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M. de Montesquieu désespéroit. Le sort singulier d'une critique de l'Esprit des lois mérite qu'on en parle. L'auteur s'étoit donné beaucoup de peine pour composer contre M. de Montesquieu un gros ouvrage qui alloit paroître. Ses amis lui conseillèrent de relire l'Esprit des lois il le lut; la crainte et le respect le saisirent, et son ouvrage fut supprimé. 1

Quelques plumes excellentes prirent la défense de M. de Montesquieu, et quand il n'auroit pas trouvé de défenseurs, il étoit en droit de mépriser; il daigna répondre. Quoiqu'il n'ait point avoué une Défense de l'Esprit des lois qui parut, on ne sauroit l'attribuer à un autre qu'à lui, parce qu'elle est digne de lui. 2

Il n'eût pas été moins facile à reconnoître dans un dialogue entre Sylla et Eucrate, dans son Lysimaque et dans son Temple de Gnide, ouvrage d'un genre différent, mais rempli de tant de charmes qu'il semble composé sur l'autel de la déesse ; sorti de la plume de M. de Montesquieu, il prouve que la sagesse ne proscrit point la volupté.

Il seroit trop tard pour nous excuser de nous être tant étendus sur ces ouvrages; peut-être trouveroit-on que nous n'avons pas besoin d'excuse. Un excellent écrivain a dit que la vie des philosophes ne devoit être que l'histoire de leurs travaux; je n'excepte que celle de ces hommes qui nous ont donné des exemples de vertu, aussi précieux que leurs

ouvrages.

Aussitôt que Sa Majesté prussienne m'eût confié l'administration de son académie, je crus ne pouvoir rien faire de plus propre à augmenter son lustre que d'y proposer M. de Montesquieu. L'Académie sentit ce qu'elle gagnoit dans une telle

1. C'est l'ouvrage de M. Dupin, qui ne fut pas mis dans le commerce, mais dont il reste des exemplaires.

2. Il ne me cacha point qu'il en étoit l'auteur. Voici ce qu'il m'écrivoit : « Me d'Aiguillon m'envoya demander pour vous ma Défense de l'Esprit des lois, et ne m'ayant donné pour cela qu'un quart d'heure, je n'ai pu vous envoyer qu'un exemplaire broché, etc. » (Maup.)

acquisition, et M. de Montesquieu reçut cette distinction avec la plus vive sensibilité; pour moi je tâchois encore de m'acquitter d'une obligation. Je lui devois l'honneur que l'Académie françoise m'avoit fait de m'admettre. Sans l'illusion que son amitié pour moi lui avoit causée, et sans celle qu'elle m'avoit causée à moi-même, je ne me fusse jamais présenté pour entrer dans une compagnie dont ma médiocrité et le genre de mes études me tenoient également éloigné. Quelle différence donc se trouvoit ici! M. de Montesquieu m'avoit fait obtenir une véritable grâce; je ne pouvois lui procurer qu'une justice qui lui étoit due.

Il regarda cependant son association à notre académie comme une faveur, et comme une faveur des plus précieuses, par l'admiration qu'il avoit pour le monarque qui la protége et qui l'anime. Voici comme il m'exprimoit ses sentiments : une lettre de M. de Montesquieu, fût-elle la plus familière et la plus négligée, est une pièce qu'on sera toujours bien aise de trouver partout :

« Monsieur, mon très-cher et très-illustre confrère,

« Vous aurez reçu une lettre de moi datée de Paris. J'en reçus une de vous datée de Potsdam; comme vous l'aviez adressée à Bordeaux, elle a resté plus d'un mois en chemin, ce qui m'a privé très-longtemps du véritable plaisir que je ressens toujours lorsque je reçois des marques de votre souvenir; je ne me console point de ne vous avoir point trouvé ici, et mon cœur et mon esprit vous y cherchent toujours. Je ne saurois vous dire avec quel respect, avec quels sentiments de reconnoissance, et, si j'ose le dire, avec quelle joie j'apprends par votre lettre la nouvelle que l'Académie m'a fait l'honneur de me nommer un de ses membres; il n'y a que votre amitié qui ait pu lui persuader que je pouvois aspirer à cette place. Cela va me donner de l'émulation pour valoir mieux que je ne vaux; et il y a longtemps que vous auriez vu mon ambition, si je n'avois craint de tourmenter votre amitié en la faisant paroître. Il faut à présent que

vous acheviez votre ouvrage, et que vous me marquiez ce que je dois faire en cette occasion; à qui, et comment il faut que j'aie l'honneur d'écrire, et comment il faut que je fasse mes remercîments. Conduisez-moi, et je serai bien conduit. Si vous pouvez dans quelque conversation parler au roi de ma reconnoissance, et que cela soit à propos, je vous prie de le faire. Je ne puis offrir à ce grand prince que de l'admiration, et en cela même je n'ai rien qui puisse presque me distinguer des autres hommes.

