Page images
PDF
EPUB

mérite que plus l'attention d'un voyageur philosophe. M. de Montesquieu écrivit un journal exact de cette partie de ses voyages. 1

Il rentra dans le monde par Venise, où il trouva le comte de Bonneval, cet homme si célèbre par ses aventures, par ses projets et par ses malheurs; spectacle digne d'un tel obser

vateur.

Prenant sa route par Turin, il arriva à Rome où il vit, avec les yeux d'un homme de goût, que la nature n'a accordés que rarement aux philosophes, les merveilles de l'antiquité et celles qui y ont été ajoutées par les Michel-Ange, les Raphaël, les Titien. Mais plus curieux de voir les grands hommes que les prodiges de l'art, il se lia étroitement avec le cardinal de Polignac, alors ambassadeur de France, et avec le cardinal Corsini, depuis pape sous le nom de Clément XII.

M. de Montesquieu revenant par la Suisse suivit le cours du Rhin, et après s'être arrêté quelque temps en Hollande, passa en Angleterre. C'étoit là proprement le terme de ses voyages; c'étoit là qu'il devoit trouver tant de grands hommes, à la tête desquels nous mettrons cette reine, digne de la conversation de Newton et de Locke, et qui ne trouva pas moins de plaisir

1. Ce journal n'a pas été publié.

[ocr errors]

2. Il fut toujours ami de M. le cardinal de Polignac, et rendit justice à ses talents avec cette critique délicate qui ne blesse point, parce que l'estime y domine. Voici ce qu'il m'écrivoit :

«L'Anti-Lucrèce du cardinal de Polignac paroît, et il a eu un grand succès. C'est un enfant qui ressemble à son père; il décrit agréablement et avec grâce, mais il décrit tout et s'amuse partout. J'aurois voulu qu'on en eût retranché environ deux mille vers; mais ces deux mille vers étoient l'objet du culte de **** comme les autres, et on a mis à la tête de cela des gens qui connoissoient le latin de l'Enéide, mais qui ne connoissoient pas l'Eneide. N. est admirable; il m'a expliqué tout l'Anti-Lucrèce, et je m'en trouve fort bien. Pour vous, je vous trouve encore plus extraordinaire; vous me dites de vous aimer, et vous savez que je ne puis faire autre chose. >> (Maup.)

3. La reine Anne.

L'abbé de Rothelin, dit-on.

dans celle de M. de Montesquieu. Ce fut là qu'en méditant sur les ressorts de ce gouvernement qui réunit à la fois tant d'avantages qui paroissent incompatibles, M. de Montesquieu trouva ce qui pouvoit lui manquer de matériaux pour les grands ouvrages que contenoit son esprit.

Dès qu'il fut de retour en France, il se retira à la Brède pour jouir du fruit de ses travaux, et bien plus encore des richesses de son propre fonds. Là, pendant deux ans, ne voyant que des livres et des arbres, plus à lui-même, et par conséquent plus capable de tout, il écrivit ses Considerations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, qui parurent en 1733.1 Il avoit eu dessein d'y joindre un livre sur le gouvernement d'Angleterre qui étoit fait alors; quelques réflexions l'en détournèrent, et ce livre, excellent partout, a trouvé cependant une place encore plus convenable dans l'Esprit des lois. 2

Le succès du livre sur les Romains ne pouvoit manquer d'encourager encore un homme rempli de tant de grandes choses. M. de Montesquieu ne voyoit plus qu'un ouvrage à faire; mais quelque étendue qu'eussent ses lumières et ses vues, elles lui sembloient s'y perdre il ne se croyoit point capable de l'exécuter ses amis, qui connoissoient mieux ce qu'il pouvoit que lui-même, le déterminèrent. Il travailla à l'Esprit des Lois, et en 1748 cet ouvrage parut.

J'ai remis jusqu'ici à parler des ouvrages de M. de Montesquieu, parce que les autres n'ont été, pour ainsi dire, que le commencement de celui-ci. C'étoient comme les degrés de ce magnifique temple qu'il élevoit à la félicité du genre humain. Quel bonheur qu'un homme si propre à porter la lumière partout se soit uniquement appliqué à la science la plus utile de toutes!

Nous ne craindrons point de regarder ici comme apparte

1. En 1734, à Amsterdam, chez Desbordes.

2. Esprit des lois, liv. XI, ch. vi, et liv. XIX, ch. xxvii.

nant à cette science le premier ouvrage de M. de Montesquieu, quoique bien des gens ne l'aient pris d'abord, et ne le prennent peut-être encore aujourd'hui, que pour un ouvrage d'agrément. Il est sans doute rempli d'agrément, mais ce n'est pas là ce qui en fait le prix, ni ce que l'auteur s'y est proposé: ç'a été de peindre l'homme dans deux points de vue des plus opposés. Un Persan à Paris, frappé de nos vices et de nos ridicules, les expose à ses amis en Perse, les compare à ce qu'il croit de plus raisonnable dans les mœurs de son pays, et le lecteur n'y trouve que des vues et des ridicules diffé

rents.

