à ce jour sans exécution, n'a pas été entièrement perdue. L'Académie française prit même, en 1761, la résolution de donner un recueil annoté des auteurs classiques. (Voyez les lettres de Voltaire, du 10 avril 1761, à Duclos et à l'abbé d'Olivet.) Ce fut une des circonstances qui engagèrent Voltaire à composer son Commentaire de Corneille, publié en 1764.

tés et les défauts des plus fameux ouvrages de leurs temps1.

D'ailleurs rien ne sauroit être plus utile pour exécuter le dessein que l'Académie a toujours eu de donner au public une Rhétorique et une Poétique. L'article XXVI de nos statuts porte en termes exprès que ces ouvrages seront composés sur les observations de l'Académie : c'est donc par ces 3 observations qu'il faut commencer, et c'est ce que je propose.

S'il ne s'agissoit que de mettre en françois les règles d'éloquence et de poésie que nous ont données les Grecs et les Latins, il ne nous resteroit plus rien à faire. Ils ont été traduits en notre langue, et sont entre les mains de tout le monde ; et la Poétique d'Aristote n'étoit peutêtre pas si intelligible de son temps pour les Athéniens qu'elle l'est aujourd'hui pour les François depuis l'excellente traduction que nous en avons, et qui est accompagnée des meilleures notes qui aient peut-être jamais été faites sur aucun auteur de l'antiquité".

Mais il s'agit d'appliquer ces préceptes à notre langue, de montrer comment on peut être éloquent en françois, et comment on peut, dans la langue de Louis le Grand, trouver le même sublime et les mêmes graces qu'Homère et Démosthène, Cicéron et Virgile, avoient trouvées dans la langue d'Alexandre et dans celle d'Auguste.

Or cela ne se fera pas en se contentant d'assurer, avec une confiance peut-être mal fondée, que nous sommes

1. Dans l'éd. de 1824, leur temps.

2. Dans le projet raisonné pour le travail d'un Dictionnaire, que Chapelain présenta à l'Académie dès ses premiers temps, et qui fut adopté par elle, il était dit, Que le dessein de l'Académie étant de rendre la langue capable de la dernière éloquence, il falloit dresser deux amples traités, l'un de Rhétorique, l'autre de Poétique; mais que pour suivre l'ordre naturel, ils devroient étre précédés par une Grammaire, qui fourniroit le corps de la langue, sur lequel sont fondés les ornements de l'oraison et les figures de La poésie. Voy. Pellisson, Hist. de l'Académie, p. 133 et 146; l'abbé d'Olivet, Hist. de l'Académie, p. 38.

3. Dans l'éd. de 1787, les observations.

4. La Poétique d'Aristote traduite en françois, avec des remarques, par M. Dacier, Paris, 1692, in-4. et in-12.

capables d'égaler et même de surpasser les anciens. Ce n'est en effet que par la lecture de nos bons auteurs, et par un examen sérieux de leurs ouvrages, que nous pouvons connoître nous-mêmes et faire ensuite sentir aux autres ce que peut notre langue et ce qu'elle ne peut pas, et comment elle veut être maniée pour produire les miracles qui sont les effets ordinaires de l'éloquence et de la poésie.

Chaque langue a son génie, son éloquence, sa poésie, et, si j'ose ainsi parler, ses talents particuliers.

Les Italiens ni les Espagnols ne feront jamais peutêtre de bonnes tragédies ni de bonnes épigrammes, ni les François de bons poèmes épiques ni de bons son

nets.

Nos anciens poètes avoient voulu faire des vers sur les mesures d'Horace comme Horace en avoit fait sur les mesures des Grecs1: cela ne nous a pas réussi, et il a fallu inventer des mesures convenables aux mots dont notre langue est composée.

Depuis cent ans l'éloquence de nos orateurs pour la chaire et pour le barreau a changé de forme trois ou quatre fois. Combien de styles différents avons-nous admirés dans les prédicateurs avant que d'avoir éprouvé celui du P. Bourdaloue, qui a effacé tous les autres, et qui est peut-être arrivé à la perfection dont notre langue est capable dans ce genre d'éloquence !

Il seroit inutile d'entrer dans un plus grand détail; il suffit de dire en un mot que les plus importants et les plus utiles préceptes que nous ont laissés les anciens, soit pour l'éloquence, ou pour la poésie, ne sont autre chose que les sages et judicieuses réflexions qu'ils avoient faites sur les ouvrages de leurs plus célèbres écrivains.

1. Voy. le Tableau de la Poésie française au XVIe siècle, par M. Sainteeuve, 2e édit., p. 79-84, et le Traité de Versification française de M. Quícherat, 2e édit., notes, p. 520-527.

Voilà le travail que j'estime être le seul digne de l'Académie après que le Dictionnaire sera achevé, et je proposerai la manière de le conduire avec ordre et avec facilité, au cas qu'elle en fasse le même jugement que moi.

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Je demande cependant qu'à l'exemple de l'ancienne Rome on me permette de sortir un peu de mon sujet, et de dire mon avis sur une chose qui n'a point été mise en délibération, mais que je crois très-importante à l'Académie.

Je dis donc qu'avant toutes choses nous devons songer très-sérieusement à rétablir dans la compagnie une discipline exacte, qui y est très-nécessaire, et qui peut-être n'y a jamais été depuis son établissement.

Sans cela, nos plus beaux projets et nos plus fermes résolutions s'en iront en fumée, et n'auront point d'autre effet que de nous attirer les railleries du public.

Il n'y a point de compagnies, de toutes celles qui s'assemblent sous l'autorité publique dans le royaume, qui n'aient leurs lois et leurs statuts, et elles ne se maintiennent qu'en les observant.

1

Eschine disoit à ses citoyens qu'il faut qu'une république périsse lorsque les lois n'y sont point observées, ou qu'elle a des lois qui se détruisent l'une l'autre ; et il seroit aisé de montrer que l'Académie est dans ces deux cas.

Il faut donc remédier à ce désordre, qui entraîneroit infailliblement la ruine de l'Académie; mais pour le faire avec succès, et pour pouvoir même3, en nous faisant des lois, conserver l'indépendance et la liberté que nous procure la glorieuse protection dont nous

1. Leçon de l'éd. de 1787, qui semble plus conforme à la main de Fénelon que celle de l'éd. de 1824, ses concitoyens.

2. Voyez l'exorde du discours contre Ctesiphon.

3. Ainsi ponctué dans l'éd. de 1787; celle de 1824 porte pour pouvoir, même en nous faisant des lois, etc. Ce dernier tour a quelque chose de trop Bubtil.

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