« Je suis bien fâché de voir par votre lettre que vous n'êtes pas encore consolé de la mort de monsieur votre père. J'en suis vivement touché moi-même; c'est une raison de moins pour nous pour espérer de vous revoir. Pour moi, je ne sais si c'est une chose que je dois à mon être physique, ou à mon être moral; mais mon âme se prend à tout. Je me trouvois heureux dans mes terres, où je ne voyois que des arbres, et je me trouve heureux à Paris au milieu de ce nombre d'hommes qui égalent les sables de la mer; je ne demande autre chose à la terre que de continuer à tourner sur son centre; je ne voudrois pourtant pas faire avec elle d'aussi petits cercles que ceux que vous faisiez quand vous étiez à Tornéo. 1 Adieu, mon cher et illustre ami. Je vous embrasse un million de fois. A Paris, ce 25 novembre 1746. »

M. de Montesquieu n'étoit pas seulement un de ces hommes dont les talents honorent une académie; ses vertus et la considération qu'elles lui avoient attirée l'y rendoient encore plus utile. Lorsque l'Académie françoise eut à remplir la place de M. l'archevêque de Sens, tous les suffrages s'alloient réunir pour un homme qui avoit donné les plus fortes preuves du mérite académique; mais dans cent ouvrages excellents il s'en étoit trouvé un seul, fruit malheureux de la jeunesse de l'auteur; ce n'étoit cependant point un de ces écarts frénétiques où l'on ose attaquer la Divinité ou déchirer les hommes. C'étoit un petit poëme qu'Horace et Pétrone auroient avoué, mais

1. C'est à Tornéo ou Tornéa, en Finlande, que Maupertuis avait été envoyé, en 1736, par l'Académie des sciences de Paris, pour y déterminer la figure de la terre.

dans lequel les mœurs étoient trop peu respectées. M. de Montesquieu, alors directeur de l'Académie, reçut ordre de se rendre à Versailles, et le roi lui dit qu'il ne vouloit point que Piron fût élu. M. de Montesquieu en rendit compte à l'Académie; mais en même temps il instruisit une dame, protectrice des talents, parce qu'elle les possède tous, du mérite et de la mauvaise fortune de celui que l'Académie ne pouvoit plus songer à admettre. Dans une lettre qu'il écrivit à Mme la marquise de Pompadour, il en fit une peinture si vive, que deux jours après M. Piron reçut une pension de cent pistoles, dont la bonté du roi consoloit le mérite, que sa justice ne lui avoit pas permis de récompenser autrement.

Cette considération si justement acquise dont jouissoit M. de Montesquieu faisoit qu'ayant abdiqué la magistrature, et s'étant par son genre de vie éloigné des affaires, son cœur toujours citoyen, et sa vaste connoissance des lois, lui faisoient toujours prendre un vif intérêt à tout ce qui regardoit la gloire ou la félicité de sa nation, et donnoient un grand poids à ses sentiments. Il franchissoit alors les opinions particulières des compagnies dont il avoit été membre, et voyoit les choses en homme d'État. En 1751, lorsqu'il fut question des immunités ecclésiastiques, il ne crut point qu'il fallût ôter au clergé un privilége qu'il regardoit comme l'ombre respectable d'un droit commun à toute la nation. 1 Il faisoit beaucoup de cas d'un petit livre qui parut alors sur la conservation de ce privilége dans les provinces d'États. Il croyoit que les décisions dogmatiques du clergé, munies de l'autorité du souverain, méritoient encore plus de respect; que la Constitution étoit reçue; qu'il falloit empêcher qu'on n'en abusât.

Si tout cela fait voir l'étendue de l'esprit de M. de Montesquieu, il ne peint pas moins son caractère. Toujours porté à

1. Le droit de voter l'impôt qu'on paye, droit que le clergé a conservé jusqu'à la Révolution.

2. La bulle qui condamne le jansénisme. Montesquieu est loin de s'en montrer l'admirateur. Lettres persanes, 24 et 101.

la douceur et à l'humanité, il craignoit des changements dont les plus grands génies ne peuvent pas toujours prévoir les suites. Cet esprit de modération avec lequel il voyoit les choses dans le repos de son cabinet, il l'appliquoit à tout, et le conservoit dans le bruit du monde et dans le feu des conversations. On trouvoit toujours le même homme avec tous les tons. Il sembloit encore alors plus merveilleux que dans ses ouvrages simple, profond, sublime, il charmoit, il instruisoit et n'offensoit jamais. J'ai eu le bonheur de vivre dans les mêmes sociétés que lui; j'ai vu, j'ai partagé l'impatience avec laquelle il étoit toujours attendu, la joie avec laquelle on let voyoit arriver.

Son maintien modeste et libre ressembloit à sa conversation; sa taille étoit bien proportionnée. Quoiqu'il eût perdu presque entièrement un œil, et que l'autre eût toujours été très-foible, on ne s'en apercevoit point; sa physionomie réunissoit la douceur et la sublimité.

Il fut fort négligé dans ses habits et méprisa tout ce qui étoit au delà de la propreté; il n'étoit vêtu que des étoffes les plus simples et n'y faisoit jamais ajouter ni or ni argent. La même simplicité fut dans sa table et dans tout le reste de son économie; et malgré la dépense que lui ont coûtée ses voyages, sa vie dans le grand monde, la foiblesse de sa vue et l'impression de ses ouvrages, il n'a point entamé le médiocre héritage de ses pères et a dédaigné de l'augmenter, malgré toutes les occasions qui se présentoient à lui dans un pays et dans un siècle où tant de voies de fortune sont ouvertes au moindre mérite.

1

Il mourut le 10 février de cette année, 1 et mourut comme il avoit vécu, c'est-à-dire sans faste et sans foiblesse, s'acquittant de tous ses devoirs avec la plus grande décence. Pendant sa maladie sa maison fut remplie de tout ce qu'il y avoit en France de plus grand et de plus digne de son amitié. Mme la

1. 1755.

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