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commencèrent un feu très vif sur l'ennemi, qui riposta énergiquement, et bientôt la redoute de Cheverino disparut sous des nuages épais de fumée.

Notre régiment était presque à couvert du feu des Russes par un pli de terrain. Leurs boulets, rares d'ailleurs pour nous, car ils tiraient de préférence sur nos canonniers, passaient au-dessus de nos têtes, ou tout au plus nous envoyaient de la terre et de petites pierres.

Aussitôt que l'ordre de marcher en avant eut été donné, mon capitaine me regarda avec une attention qui m'obligea à passer deux ou trois fois la main sur ma jeune moustache d'un air aussi dégagé qu'il me fut possible. Au reste, je n'avais pas peur, et la seule crainte que j'éprouvasse, c'était que l'on s'imaginât que j'avais peur. Les boulets inoffensifs contribuèrent à me maintenir dans mon calme héroïque. Mon amour-propre me disait que je courais un grand danger, puisque enfin j'étais sous les feux d'une batterie. J'étais enchanté d'être si à mon aise, et je pensai au plaisir de raconter la prise de Cheverino dans le salon de madame de Saint-Luxan, rue de Provence 6.

Le colonel passa devant notre compagnie; il m'adressa la parole: «< Eh bien ! vous allez en voir de grises, pour votre début. » Je souris d'un air tout à fait martial, en brossant la manche de mon habit, sur laquelle un boulet, tombé à trente pas de moi, avait envoyé un peu de poussière.

Il paraît que les Russes s'aperçurent du peu d'effet de leurs boulets, car ils les remplacèrent par des obus, qui pouvaient plus facilement nous atteindre dans le creux où nous étions postés. Un assez gros éclat m'enleva mon shako, et tua un homme auprès de moi.

« Je vous fais mon compliment, me dit le capitaine, comme je venais de ramasser mon shako; vous en voilà quitte pour la journée. » Je connaissais cette superstition militaire qui croit que ce mot non bis in idem est un axiome aussi bien sur un champ de bataille que dans une cour de justice. Je remis fièrement mon shako. « C'est faire saluer les gens sans cérémonie, » dis-je aussi gaiement que je pus. Cette mauvaise plaisanterie, vu la circonstance, parut excellente. « Je vous félicite, reprit le capitaine : vous n'aurez rien de plus, et vous commanderez ce soir; car je sens bien que le four chauffe pour moi. Toutes les fois que j'ai été blessé, l'officier auprès de moi a reçu quelque balle morte; et ajouta-t-il d'un ton plus bas et plus honteux, leurs noms commençaient toujours par un P. »

Je fis l'esprit fort; bien des gens auraient fait comme moi ; bien des gens auraient été, aussi bien que moi, frappés de ces paroles prophétiques. Conscrit 10 comme je l'étais, je sentais que je ne pouvais sacrifier mes sentiments à personne, et que je devais toujours paraître froidement intrépide.

Au bout d'une demi-heure, le feu des Russes diminua sensiblement; alors nous sortîmes de notre couvert pour marcher sur la redoute.

Notre régiment était composé de trois bataillons. Le deuxième fut chargé de tourner la redoute du côté de la gorge 11; les deux autres devaient donner l'assaut. J'étais dans le troisième bataillon.

En sortant de derrière l'espèce d'épaulement qui nous avait protégés, nous fûmes reçus par plusieurs décharges de mousqueterie qui ne firent que peu de mal dans nos rangs. Le sifflement des balles me surprit: souvent je tournais la tête, et je m'attirai ainsi quelques plaisanteries de la part de mes camarades plus familiarisés avec ce bruit. A tout prendre 12, me dis-je, une bataille n'est pas une chose si terrible.

Nous avancions au pas de course, précédés de tirailleurs ; tout à coup les Russes poussèrent trois hourras, trois hourras distincts et restèrent silencieux et sans tirer. « Je n'aime pas ce silence, dit mon capitaine; cela ne présage rien de bon. »> Je trouvai que nos gens étaient un peu trop bruyants, et je ne pus m'empêcher de faire intérieurement la comparaison de leurs clameurs tumultueuses avec le silence imposant de l'ennemi.

