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en avoit point chez les premiers Romains, il n'y en avoit point chez les Lacédémoniens; et dans les républiques où l'égalité n'est pas tout à fait perdue, l'esprit de commerce, de travail et de vertu fait que chacun y peut et que chacun y veut vivre de son propre bien, et que par conséquent il y a peu de luxe.

Les lois du nouveau partage des champs, demandé avec tant d'instance dans quelques républiques, étoient salutaires par leur nature. Elles ne sont dangereuses que comme action subite. En ôtant tout à coup les richesses aux uns, et augmentant de même celles des autres, elles font dans chaque famille une révolution, et en doivent produire une générale dans l'Etat.

A mesure que le luxe s'établit dans une république, l'esprit se tourne vers l'intérêt particulier. A des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à désirer que la gloire de la patrie et la sienne propre. Mais une âme corrompue par le luxe a bien d'autres désirs: bientôt elle devient ennemie des lois qui la gênent. Le luxe que la garnison de Rhége commença à connoître fit qu'elle en égorgea les habitants.

Sitôt que les Romains furent corrompus, leurs désirs devinrent immenses. On en peut juger par le prix qu'ils mirent aux choses. Une cruche de vin de Falerne1 se vendoit cent deniers romains; un baril de chair salée du Pont en coûtoit quatre cents; un bon cuisinier, quatre talents; les jeunes garçons n'avoient point de prix. Quand, par une impétuosité 2 générale, tout le monde se portoit à la volupté, que devenoit la vertu?

CHAPITRE III

Des lois somptuaires dans les monarchies.

L'aristocratie mal constituée a ce malheur que les nobles y ont les richesses, et que cependant ils ne doivent pas dépenser; le luxe, contraire à l'esprit de modération, en doit être banni. Il n'y a donc que des gens très-pauvres qui ne peuvent pas recevoir, et des gens très-riches qui ne peuvent pas dépenser.

A Venise, les lois forcent les nobles à la modestie. Ils se sont tellement accoutumés à l'épargne qu'il n'y a que les courtisanes qui puissent leur faire donner de l'argent. On se sert de cette voie pour entretenir l'industrie : les femmes les plus méprisables y dépensent sans danger, pendant que leurs tributaires y mènent la vie du monde la plus obscure.

Les bonnes républiques grecques avoient à cet égard des

1. Fragment du liv. XXXVI de Dio- 2. Cum maximus omnium impetus dore, rapporté par Const. Porph., Ex- ad luxuriam esset, ibid,

trait des vertus et des vices,

institutions admirables. Les riches employoient leur argent en fêtes, en chœurs de musique, en chariots, en chevaux pour la course, en magistratures onéreuses. Les richesses y étoient aussi à charge que la pauvreté.

CHAPITRE IV

Des lois somptuaires dans l'aristocratie.

« Les Suions1, nation germanique, rendent honneur aux « richesses, dit Tacite2 : ce qui fait qu'ils vivent sous le gou« vernement d'un seul. » Cela signifie bien que le luxe est singulièrement propre aux monarchies, et qu'il n'y faut point de lois somptuaires.

Comme, par la constitution des monarchies, les richesses y sont inégalement partagées, il faut bien qu'il y ait du luxe. Si les riches n'y dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim. Il faut même que les riches y dépensent à proportion de l'inégalité des fortunes; et que, comme nous avons dit, le luxe y augmente dans cette proportion. Les richesses particulières n'ont augmenté que parce qu'elles ont ôté à une partie des citoyens le nécessaire physique : il faut donc qu'il leur soit rendu.

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Ainsi, pour que l'Etat monarchique se soutienne, le luxe doit aller en croissant, du laboureur à l'artisan, au négociant, aux nobles, aux magistrats, aux grands seigneurs, aux traitants principaux, aux princes; sans quoi tout seroit perdu.

Dans le sénat de Rome, composé de graves magistrats, de jurisconsultes, et d'hommes pleins de l'idée des premiers temps, on proposa, sous Auguste, la correction des mœurs et du luxe des femmes. Il est curieux de voir dans Dion avec quel art il éluda les demandes importunes de ces sénateurs. C'est qu'il fondoit une monarchie, et dissolvoit une république.

