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germanique, l'esprit protestant. Nous voyons ici la philosophie du XVIIIe siècle se retremper en quelque sorte dans sa source première, et y puiser de nouvelles forces et un nouvel accent. A côté de Kant, je pourrais encore nommer Fichte, au moins le Fichte de 1793, l'auteur du Discours sur la liberté de penser et des Considérations sur la révolution française (1).

Pour ne point parler de Locke, que j'ai appelé le père de la philosophie du xvII° siècle, mais qui appartient plutôt lui-même à l'histoire du xvII, et en laissant même de côté la philosophie anglaise du XVIIIe siècle, Hume, Adam Smith, etc., les plus puissants organes des idées morales et politiques de cette époque sont donc en France, Montesquieu, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, à côté d'eux Diderot, d'Alembert et Turgot; puis en Allemagne, Kant.

Lorsqu'on voit resplendir ces grands noms les uns à côté des autres, deux choses frappent l'esprit d'étonnement : c'est d'abord le concours même de ces hommes extraordinaires, venus au monde presque à la même heure pour travailler à la même tâche; et c'est ensuite l'admirable puissance et le rôle par

(1) Il n'est peut-être pas inutile que je rappelle au public français que j'ai traduit et commenté ces deux ouvrages, remarquables à tant de titres.

BARNI.

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ticulier de chacun d'eux dans ce travail commun. Arrêtons-nous un peu sur ces deux points.

Qu'un siècle enfante un Voltaire, c'est déjà une chose étonnante; mais qu'à côté de ce Voltaire il produise un Montesquieu, et à côté de tous deux, un Jean-Jacques Rousseau, puis un Diderot, puis un d'Alembert, puis un Turgot, sans parler de tant d'autres (1), puis enfin et surtout Kant, l'Aristote des temps modernes; et que tous ces génies, par une sorte de concert, poursuivent un même but: l'affranchissement de l'esprit humain et de la personne humaine, le rétablissement des droits de l'homme, l'amélioration de son sort, le perfectionnement de son espèce, voilà ce qui est vraiment admirable.

Voyons maintenant quel est le génie propre et le rôle particulier de chacun d'eux. Tous, dans ce siècle de la raison, représentent la puissance ou au moins l'effort de la raison, mais sous des aspects différents : Montesquieu, la raison tempérée par le sens historique le plus pénétrant et le plus sagace; Voltaire, la raison armée de l'esprit le plus vif qui fùt jamais,

(1) Je n'ai pas nommé ici Buffon, bien qu'il soit assurément l'un des plus grands génies et des plus remarquables écrivains du XVII¡ siècle, parce que ses travaux n'appartiennent pas à l'ordre d'idées que j'avais en vue dans ce cours. Si je ne m'étais renfermé dans ce siècle, combien d'autres grands noms j'aurais eu à citer!

la raison née pour le combat et pour l'action; Rousseau, la raison animée par le sentiment et colorée par l'imagination; Turgot, la raison illuminant l'homme d'État; d'Alembert, la raison mathématique; Diderot, la raison passionnée, pleine de feu et de fougue. La fougue, en effet, domine en lui, comme le raisonnement en d'Alembert, la sagesse pratique dans Turgot, l'imagination et le sentiment dans Rousseau, l'esprit et le bon sens dans Voltaire, le sens historique dans Montesquieu. De là le genre de style propre à chacun d'eux : le style varié et ingénieux, mais parfois un peu affecté de Montesquieu; le style alerte, net et clair, mais un peu trop uni, de Voltaire; le style éloquent, mais trop souvent déclamatoire, de Rousseau; le style simple, mais sans relief, de Turgot; le style précis, mais un peu froid, de d'Alembert; le style impétueux, mais un peu négligé, de Diderot. De là aussi l'espèce particulière d'influence que chacun d'eux a exercée. C'est ainsi que Rousseau a surtout séduit et séduit encore les femmes, les jeunes gens, les hommes d'imagination; Montesquieu, les esprits modérés et qui ont, comme lui, le sens historique; Voltaire, un peu tout le monde.

Si nous cherchons maintenant quelles sont, parmi les idées morales et politiques du XVIIe siècle, celles que chacun d'eux représente plus particulièrement,

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il est plus difficile ici de distribuer les rôles, car tous sont animés par le même sentiment et poursuivent le même but ce que Voltaire dit de Montesquieu, qu'il a restitué au genre humain ses titres, on pour. rait le dire de Voltaire lui-même, et de Jean-Jacques Rousseau, et de tous les autres; mais peut-être ne serait-ce pas trop forcer les choses que de dire que Montesquieu représente surtout l'idée de la liberté politique; Voltaire, celle de l'humanité dans ce qu'elle a de plus général; Rousseau, l'idée de l'égalité et de la souveraineté du peuple. Quant à Diderot et à d'Alembert, c'est à eux surtout que revient, à côté de Voltaire, la lutte contre la superstition et le fanatisme; Montesquieu est plutôt l'homme de la philosophie des lois positives, et Rousseau, celui de la spéculation idéale.

J'ai mis à part Kant, qui représente, comme je l'ai déjà dit, le génie même de la morale, joint à l'esprit le plus critique à la fois et le plus abstrait.

Je n'ai nommé que les plus grands, les esprits dominateurs, comme on les a appelés (1). Mais quelle phalange d'écrivains de tout genre se groupe derrière eux, et quel faisceau d'ouvrages animés du même esprit et poursuivant le même but! Il suffit de parcourir la liste des principaux de ces écrivains et

(1) Villemain, ibid.

de ces ouvrages pour se faire une idée du travail qui s'accomplit alors, à côté d'eux, le plus souvent par leur impulsion ou sous leur direction. Sans parler de celui qui fut en quelque sorte le patriarche du XVIIe siècle, de l'abbé de Saint-Pierre, l'auteur du Projet de paix perpétuelle (1713) et du Discours sur la polysynodie (1718), commentés par JeanJacques Rousseau ; c'est Quesnay, le père de l'économie politique française et le collaborateur de l'Encyclopédie; c'est d'Argenson, qui publia en 1767 ses Considérations sur le gouvernement de la France, composées dès 1739; c'est Mirabeau père, l'auteur de l'Ami des hommes (1757); c'est Mably, écrivant sur la morale et la politique, ses Entretiens de Phocion (1763); c'est Raynal, traçant le tableau de l'Europe dans son Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, condamnée par le parlement en 1781; c'est l'abbé Morellet, revendiquant la liberté d'écrire sur les matières de l'administration, dans un ouvrage arrêté depuis 1764, mais qui reparut en 1775; c'est Thomas, avec ses Éloges de Sully et de Descartes (1763-1765); Marmontel, avec le chapitre de son Bélisaire sur la tolérance (1763); c'est, outre Turgot, que j'ai nommé plus haut, Necker, comme lui publiciste à la fois et homme d'État ; c'est Mirabeau,

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