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aux traités de paix et d'alliance, qui ne présentent aucune garantie de durée et qui n'établissent en réalité que des trêves, et pour cela d'établir entre les différents États un lien analogue à celui qui existe déjà entre les individus ou les familles, c'està-dire de les unir en une association permanente qui garantisse à chacun ses droits et force chacun à l'exécution de ses engagements. Il s'agit, en un mot, d'arracher les peuples à l'état de nature où ils vivent encore les uns à l'égard des autres, pour les faire entrer dans un état juridique qui soit pour eux ce que l'état civil est pour les individus. Mais écoutez l'abbé de Saint-Pierre lui-même; vous verrez que je ne force nullement sa pensée.

« Les familles qui vivent dans des sociétés permanentes et qui ont le bonheur d'avoir des lois et des juges armés, tant pour régler leurs prétentions que pour leur faire exécuter mutuellement, par une crainte salutaire, ou les lois de l'État ou leurs conventions réciproques, ou les jugements de leurs juges, ont sûreté entière que leurs prétentions futures seront réglées sans qu'elles soient obligées de prendre jamais les armes les unes contre les autres. Elles ont sûreté entière de l'exécution de leurs traités, et que l'exécution de leurs conventions durera autant que l'État même dont elles font partie. Elles ont sûreté que, pour terminer leurs différends, elles ne seront jamais exposées aux terribles malheurs de la guerre entre familles et familles. Les chefs de ces familles savent

que celui qui prendrait les armes et qui userait de violence contre son adversaire, au lieu de prendre la voie des juges commis par l'autorité de l'État, n'a point à espérer d'augmenter son revenu par la force et par la violence, et qu'il serait, au contraire, puni inévitablement s'il usait de violence. Ainsi ils peuvent avoir des contestations et des procès; mais les familles n'ont jamais à craindre entre elles des malheurs incomparablement plus grands, c'est-à-dire les meurtres, les incendies, les pillages que causent les armes.

Malheureusement pour les souverains, chefs de plusieurs familles, ils ne sont point encore convenus de former entre eux une société permanente pour leur conservation et pour leur garantie réciproque, ni de s'ériger entre eux-mêmes un tribunal permanent, tant pour faire exécuter les conventions passées que pour régler, sans guerre, leurs prétentions futures. Ils n'ont, jusqu'à présent, nulle véritable sûreté ni que leurs traités seront exécutés, ni que leurs différends se règleront ou par médiation ou par jugement, et, ce qui est de la dernière importance, ils n'ont aucune sûreté que leurs différends seront réglés et terminés sans être exposés aux funestes malheurs de la guerre. »

Si au mot de souverains on substitue, dans ce passage, celui de peuples, on y verra se dessiner un principe très-philosophique, celui même que Kant reprendra et développera plus tard avec tant de précision.

Cette idée, si neuve et en soi si belle, l'abbé de

Saint-Pierre la convertit en un projet de paix, composé des cinq articles suivants :

1° Il y aura désormais, entre les souverains qui auront signé les présents articles, une alliance perpétuelle....

2o Chaque allié contribuera, selon ses moyens, à la sûreté et aux dépenses communes de la grande / alliance....

3o Les alliés renoncent à la voie des armes pour terminer leurs différends présents et futurs; ils sont convenus d'accepter toujours l'arbitrage d'un tribunal formé par les alliés eux-mêmes.

4° Tout membre de l'alliance qui entreprendrait quelque chose contre elle, sera réduit par la force publique.

5o Si de nouveaux articles sont jugés nécessaires pour le bien de l'alliance, ils seront arrêtés par les plénipotentiaires, sans que rien puisse être changé à ces cinq.

Jusque-là tout est bien, et, si l'abbé de SaintPierre s'était borné là, nous n'aurions qu'à le louer et à le suivre. Mais je ne vous ai pas tout dit. Après avoir montré ce qu'il y a de vrai et d'éternel dans son projet, il faut signaler aussi ce qu'il a de faux ou de chimérique. Nous passons ici du principe à l'application.

1o Pour établir sa paix perpétuelle, l'abbé de Saint

BARNI.

I-6

Pierre prend l'Europe telle qu'il la trouve constituée par les traités d'Utrecht, sans se demander si elle est bien ou mal organisée, si son état est conforme ou contraire aux droits des peuples, et s'il est juste et bon qu'elle reste éternellement comme elle est. En cela, il s'écarte du projet de Henri IV ou de Sully, qui voyaient bien que, pour rendre la paix durable en Europe, il fallait commencer par refaire l'Europe. Il se peut que la nouvelle organisation imaginée par Sully ne fût point praticable, et c'est pour cela que certains historiens n'y veulent pas reconnaître la main de Henri IV; mais elle partait au moins d'une idée conforme à la justice et jusqu'à un certain point pratique, tandis que celle de faire fleurir la paix perpétuelle au sein d'une Europe constituée comme elle l'était alors, consacrait l'injustice et était d'ailleurs absolument chimérique.

2o Un autre vice, bien plus grand encore, du projet de l'abbé de Saint-Pierre, c'est de prétendre s'appliquer aux peuples dans leur constitution politique actuelle, sans chercher si cette constitution était bonne ou mauvaise, juste ou injuste, et si elle comportait véritablement l'état de la paix que l'on voulait établir. Si nous continuons de lire le premier article, dont je n'ai énoncé que la première phrase, nous voyons que l'alliance signée entre les souverains a pour but de se procurer mutuellement,

durant tous les siècles à venir, sûreté entière contre les grands malheurs des guerres étrangères,

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qui est bien; sûreté entière de la conservation en entier de leurs États, ce qui est encore bien, s'ils les possèdent légitimement; mais aussi, ce qui est moins bien, - dans les temps d'affaiblissement, une sûreté beaucoup plus grande de la conservation de leur personne et de leur famille dans la possession de la souveraineté, selon l'ordre établi dans la nation. Aussi a-t-on eu raison de dire que l'alliance prêchée par l'abbé de Saint-Pierre ressemble à une ligue des souverains contre leurs peuples (1). Le bon abbé ne voyait pas, d'ailleurs, qu'ici encore, en donnant pour base à son projet l'état présent des choses, la constitution despotique des peuples, il le frappait aussitôt de nullité. C'est ce que Jean-Jacques Rousseau a très-bien montré.

<< Comment espérer de soumettre à un tribunal supérieur des hommes qui s'osent vanter de ne tenir leur pouvoir que de leur épée, et qui ne font mention de Dieu même que parce qu'il est au ciel? Les souverains se soumettront-ils dans leurs querelles à des voies juridiques, que toute la rigueur des lois n'a jamais pu forcer les particuliers d'admettre dans les leurs? Un simple gentilhomme offensé dédaigne de porter ses plaintes au tribunal des maréchaux de

(1) Goumy, p. 85.

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