3

Sous Tibère, les édiles proposèrent, dans le sénat, le rétablissement des anciennes lois somptuaires. Ce prince, qui avoit des lumières, s'y opposa. « L'Etat ne pourroit subsister, disoit-'

1. Les Suions, selon Tacite, étaient des habitants d'une île de l'Océan au delà de la Germanie *. Suionum hinc civitates in ipso Oceano. Guerriers valeureux et bien armés, ils ont encore des flottes. Propter viros armaque classibus valent. Les riches y sont considérés. Est et opibus honos. Ils n'ont qu'un

* Les Suions occupoient cette partie de l'Europe que nous connoissons aujourd'hui sous le nom de Suède.

chef. Eisque unus imperitat. Ces har-
bares, que Tacite ne connaissait point,
qui, dans leur petit pays, n'avaient qu'un
seul chef, et qui préféraient le posses-
seur de cinquante vaches à celui qui
n'en avait que douze, ont-ils le moindre
rapport avec nos monarchies et nos lois
somptuaires? (Volt.)

2. De moribus Germanorum.
3. Dion Cassius, liv. LIV.
4. Tacite, Annal., liv. III.

«il,-dans la situation où sont les choses. Comment Rome pour«roit-elle vivre? comment pourroient vivre les provinces? Nous « avions de la frugalité lorsque nous étions citoyens d'une seule « ville aujourd'hui nous consommons les richesses de tout « l'univers; on fait travailler pour nous les maîtres et les <«esclaves. » Il voyoit bien qu'il ne falloit plus de lois somp

tuaires.

Lorsque, sous le même empereur, on proposa au sénat de défendre aux gouverneurs de mener leurs femmes dans les provinces, à cause des dérèglements qu'elles y apportoient, cela fut rejeté. «On dit que les exemples de la dureté des anciens « avoient été changés en une façon de vivre plus agréable1. » On sentit qu'il falloit d'autres mœurs.

Le luxe est donc nécessaire dans les Etats monarchiques, il l'est encore dans Etats despotiques. Dans les premiers, c'est un usage que l'on fait de ce qu'on possède de liberté; dans les autres, c'est un abus qu'on fait des avantages de sa servitude: lorsqu'un esclave, choisi par son maître pour tyranniser ses autres esclaves, incertain pour le lendemain de la fortune de chaque jour, n'a d'autre félicité que celle d'assouvir l'orgueil, les désirs et les voluptés de chaque jour.

Tout ceci mène à une réflexion : les républiques finissent par le luxe; les monarchies, par la pauvreté 2.

CHAPITRE V

Dans quels cas les lois somptuaires sont utiles dans une monarchie.

Ce fut dans l'esprit de la république, ou dans quelques cas particuliers, qu'au milieu du treizième siècle on fit en Aragon des lois somptuaires. Jacques Ier ordonna que le roi, ni aucun de ses sujets, ne pourroient manger plus de deux sortes de viandes à chaque repas, et que chacune ne seroit préparée que d'une seule manière, à moins que ce ne fût du gibier qu'on eût tué soi-même.

On fait aussi de nos jours en Suède des lois somptuaires; mais elles ont un objet différent de celles d'Aragon.

Un Etat peut faire des lois somptuaires dans l'objet d'une frugalité absolue : c'est l'esprit des lois somptuaires des républiques; et la nature de la chose fait voir que ce fut l'objet de celles d'Aragon.

1. Multa duritiei veterum melius et latius mutata. (Tacite, Ann., liv. III.) 2. Opulentia paritura mox egestatem. (Floras, dix. III.)

3. Constitution de Jacques Ier, de l'an 1234, art. 6, dans Marca Hisp., pag. 1439.

Les lois somptuaires peuvent avoir aussi pour objet une frugalité relative lorsqu'un Etat, sentant que des marchandises étrangères d'un trop haut prix demanderoient une telle exportation des siennes, qu'il se priveroit plus de ses besoins par celles-ci qu'il n'en satisferoit par celles-là, en défend absolument l'entrée; et c'est l'esprit des lois que l'on a faites de nos jours en Suède1. Ce sont les seules lois somptuaires qui conviennent aux monarchies.

En général, plus un Etat est pauvre, plus il est ruiné par son luxe relatif; et plus par conséquent il lui faut des lois somptuaires relatives. Plus un Etat est riche, plus son luxe relatif l'enrichit; et il faut bien se garder d'y faire des lois somptuaires relatives. Nous expliquerons mieux ceci dans le livre sur le commerce2. Il n'est ici question que du luxe absolu.

CHAPITRE VI

Du luxe à la Chine.

