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Quand il n'y a point de différence dans la peine, il faut en mettre dans l'espérance de la grâce. En Angleterre, on n'assassine point, parce que les voleurs peuvent espérer d'être transportés dans les colonies; non pas les assassins.

C'est un grand ressort des gouvernements modérés que les lettres de gràce. Ce pouvoir que le prince a de pardonner, exécuté avec sagesse, peut avoir d'admirables effets. Le principe du gouvernement despotique, qui ne pardonne pas, et à qui on ne pardonne jamais, le prive de ces avantages 1.

CHAPITRE XVII

De la torture ou question contre les criminels 2.

Parce que les hommes sont méchants, la loi est obligée de les supposer meilleurs qu'ils ne sont. Ainsi la déposition de deux témoins suffit dans la punition de tous les crimes. La loi les croit, comme s'ils parloient par la bouche de la vérité. L'on juge aussi que tout enfant conçu pendant le mariage est légitime la loi a confiance en la mère, comme si elle étoit la pudicité même. Mais la question contre les criminels n'est pas dans un cas forcé comme ceux-ci. Nous voyons aujourd'hui une nation3 très bien policée la rejeter sans inconvénients. Elle n'est donc pas nécessaire par sa nature 4.

:

Tant d'habiles gens et tant de beaux génies ont écrit contre cette pratique, que je n'ose parler après eux. J'allois dire qu'elle pourroit convenir dans les gouvernements despotiques, où tout ce qui inspire la crainte entre plus dans les ressorts du gouvernement; j'allois dire que les esclaves, chez les Grecs et

1. Une telle décision, et celles qui sont dans ce goût, rendent, à mon avis, l'Esprit des Lois bien précieux. Voilà ce que n'ont ni Grotius, ni Puffendorf, ni toutes les compilations sur le droit des gens. On sait bien que despotisme est employé pour tyrannie. Car enfin, un despote ne peut-il pas donner des lettres de grâce tout aussi bien qu'un monarque? Où est la ligne qui sépare le gouvernement monarchique et le despotique?

La monarchie commençait à être un pouvoir très-mitigé, très-restreint en Angleterre, quand on força le malheureux Charles Ter à ne point accorder la grâce de son favori, le comte Strafford. Henri IV, en France, roi à peine affermi, pouvait donner des lettres de grâce au maréchal de Biron; et peutêtre cet acte de clémence, qui a manqué à ce grand homme, eût adouci enfin l'esprit de la Ligue, et arrêté la main de

Ravaillac.

Le faible Louis XIII devait faire grâce à de Thou et à Marillac. (Volt.)

2. Ce supplice a disparu de notre législation. (P.)

3. La nation angloise.

4. Les citoyens d'Athènes ne pouvoient être mis à la question (Lysias, Orat. in Argorat.), excepté dans le crime de lèse- majesté. On donnoit la question trente jours après la condamnation. (Curius Fortunatus, Rhetor. scol., lib. II.) Il n'y avoit pas de question préparatoire. Quant aux Romains, la loi 3 et 4 ad leg. Juliam majest. fait voir que la naissance, la dignité, la profession de la milice, garantissoient de la question, si

ce n'est dans le cas de crime de lèsemajesté. Voyez les sages restrictions que les lois des Wisigoths mettoient à cette pratique.

les Romains... Mais j'entends la voix de la nature qui crie contre moi.

CHAPITRE XVIII

Des peines pécuniaires et des peines corporelles.

Nos pères les Germains n'admettoient guère que des peines pécuniaires. Ces hommes guerriers et libres estimoient que leur sang ne devoit être versé que les armes à la main. Les Japonois1, au contraire, rejettent ces sortes de peines, sous prétexte que les gens riches éluderoient la punition. Mais les gens riches ne craignent-ils pas de perdre leurs biens? Les peines pécuniaires ne peuvent-elles pas se proportionner aux fortunes? et, enfin, ne peut-on pas joindre l'infamie à ces peines?

Un bon législateur prend un juste milieu : il n'ordonne pas toujours des peines pécuniaires; il n'inflige pas toujours des peines corporelles.

CHAPITRE XIX

De la loi du talion.

Les Etats despotiques, qui aiment les lois simples, usent beaucoup de la loi du talion 2; les Etats modérés la reçoivent quelquefois mais il y a cette différence, que les premiers la font exercer rigoureusement, et que les autres lui donnent presque toujours des tempéraments.

