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car c'est celui où les idées se dégagent avec le plus de netteté et d'éclat : c'est proprement le siècle des idées. Jusque-là l'humanité avait vécu sans trop chercher à se rendre compte de ses actes et à remonter aux idées qui devaient la diriger; à cette époque, elle sort comme d'un long sommeil, et elle commence à prendre conscience d'elle-même. Elle substitue alors ou tend à substituer le libre examen à la foi aveugle, la lumière aux ténèbres, la raison à la barbaric. Aussi le xvIII° siècle s'est-il appelé justement le siècle de la critique. « Notre âge, s'écrie Kant, au début de la Critique de la raison pure (1781), est vraiment l'âge de la critique rien ne peut échapper à son tribunal, ni la religion avec sa sainteté, ni la législation avec sa majesté. » Il s'est appelé aussi, non moins justement, le siècle des lumières, ou encore le siècle de la raison. Siècle de la critique, siècle des lumières, siècle de la raison, toutes ces expressions sont synonymes, et toutes reviennent à celle-ci : le siècle des idées.

Mais quelles sont les idées qui dominent particulièrement au XVIIIe siècle ? Celles-là mêmes que j'ai prises pour sujet de ce cours : les idées morales et politiques. J'entends par là surtout les idées qui se rapportent aux relations des hommes entre eux, soit dans la vie privée, soit dans la vie publique, les idées relatives à la vie sociale en général; car quant à la

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morale individuelle, par des raisons qu'il est aisé d'apercevoir, et que j'aurai plus tard occasion d'indiquer, elle est le plus souvent laissée dans l'ombre. Le but du travail qui s'accomplit alors dans les esprits est de réformer la société, ses institutions et ses mœurs, sur le modèle des idées de la raison.

Pour ce qui est des idées religieuses, si la philosophie du xvin siècle n'est pas tout entière aussi sceptique ou aussi hostile qu'on le lui a souvent reproché, il faut reconnaître que de ce côté un grand changement s'est opéré dans les esprits. Sans parler de la guerre faite aux religions positives, les idées religieuses, même dans ce qu'elles ont de naturel et de rationnel, sont repoussées par un grand nombre de philosophes, soit comme de dangereuses chimères, comme des rêveries funestes au bonheur des hommes (Diderot, d'Alembert, d'Holbach, Helvétius, toute l'école matérialiste), soit au moins comme des hypothèses transcendantes (école sceptique); et ceux qui les acceptent et les défendent, dans leur forme philosophique, comme Voltaire, Rousseau, Kant et toute l'école déiste, ceux-là les distinguent soigneusement des idées morales et politiques, qu'ils s'appliquent à établir dans toute leur indépendance. Ils ne cherchent plus dans les premières le fondement, mais le couronnement des secondes. L'ordre est interverti on ne descend plus de la religion à la

morale, mais on remonte de la morale à la religion. / Kant est la plus haute expression de cette révolution philosophique, qui a elle-même ses racines dans la Réforme. La morale et la politique essayent donc alors de se constituer à l'état de sciences indépendantes. Grande nouveauté dans le monde !

Au moyen âge, à cette époque où la philosophie était, comme on disait alors, la servante de la théologie, ou, pour mieux parler, l'esclave de la théocratie, la morale et la science politique étaient subordonnées au dogme et à l'Église, organe et gardienne du dogme. Voyez Bossuet! Je puis bien le citer ici; car, malgré son cartésianisme, il est toujours l'homme du moyen âge.; Bossuet n'admet point qu'il puisse y avoir une morale philosophique (1), et sa politique est tout entière tirée de l'Écriture sainte (2). Comme tout le reste, mais plus que tout le reste, la politique et la morale se déduisaient de

(1) « Pour la doctrine des mœurs, nous avons cru qu'elle ne se devait pas tirer d'une autre source que de l'Écriture et des maximes de l'Évangile, et qu'il ne fallait pas, quand on peut puiser au milieu d'un fleuve, aller chercher des ruisseaux bourbeux. » (De l'instruction de Monseigneur le Dauphin, fils de Louis XIV, au pape Innocent XI.)

(2) « Nous découvrons les secrets de la politique, les maximes du gouvernement et les sources du droit dans la doctrine et dans les exemples de la sainte Écriture. » (Ibid.) Voyez aussi l'ouvrage même dont Bossuet indique ici l'esprit,

la religion établie; pour elles, par conséquent, nulle indépendance possible. Au XVIIIe siècle, au contraire, elles se sécularisent et cherchent à s'affranchir, non-seulement de l'Église catholique, mais de tout dogme positif et même de tout système métaphysique.

Par là le xvin siècle se distingue, non-seulement du moyen âge, mais du xvII° siècle lui-même.

La philosophie de Descartes, qui est la grande philosophie du xvir siècle, a surtout un caractère métaphysique spéculatif. L'idée (rationnelle) de Dieu en est, non sans doute le point de départ, mais le principe fondamental. Cette idée est la clef de voûte de tout l'édifice: sans elle tout s'écroule, toute certitude s'évanouit (1). Descartes met d'ailleurs de côté, comme dans une arche sainte, les vérités révélées, et il se garde bien de toucher à la science politique (2). La morale elle-même ne figure nulle part

(1) « Cela même que j'ai tantôt pris pour une règle, à savoir que les choses que nous concevons très-clairement et très-distinctement sont toutes vraies, n'est assuré qu'à cause que Dieu est ou existe, et qu'il est un être parfait. » (Discours de la méthode, quatrième partie.)

(2)« C'est pourquoi je ne saurais aucunement approuver ces humeurs brouillonnes et inquiètes qui, n'étant appelées ni par leur naissance ni par leur fortune au maniement des affaires publiques, ne laissent pas d'y faire toujours en idée quelque nouvelle réformation, et si je pensais qu'il y eût la moindre chose en cet écrit par laquelle

dans l'ensemble de sa philosophie (1). Nulle chez lui, elle est encore bien incomplète dans Leibniz, ce grand réformateur du cartésianisme; et, si elle retrouve une large place dans la philosophie de Malebranche et dans celle de Spinosa, elle reste aussi chez eux comme une dépendance de leur métaphysique particulière (2). Au xvIII° siècle la philosophie, de spéculative qu'elle était, devient surtout pratique ; de transcendante, elle se fait humaine. Elle aborde directement les questions morales et politiques, elle cherche à les résoudre en dehors de tout dogme positif et même de toute doctrine métaphysique; et, pour mieux déblayer le terrain, elle bat en brèche

on me pût soupçonner de cette folie, je serais très-marri de souffrir qu'il fût publié. » (Ibid., deuxième partie.)

(1) Ces réflexions que je viens de faire ne m'empêchent nullement de reconnaitre les grands mérites de Descartes et les services qu'il a rendus à l'esprit humain. S'il a renfermé dans des limites trop étroites le principe du libre examen, il n'en a pas moins été l'un des premiers à le lancer dans le monde. Les réserves mêmes dont il a cru devoir l'entourer, n'ont peut être que mieux servi à en préparer le triomphe; en tout cas, elles ne pouvaient avoir qu'un temps, le principe, une fois lancé, devait faire tout son chemin.

(2) Pour trouver dans le xvIIe siècle quelque chose d'analogue au mouvement d'idées qui se produit dans le xvine, il faut aller à Locke et à Bayle; mais ces philosophes réagissent contre la philosophie cartésienne, et ils peuvent déjà être considérés comme les pères du XVIIIe siècle.

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