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deaux, acquit dans cette Compagnie une charge de Préfident à Mortier. Il eut plufieurs enfans, dont un entra dans le fervice, s'y diftingua, & le quitta de fort bonne heure ce fut le pere de Charles de Secondat, Auteur de l'Esprit des Loix. Ces détails paroîtront peut-être déplacés à la tête de l'éloge d'un Philofophe dont le nom a fi peu befoin d'ancêtres mais : n'envions point à leur mémoire l'éclat que ce nom répand fur elle.

Les fuccès de l'enfance, préfages quelquefois fi trompeurs, ne le furent point dans Charles de Secondat: il annonça de bonne heure ce qu'il devoit être ; & fon pere donna tous fes foins à cultiver ce génie naiffant, objet de fon efpérance & de fa tendreffe. Dès l'âge de vingt ans le jeune Montefquieu préparoit déja les matériaux de l'Esprit des Loix, par un extrait raifonné des immenfes volumes qui compofent le corps du Droit Civil: ainfi autrefois Newton avoit jeté, dès fa premiere jeuneffe, les fondemens des Ouvrages qui l'ont rendu immortel. Cependant l'étude de la Jurifprudence, quoique moins aride pour M. de Montefquieu que pour la plupart de ceux qui s'y livrent, parce qu'il la cultivoit en philofophe, ne fuffifoit pas à l'étendue & à l'activité de fon génie. Il approfondiffoit, dans le même tems, des matieres encore plus importantes & plus A. Y.

délicates (a), & les difcutoit dans le filence avec la fageffe, la décence & l'équité qu'il a depuis montrées dans fes Ouvrages.

Un Oncle paternel, Préfident à Mortier au Parlement de Bordeaux, Juge éclairé & Citoyen vertueux, l'Oracle de fa Compagnie & de fa Province, ayant perdu un fils unique, & voulant conferver dans fon Corps l'efprit d'élévation qu'il avoit tâché d'y répandre, laiffa fes biens & fa Charge à Monfieur de Montefquieu. Il étoit Confeiller au Parlement de Bordeaux depuis le 24 Février 1714, & fut reçu Président à Mortier le 13 Juillet 1716. Quelques années après, en 1722, pendant la minorité du Roi, fa Compagnie le chargea de préfenter des Remontrances à l'occafion d'un nouvel impôt. Placé entre le trône & le peuple, il remplit, en Sujet refpectueux & en Magiftrat plein de courage, l'emploi fi noble & fi peu envié de faire parvenir au Souverain le cri des malheureux : & la mifere publique, repréfentée avec autant d'habileté que de force, obtint la juftice qu'elle demandoit. Ce fuccès, il eft vrai, par malheur pour l'Etat bien plus que pour lui, fut auffi paffager que s'il eût été injufte; à peine la voix des peuples eutelle ceffé de fe faire entendre, que l'impôt

(a) C'étoit un Ouvrage en forme de Lettres, dont le but étoit de prouver que l'idolâtrie de la plupart des Païens ne paroiffoit pas mériter une damnation éternelle,

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fupprimé fut remplacé par un autre : mais le Citoyen avoit fait fon devoir.

Il fut reçu, le 3 Avril 1716, dans l'Académie de Bordeaux qui ne faifoit que de naître. Le goût pour la mufique & pour les ouvrages de pur agrément avoit d'abord raffemblé les Membres qui la formoient. M. de Montefquieu crut avec raison que l'ardeur naiffante & les talens de fes Confreres pourroient s'exercer avec encore plus d'avantage fur les objets de la Phyfique. Il étoit perfuadé que la Nature, fi digne d'être obfervée par-tout, trouvoit auffi par-tout des yeux dignes de la voir; qu'au contraire les ouvrages de goût ne fouffrant point de médiocrité, & la Capitale étant en ce genre le centre des lu mieres & des fecours, il étoit trop difficile . de raffembler loin d'elle un affez grand nombre d'Ecrivains diftingués. Il regardoit les Sociétés de bel efprit fi étrangement multipliées dans nos Provinces, comme une efpece, ou plutôt comme une ombre de luxe littéraire, qui nuit à l'opulence réelle, fans même en offrir l'apparence. Heureusement M. le Duc de la Force, par un Prix qu'il venoit de fonder à Bordeaux, avoit fecondé des vues fi éclairées & fi juftes. On jugea qu'une expérience bien faite feroit préférable à un discours foible ou à un mauvais poëme ; & Bordeaux eut une Académie des Sciences.

M. de Montefquieu, nullement empreffè de fe montrer au public, fembloit attendre, felon l'expreffion d'un grand génie, un âge mûr pour écrire. Ce ne fut qu'en 1721, c'est-à-dire âgé de trente-deux ans, qu'il mit au jour les Lettres Perfanes. Le Siamois des Amusemens férieux & comiques pouvoit lui en avoir forni l'idée; mais il furpaffa fon modele. La peinture des mœurs orien tales, réelles ou fuppofées, de l'orgueil & du flegme de l'amour Afiatique, n'eft que le moindre objet de ces Lettres ; elle n'y fert, pour ainfi dire, que de prétexte à une fatyre fine de nos moeurs, & à de3 matieres importantes que l'Auteur approfondit er paroiffant gliffer fur elles. Dans cette espece de tableau mouvant, Usbek expofe fur tout, avec autant de légéreté que d'énergie, ce qui a le plus frappé parmi nous fes yeux pénétrans; notre habitude de traiter férieufement les chofes les plus futiles, & de tourner les plus im portantes en plaifanterie ; nos converfations fi bruyantes & fi frivoles; notre ennui dans le fein du plaifir même; nos préjugés & nos actions en contradiction continuelle avec nos lumieres; tant d'a mour pour la gloire, joint à tant de refpect pour l'idole de la faveur ; nos courtifans fi rampans & fi vains; notre poli tefe extérieure, our notre prédilection affectée pour eux; la bifarrerie de no

goûts, qui n'a rien au-deffous d'elle que l'empreffément de toute l'Europe à les adopter; notre dédain barbare pour deux des plus refpectables occupations d'un Citoyen, le Commerce & la Magiftrature; nos difputes littéraires fi vives & fi inu tiles; notre fureur d'écrire avant que de penfer, & de juger avant de connoître. A cette peinture vive, mais fans fiel, il oppofe, dans l'apologue des Troglodites, le tableau d'un peuple vertueux devenu fage par le malheur morceau digne du portique. Ailleurs il montre la Philofophie long-tems étouffée, reparoiffant tout-àcoup, regagnant par fes progrès le tems qu'elle a perdu, pénétrant jufques chez les Ruffes à la voix d'un génie qui l'appelle; tandis que chez d'autres Peuples de l'Europe la fuperftition, femblable à une atmosphere épaiffe, empêche la lumiere qui les environne de toutes parts d'arriver jufqu'à eux. Enfin par les principes qu'il établit fur la nature des Gouvernemens anciens & modernes, il préfente le germe de fes idées lumineufes, développées depuis par l'Auteur dans fon grand Ouvrage.

Ces différens fujets, privés aujourd'hui des graces de la nouveauté qu'ils avoient dans la naiffance des Lettres Perfanes, y conferveront toujours le mérite du carac tere original qu'on a fu leur donner: mérite d'autant plus réel, qu'il vient ici du

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