Des raisons particulières demandent des lois somptuaires dans quelques Etats. Le peuple, par la force, du climat, peut devenir si nombreux, et d'un autre côté les moyens de le faire subsister peuvent être si incertains, qu'il est bon de l'appliquer tout entier à la culture des terres. Dans ces Etats le luxe est dangereux, et les lois somptuaires y doivent être rigoureuses. Ainsi, pour savoir s'il faut encourager le luxe ou le proscrire, on doit d'abord jeter les yeux sur le rapport qu'il y a entre le nombre du peuple et la facilité de le faire vivre. En Angleterre le sol produit beaucoup plus de grain qu'il ne faut pour nourrir ceux qui cultivent les terres et ceux qui procurent les vêtements il peut donc y avoir des arts frivoles, et par conséquent du luxe. En France il croît assez de blé pour la nourriture des laboureurs et de ceux qui sont employés aux manufactures; de plus, le commerce avec les étrangers peut rendre pour des choses frivoles tant de choses nécessaires, qu'on n'y doit guère craindre le luxe.

A la Chine, au contraire, les femmes sont si fécondes, et l'espèce humaine s'y multiplie à un tel point, que les terres, quelque cultivées qu'elles soient, suffisent à peine pour la nourriture des habitants. Le luxe y est donc pernicieux, et l'esprit de travail et d'économie y est aussi requis que dans quelque république que ce soit3. Il faut qu'on s'attache aux arts nécessaires, et qu'on fuie ceux de la volupté.

1. On y a défendu les vins exquis, et autres marchandises précieuses.

2. Voyez liv. XX.
3. Le luxe y a toujours été arrêté.

Voilà l'esprit des belles ordonnances des empereurs chinois : « Nos anciens, dit un empereur de la famille des Tang1, tenoient « pour maxime que s'il y avoit un homme qui ne labourat « point, une femme qui ne s'occupat point à filer, quelqu'un «souffroit le froid ou la faim dans l'empire.... » Et, sur ce principe, il fit détruire une infinité de monastères de bonzes.

Le troisième empereur de la vingt et unième dynastie2, à qui on apporta des pierres précieuses trouvées dans une mine, la fit fermer, ne voulant pas fatiguer son peuple à travailler pour une chose qui ne pouvoit ni le nourrir ni le vêtir.

« Notre luxe est si grand, dit Kiayventi 3, que le peuple orne « de broderies les souliers des jeunes garçons et des filles qu'il « est obligé de vendre. » Tant d'hommes étant occupés à faire des habits pour un seul, le moyen qu'il n'y ait bien des gens qui manquent d'habits? Il y a dix hommes qui mangent le revenu des terres, contre un laboureur : le moyen qu'il n'y ait bien des gens qui manquent d'aliments?

CHAPITRE VII

Fatale conséquence du luxe à la Chine.

On voit, dans l'histoire de la Chine, qu'elle a eu vingt-deux dynasties qui se sont succédé; c'est-à-dire qu'elle a éprouvé vingt-deux révolutions générales, sans compter une infinité de particulières. Les trois premières dynasties durèrent assez longtemps, parce qu'elles furent sagement gouvernées, et que l'empire étoit moins étendu qu'il ne le fut depuis. Mais on peut dire, en général, que toutes ces dynasties commencèrent assez bien. La vertu, l'attention, la vigilance, sont nécessaires à la Chine: elles y étoient dans le commencement des dynasties, et ellesmanquoient à la fin. En effet, il étoit naturel que des empereurs nourris dans les fatigues de la guerre, qui parvenoient à faire descendre du trône une famille noyée dans les délices, conservassent la vertu qu'ils avoient éprouvée si utile, et craignissent les voluptés qu'ils avoient vues si funestes. Mais, après ces trois ou quatre premiers princes, la corruption, le luxe, l'oisiveté, les délices, s'emparent des successeurs; ils s'enferment dans le palais; leur esprit s'affoiblit, leur vie s'accourcit; la famille décline; les grands s'élèvent, les eunuques s'accréditent, on ne met sur le trône que des enfants; le palais

1. Dans une ordonnance rapportée par le P. Duhalde, tom. II, pag. 497.

2. Hist. de la Chine, vingt et unième dynastie, dans l'ouvrage du P. Du

halde, tom. I.

3. Dans un discours rapporté par le P. Duhalde, tom. II, pag. 418.

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