La loi des douze tables en admettoit deux : elle ne condamnoit au talion que lorsqu'on n'avoit pu apaiser celui qui se plaignoit3. On pouvoit, après la condamnation, payer les dommages et intérêts, et la peine corporelle se convertissoit en peine pécuniaire".

CHAPITRE XX

De la punition des pères pour leurs enfants.

On punit à la Chine les pères pour les fautes de leurs enfants. C'étoit l'usage du Pérou. Ceci est encore tiré des idées despotiques.

On a beau dire qu'on punit à la Chine les pères pour n'avoir pas fait usage de ce pouvoir paternel que la nature a établi, et

1. Voyez Kempfer.

2. Elle est établie dans l'Alcoran. Voyez le chapitre de la Vache.

3. Si membrum rupit, ni cum eo pacit, talio esto. (Aulu-Gelle, liv. XX, ch. 1.)

4. Ibid.

5. Voyez aussi la loi des Wisigoths, liv. VI, tit. IV, § 3 et 5.

6. Voyez Garcilasso, Histoire des guerres civiles des Espagnols.

que les lois mêmes y ont augmenté; cela suppose toujours qu'il n'y a point d'honneur chez les Chinois. Parmi nous, les pères dont les enfants sont condamnés au supplice, et les enfants dont les pères ont subi le même sort, sont aussi punis par la honte qu'ils le seroient à la Chine par la perte de la vie. CHAPITRE XXI

De la clémence du prince.

La clémence est la qualité distinctive des monarques. Dans la république, où l'on a pour principe la vertu, elle est moins nécessaire. Dans l'Etat despotique, où règne la crainte, elle est moins en usage, parce qu'il faut contenir les grands de l'Etat par des exemples de séverité. Dans les monarchies, où l'on est gouverné par l'honneur, qui souvent exige ce que la loi défend, elle est plus nécessaire. La disgrace y est un équivalent à la peine; les formalités mèmes des jugements y sont des punitions. C'est là que la honte vient de tous côtés pour former des genres particuliers de peines.

Les grands y sont si fort punis par la disgrâce, par la perte souvent imaginaire de leur fortune, de leur crédit, de leurs habitudes, de leurs plaisirs, que la rigueur à leur égard est inutile elle ne peut servir qu'à ôter aux sujets l'amour qu'ils ont pour la personne du prince, et le respect qu'ils doivent avoir pour les places.

Comme l'instabilité des grands est de la nature du gouvernement despotique, leur sûreté entre dans la nature de la monarchie.

Les monarques ont tant à gagner par la clémence, elle est suivie de tant d'amour, ils en tirent tant de gloire, que c'est presque toujours un bonheur pour eux d'avoir l'occasion de l'exercer; et on le peut presque toujours dans nos contrées.

On leur disputera peut-être quelque branche de l'autorité, presque jamais l'autorité entière; et si quelquefois ils combattent pour la couronne, ils ne combattent point pour la vie.

Mais, dira-t-on, quand faut-il punir? quand faut-il pardonner? C'est une chose qui se fait mieux sentir qu'elle ne peut se prescrire. Quand la clémence a des dangers, ces dangers sont très-visibles. On la distingue aisément de cette foiblesse qui mène le prince au mépris et à l'impuissance même de punir. L'empereur Maurice 2 prit la résolution de ne verser jamais 1. Au lieu de les punir, disoit Platon, il faut les louer de ne pas ressembler à

2.

leur père. (Liv. IX des Lais.)
2. Evagre, Histoire.

le sang de ses sujets. Anastase1 ne punissoit point les crimes. Isaac l'Ange jura que, de son règne, il ne feroit mourir personne. Les empereurs grecs avoient oublié que ce n'étoit pas en vain qu'ils portoient l'épée.

LIVRE SEPTIÈME

CONSEQUENCES DES DIFFÉRENTS PRINCIPES DES TROIS GOUVERNEMENTS, PAR RAPPORT AUX LOIS SOMPTUAIRES, AU LUXE ET A LA CONDITION DES FEMMES.

CHAPITRE PREMIER

Du luxe.

