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et en saisir les traits de ressemblance. L'action directe des sens suffit dans ce cas à la détermination des éléments de la connaissance; mais il n'en est pas de même lorsque, sous l'influence de causes différentes, il se produit, dans les qualités des choses, des modifications incessamment variables. Le chêne, que nous prenions tantôt pour exemple, n'est pas seulement un gland développé qui, à l'exception de la quantité, ne conserve que ses qualités primitives. Il en a acquis et continue d'en acquérir un grand nombre d'autres, qu'il doit aux éléments étrangers qui concourent à ce développement complexe, sans qu'il soit possible à l'homme de faire la part de chacun, ni d'assigner une cause unique à aucune de ces qualités, ni de porter aujourd'hui sur aucune d'elles un jugement qui soit vrai demain. Il en est de même dans un autre ordre de transformations. On ne remarque aucun changement d'une année à une autre, ou même d'un siècle à un autre, à la surface et dans la constitution de notre globe; et cependant presque rien de ce qui s'y voit aujourd'hui n'existait

il

y a plusieurs milliers de siècles. La terre, en se refroidissant, n'est pas seulement devenue environ quinze cents fois plus petite qu'elle n'était à l'état gazeux; elle n'a pas seulement changé de forme et de densité; mais la géologie nous apprend que chacune des grandes époques de transformations se distingue des autres par des productions toutes

différentes dans les trois règnes. L'action continue et complexe des lois qui régissent l'univers, aboutit à des transformations accompagnées de qualités et de propriétés nouvelles, et constitue ainsi une sorte de création incessante dont les résultats sensibles se manifestent à l'homme après une élaboration plus ou moins longue, selon la nature et le concours des conditions qui les produisent.

Mais, sans aller si loin, nous pouvons reconnaître la faiblesse et l'incompétence de notre esprit dans une multitude de choses, soit naturelles, soit artificielles, où nous sommes tous les jours appelés à exercer nos facultés. Une plaine, un terroir se compose de parties plus fertiles les unes que les autres. Si vous en prenez deux mètres carrés contigus, vous ne remarquerez aucune différence entre la fertilité de l'une et celle de l'autre. Nous sommes forcés par nos besoins de tracer des lignes de démarcation d'après certaines moyennes approximatives; mais ces lignes ne répondent à aucune différence réelle entre les parties contiguës du sol, dont elles ne forment qu'une séparation purement idéale.

Nous ne comprenons bien les choses qu'autant qu'elles sont déterminées, fixes, ramenées à une unité invariable. Mais la nature ou l'art ne comportent pas cette détermination exacte, cette invariabilité. Supposons deux surfaces dont l'une soit divisée en compartiments distincts les uns des au

tres par des lignes et des couleurs tranchées, tandis que l'autre présente un ensemble de couleurs tellement graduées qu'il soit impossible d'assigner le point où une nuance finit et une autre commence : dans le premier cas, le contraste des couleurs est frappant; dans le second, la différence ne devient sensible que si les points de comparaison sont suffisamment éloignés les uns des autres. La détermination, et conséquemment la connaissance deviendrait beaucoup plus difficile, si au lieu de nuances ou de gradations progressives, mais permanentes, elles étaient soumises à des variations continuelles, comme celles que la nature amène sans cesse dans les différentes qualités des choses. Pour emprunter un autre exemple à l'exercice du sens de l'ouïe, dans le jeu d'un instrument de musique à sons fixes, tel que le piano, je distingue facilement une note d'une autre, parce qu'il y a discontinuité entre les touches du clavier; mais il n'en est pas de même quand le jeu continu d'un violoniste, et les modulations de la voix d'un habile chanteur affectent mon oreille de mille nuances qui se refusent à toute notation (1). Que sera-ce si à cette voix viennent s'en marier d'autres présentant les mêmes difficultés d'appréciation? Et surtout à quelle règle, à quel contrôle soumettrons-nous un ensemble d'appréciations de ce

(1) Cf. M. Cournot, Essai sur les fond. de nos connaissances, t. I, p. 400.

genre, quand chacune d'elles est déjà par elle-même si vague et si incertaine ?

Des difficultés analogues, mais bien plus grandes encore, se présentent dans l'ordre des phénomènes de la vie, de la sensibilité et de l'intelligence, où l'action des sens n'a plus de prise, et dont les variations sont si délicates et si fugitives, et se lient si intimement les unes aux autres, qu'elles échappent à tous les efforts de la pensée, à tous nos moyens de détermination, et par suite, à toute expression tant soit peu précise. C'est là surtout qu'il est vrai de dire que nous jugeons les choses en gros, et d'après des sentiments vagues qui ne sont que des ombres confuses de la réalité. C'est ce qui a lieu pour les idées à nuances incessamment changeantes qui sont les reflets de la complication des phénomènes tant externes qu'internes, pour les idées métaphysiques, morales, religieuses, esthétiques, qui se reflètent à leur tour avec tous les caractères de leur indétermination primitive, dans les sciences et dans les arts qui en sont l'expression, comme la morale, la politique, la jurisprudence, les différentes branches de la littérature, la musique, la peinture, etc.

On peut diviser en deux grandes classes les choses qu'il appartient à notre nature de sentir et de connaître la première comprend celles qui se présentent sous des formes discontinues et des caractères nettement déterminés, comme un tout homogène, des nombres entiers, ou des quantités susceptibles d'être

divisées, au moins par la pensée, en un nombre indéfini de parties similaires : c'est le domaine des mathématiques et des sciences exactes; la seconde comprend toutes celles qui, bien que susceptibles d'augmentation et de diminution, ne peuvent être considérées comme des grandeurs ou des quantités, et partant, se refusent à toute mesure. L'expérience nous en fournit de nombreux exemples dans celles qui affectent nos sens, comme les couleurs, les sons, les odeurs, les saveurs, etc. Mais les phénomènes de l'ordre psychologique revêtent dans leur mode de développement et de combinaison, ainsi que dans leur degré d'intensité, un caractère indéfinissable et rebelle à toute formule logique. Qui nous expliquera comment et de combien une sensation douloureuse ou agréable diffère d'une autre ? Nous mesurons aujourd'hui, il est vrai, grâce aux progrès des sciences, la condition la plus apparente, ou, si l'on veut, la cause de la sensation de chaleur, mais on ne peut dire que la sensation que me fait éprouver une chaleur de huit degrés, soit le double ou la moitié de celle que produit sur moi une chaleur de quatre ou de seize degrés. A quel âge l'homme peut-il être considéré comme raisonnable et responsable de ses actes? Sur l'échelle mobile de l'estime ou du blâme dont nous honorons ou flétrissons la conduite de nos semblables, à quel degré commence la vertu ou le vice? Comment distinguer les différences des aptitudes, des talents, des passions?

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