Quoique cet ouvrage porte sur les mœurs en général, l'auteur semble s'être étendu sur l'amour au delà de ce qu'exigeoit le plan de son livre. Le Persan ne développe-t-il point avec trop de finesse les sentiments de l'amour d'Europe? Ne peint-il point avec des traits trop enflammés l'amour d'Asie dans ses plaisirs, dans ses fureurs et jusque dans son anéantissement? Les gens sensibles se plairont dans ces peintures, peut-être trop vives; le lecteur sévère les pardonnera dans un premier ouvrage; le philosophe trouvera peut-être que la passion la plus violente de toutes, celle qui dirige presque toutes les actions des hommes, n'occupe point trop de place dans un livre dont l'homme est l'objet.

Malgré la préférence que M. de Montesquieu donnoit à cette science des mœurs sur les autres sciences, on trouve dans son livre des réflexions philosophiques qui font juger de quoi l'auteur eût été capable, s'il eût voulu se borner à ce genre. Avec quelle clarté, avec quelle précision il explique dans une lettre les grands principes de la physique moderne! Avec quelle profondeur expose-t-il dans une autre les spéculations de la métaphysique! Il n'appartient qu'aux plus grands génies de saisir toujours juste les principes de toutes choses: un esprit qui ne voit pas, pour ainsi dire tout, tout à la fois, n'y sauroit jamais

1. Lettres 97 et 69.

parvenir. Lors même qu'il aura acquis beaucoup de connoissances dans quelque partie, comme ses connoissances ne seront pas toutes au même degré, il s'engagera sans le vouloir dans des détails qu'il ignore, et s'y trouvera au dépourvu. Les philosophes qui ont fait les systèmes les plus heureux n'y sont parvenus qu'après une multitude de phénomènes laborieusement rassemblés et comparés les uns aux autres : un génie assez vaste par une espèce de sens philosophique, franchissant les détails, se trouve tout d'un coup aux grands objets et s'en rend maître. Newton ni Leibnitz, resserrés dans un même nombre de pages que M. de Montesquieu, n'en auroient pas dit davantage et ne se seroient jamais mieux exprimés. Combien en cela M. de Montesquieu diffère-t-il de ces auteurs, qui par une passion ridicule de prétendre à tout, ayant chargé leur esprit d'études trop fortes pour eux, et affaissé leur imagination sous des objets trop étrangers pour elle, nous ont donné des ouvrages où l'on découvre à tout moment les lacunes de leur savoir, tombent ou bronchent à chaque pas!

Quant au style des Lettres persanes, il est vif, pur et étincelant partout de ces traits que tant de gens regardent aujourd'hui comme le principal mérite dans les ouvrages d'esprit, et qui, s'il n'est pas leur principal mérite, cause du moins leur principal succès. Jamais on ne vit tant de sagesse avec tant d'agréments, tant de sens condensé dans si peu de mots. Ce n'est pas ici un bel esprit, qui, après les plus grands efforts, n'a été qu'un philosophe superficiel; c'est un philosophe profond qui s'est trouvé un très-bel esprit.

Après avoir considéré les effets des passions dans l'homme, pour ainsi dire, isolé, M. de Montesquieu les considéra dans ces grandes collections d'hommes qui forment les nations,

1. On a dit avec raison des écrits de Montesquieu ce que lui-même disait de la Germanie de Tacite « Il est court, cet ouvrage; mais c'est l'ouvrage de Tacite, qui abrégeoit tout parce qu'il voyoit tout. » Esprit des lois XXX, 2.

et choisit pour cela la nation la plus famcuse de l'univers, les Romains. S'il est si difficile de découvrir et de suivre l'effet des passions dans un seul homme, combien l'est-il encore davantage de déterminer ce qui résulte du concours et de l'opposition des passions de tout un peuple, surtout si, comme il est nécessaire, l'on considère la réaction des autres peuples qui l'environnent! L'esprit, à quelque degré qu'il soit, ne suffit point pour cela; le raisonnement y a continuellement besoin de l'expérience; il faut une connoissance parfaite des faits, ce savoir laborieux, si rarement joint à la subtilité de l'esprit.

Pour un écrivain qui ne s'attacheroit qu'aux faits les plus singuliers, ou qui contrastent le plus avec les autres; qui se permettroit d'en faire un choix, de les joindre, de les séparer à son gré; enfin de sacrifier au frivole avantage de surprendre ou d'amuser, la dignité et la vérité de l'histoire; pour un tel écrivain il n'y a point de système qui ne soit possible ou plutôt il n'a qu'à imaginer son système et prendre dans l'histoire de quoi le soutenir. M. de Montesquieu étoit bien éloigné de ce genre de roman : une étude suivie et complète de l'histoire l'avoit conduit à ses réflexions; ce n'étoit que de la suite la plus exacte des événements qu'il tiroit les conséquences les plus justes. Son ouvrage, si rempli de raisonnements profonds, est en même temps un abrégé de l'histoire romaine capable de réparer ce qui nous manque de Tacite. En transposant les temps de ces deux grands hommes, et les accidents arrivés à leurs ouvrages, je ne sais si Tacite nous auroit aussi bien dédommagé de ce qui nous manqueroit de Montesquieu.

M. de Montesquieu, dans ses Lettres persanes, peignit l'homme dans sa maison ou dans ses voyages. Dans celui sur les Causes de la grandeur et de la décadence de l'Empire romain, il fit voir les hommes réunis en sociétés; comment ces sociétés se forment, s'élèvent et se détruisent. Ces deux ouvrages le conduisoient à un troisième, le plus important de tous ceux qu'un philosophe peut entreprendre, à son traité de l'Esprit

« PreviousContinue »