Le luxe est toujours en proportion avec l'inégalité des fortunes. Si dans un Etat les richesses sont également partagées, il n'y aura point de luxe : car il n'est fondé que sur les commodités qu'on se donne par le travail des autres.

Pour que les richesses restent également partagées, il faut que la loi ne donne à chacun que le nécessaire physique. Si l'on a au delà, les uns dépenseront, les autres acquerront, et l'inégalité s'établira.

Supposant le nécessaire physique égal à une somme donnée, le luxe de ceux qui n'auront que le nécessaire sera égal à zéro; celui qui aura le double aura un luxe égal à un ; celui qui aura le double du bien de ce dernier aura un luxe égal à trois; quand on aura encore le double, on aura un luxe égal à sept : de sorte que le bien du particulier qui suit, étant toujours supposé double de celui du précédent, le luxe croîtra du double plus une unité, dans cette progression, 0, 1, 3, 7, 15, 31, 63, 127.

Dans la république de Platon 2, le luxe auroit pu se calculer au juste. Il y avoit quatre sortes de cens établis. Le premier étoit précisément le terme où finissoit la pauvreté; le second étoit double; le troisième, triple; le quatrième, quadruple du premier. Dans le premier cens, le luxe étoit égal à zéro; il étoit égal à un dans le second; à deux dans le troisième; à trois dans le quatrième; et il suivoit ainsi la proportion arithmétique.

1. Fragm. de Suidas, dans Constant. Porphyrog. Lisez Suidas et fragments de Constantin Porphyrogénète, où ce fait a été recueilli. (Crév.) 2. Le premier cens étoit le sort heré

ditaire en terre; et Platon ne vouloit pas qu'on pût avoir en autres effets plus du triple du sort héréditaire. Voyez ses Lais, liv. V.

En considérant le luxe des divers peuples les uns à l'égard des autres, il est dans chaque Etat en raison composée de l'inégalité des fortunes qui est entre les citoyens, et de l'inégalité des richesses des divers Etats. En Pologne, par exemple, les fortunes sont d'une inégalité extrême; mais la pauvreté du total empêche qu'il n'y ait autant de luxe que dans un Etat plus riche.

Le luxe est encore en proportion avec la grandeur des villes, et surtout de la capitale; en sorte qu'il est en raison composée des richesses de l'Etat, de l'inégalité des fortunes des particuliers, et du nombre d'hommes qu'on assemble dans de certains lieux.

Plus il y a d'hommes ensemble, plus ils sont vains, et sentent naître en eux l'envie de se signaler par de petites choses', S'ils sont en si grand nombre que la plupart soient inconnus les uns aux autres, l'envie de sc distinguer redouble, parce qu'il y a plus d'espérance de réussir. Le luxe donne cette espérance, chacun prend les marques de la condition qui précède la sienne. Mais, à force de vouloir se distinguer, tout devient égal, et on ne se distingue plus comme tout le monde veut se faire regarder, on ne remarque personne.

Il résulte de tout cela une incommodité générale. Ceux qui excellent dans une profession, mettent à leur art le prix qu'ils veulent; les plus petits talents suivent cet exemple; il n'y a plus d'harmonie entre les besoins et les moyens. Lorsque je suis forcé de plaider, il est nécessaire que je puisse payer un avocat; lorsque je suis malade, il faut que je puisse avoir un médecin.

Quelques gens ont pensé qu'en assemblant tant de peuple dans une capitale on diminuoit le commerce; parce que les hommes ne sont plus à une certaine distance les uns des autres. Je ne le crois pas : on a plus de desirs, plus de besoins, plus de fantaisies, quand on est ensemble.

CHAPITRE II

Des lois somptuaires dans la démocratie.

Je viens de dire que dans les républiques, où les richesses sont également partagées, il ne peut point y avoir de luxe; et, comme on a vu au livre cinquième 2 que cette égalité de distribution faisoit l'excellence d'une république, il suit que, moins il y a de luxe dans une république, plus elle est parfaite. Il n'y

1. Dans une grande ville, dit l'auteur de la fable des Abeilles, tom. I, pag. 133, on s'habille au-dessus de sa qualité pour être estimé plus qu'on n'est par la mul

titude. C'est un plaisir pour un esprit
foible, presque aussi grand que celui de
l'accomplissement de ses désirs.
2. Chap. III et IV.

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