Nous parvînmes rapidement au pied de la redoute; les palissades avaient été brisées et la terre bouleversée par nos boulets. Les soldats s'élancèrent sur ces ruines nouvelles, avec des cris de: Vive l'empereur! plus forts qu'on ne l'aurait attendu de gens qui avaient déjà tant crié.

Je levai les yeux, et jamais je n'oublierai le spectacle que je vis. La plus grande partie de la fumée s'était élevée et restait suspendue comme un dais à vingt pieds au-dessus de la redoute. Au travers d'une vapeur bleuâtre, on apercevait, derrière leur parapet à demi détruit, les grenadiers russes l'arme haute 13, immobiles comme des statues. Je crois voir encore chaque soldat, l'œil gauche attaché sur nous, le droit caché par le fusil élevé. Dans une embrasure à quelques pieds de nous un homme tenant un boute-feu était auprès d'un canon.

Je frissonnai, et je crus que ma dernière heure était venue. « Voilà la danse 14 qui va commencer, s'écria mon capitaine.

Bonsoir. » Ce fut les dernières paroles que je lui entendis prononcer.

Un roulement de tambour retentit dans la redoute. Je vis se baisser tous les fusils. Je fermai les yeux et j'entendis un fracas épouvantable, suivi de cris et de gémissements. J'ouvris les yeux, surpris de me trouver encore au monde. La redoute était de nouveau enveloppée de fumée. J'étais entouré de blessés et de morts. Mon capitaine était étendu à mes pieds : sa tête avait été broyée par un boulet, et j'étais couvert de sa cervelle et de son sang. De toute ma compagnie il ne restait que six hommes et moi.

A ce carnage succéda un moment de stupeur. Le colonel, mettant son chapeau au bout de son épée, gravit le premier le parapet en criant: Vive l'empereur ! Il fut suivi aussitôt de tous les survivants. Je n'ai presque plus de souvenir net de ce qui vint après. Nous entrâmes dans la redoute je ne sais comment. On se battit corps à corps au milieu d'une fumée si épaisse que l'on ne pouvait se voir. Je crois que je frappai, car mon sabre se trouva tout sanglant. Enfin j'entendis crier: Victoire ! et, la fumée diminuant, j'aperçus du sang et des morts, sous lesquels disparaissait la terre de la redoute. Les canons surtout étaient encombrés sous des tas de cadavres. Environ deux cents hommes debout, en uniforme français, étaient groupés sans ordre, les uns chargeant leurs fusils, les autres essuyant leurs baïonnettes. Onze prisonniers russes étaient avec eux.

nant? >>

Le colonel était renversé tout sanglant, sur un caisson brisé, près de la gorge. Quelques soldats s'empressaient autour de lui; je m'approchai : « Où est le plus ancien capitaine ? » demanda-t-il à un sergent. Le sergent haussa les épaules d'une manière très expressive. « Et le plus ancien lieute«Voici monsieur qui est arrivé d'hier, » dit le sergent d'un ton tout à fait calme. Le colonel sourit amèrement. <«< Allons, monsieur, me dit-il, vous commandez en chef; faites promptement fortifier la gorge de la redoute avec ces chariots, car l'ennemi est en force 15; mais le général C... va nous faire soutenir. Colonel, lui dis-je, vous êtes grièvement blessé ? F..., mon cher, mais la redoute est prise ».

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II. Un bataillon carré

« Lieutenant della Rebbia1, dit le colonel en le saluant à la manière anglaise, un verre de madère à la main, j'ai vu en

Espagne beaucoup de vos compatriotes : c'était de la fameuse

infanterie en tirailleurs.

- Oui, beaucoup sont restés en Espagne, dit le jeune lieutenant d'un air sérieux.

Je n'oublierai jamais la conduite d'un bataillon corse à la bataille de Vitoria, poursuivit le colonel. Il doit m'en souvenir, ajouta-t-il en se frottant la poitrine. Toute la journée ils avaient été en tirailleurs dans les jardins, derrière les haies, et nous avaient tué je ne sais combien d'hommes et de chevaux. La retraite décidée, ils se rallièrent et se mirent à filer grand train 2. En plaine, nous espérions prendre notre revanche, mais mes drôles... excusez, lieutenant, ces braves gens, dis-je, s'étaient formés en carré, et il n'y avait pas moyen de les rompre. Au milieu de ce carré, je crois le voir encore, il y avait un officier monté sur un petit cheval noir; il se tenait à côté de l'aigle, fumant son cigare, comme s'il eût été au café. Parfois, comme pour nous braver, leur musique jouait des fanfares... Je lance sur eux mes premiers escadrons... Bah! au lieu de mordre sur le front du carré, voilà mes dragons qui passent à côté, puis font demi-tour, et reviennent fort en désordre, et plus d'un cheval sans maître, et toujours la diable de musique Quand la fumée qui enveloppait le bataillon se dissipa, je revis l'officier à côté de l'aigle, fumant encore son cigare. Enragé, je me mis moi-même à la tête d'une dernière charge. Leurs fusils, crassés à force de tirer, ne partaient plus, mais les soldats étaient formés sur six rangs, la baïonnette au nez des chevaux ; on eût dit un mur. Je criais, j'exhortais mes dragons, je serrais la botte pour faire avancer mon cheval, quand l'officier dont je vous parlais, ôtant enfin son cigare, me montra de la main à un de ses hommes. J'entendis quelque chose comme: Al capello bianco 3. J'avais un plumet blanc. Je n'en entendis pas davantage, car une balle me traversa la poitrine. C'était un beau bataillon, monsieur della Rebbia, le premier du 18e léger, tous Corses, à ce qu'on m'a dit depuis. Oui, dit Orso, dont les yeux brillaient pendant ce récit, ils soutinrent la retraite et rapportèrent leur aigle; mais les deux tiers de ces braves gens dorment aujourd'hui dans la plaine de Vitoria.

Et par hasard, sauriez-vous le nom de l'officier qui les commandait ?

C'était mon père. »

COLOMBA.

(Calmann-Lévy, éditeurs.)

GEORGE SAND*

(1804-1876)

I. La Nuit dans les bois

Germain, fin laboureur resté veuf avec trois enfants, est parti pour un village voisin, afin de rendre visite à une veuve, avec laquelle il a l'intention de se remarier. Il trouve en route son fils aîné et une voisine, la petite Marie. La nuit les surprend dans les bois.

Petit-Pierre s'était soulevé et regardait autour de lui d'un air tout pensif.

Ah! il n'en fait jamais d'autres 1 quand il entend manger, celui-là ! dit Germain : le bruit du canon ne le réveillerait pas, mais quand on remue les mâchoires auprès de lui, il ouvre les yeux tout de suite.

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Vous avez dû être comme ça à son âge, dit la petite Marie avec un sourire malin. Allons, mon Petit-Pierre, tu cherches ton ciel de lit ? Il est fait de verdure, ce soir, mon enfant ; mais ton père n'en soupe pas moins. Veux-tu souper avec lui? Je n'ai pas mangé ta part; je me doutais bien que tu la réclamerais !

Marie, je veux que tu manges, s'écria le laboureur, je ne mangerai plus. Je suis un vorace, un grossier : toi, tu te prives pour nous, ce n'est pas juste, j'en ai honte. Tiens, ça m'ôte la faim; je ne veux pas que mon fils soupe, si tu ne

soupes pas.

Laissez-nous tranquilles, répondit la petite Marie, vous n'avez pas la clef de nos appétits. Le mien est fermé aujourd'hui, mais celui de votre Pierre est ouvert comme celui d'un petit loup. Tenez, voyez comme il s'y prend. Oh ! ce sera aussi un rude laboureur !

En effet, Petit-Pierre montra bientôt de qui il était fils, et à peine éveillé, ne comprenant ni où il était, ni comment il y était venu, il se mit à dévorer. Puis, quand il n'eut plus

(*) GEORGE SAND est le pseudonyme d'AURORE DUPIN. Arrièrepetite-fille du maréchal de Saxe, née à Paris, mais élevée à la campagne, dans le Berry, par une aïeule qui était une grande admiratrice de Rousseau, elle épousa en 1822 le baron Dudevant, dont elle se sépara bientôt. Pour gagner sa vie, elle se mit à écrire des romans elle fit le premier avec Jules Sandeau (l'auteur de Mademoiselle de la Seiglière), du nom duquel elle tira son pseudonyme. A sa mort, elle laissait cent romans, de genres très divers et de valeur très inégale; ses chefs-d'oeuvre sont ses idylles champêtres.

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