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empereurs suivants 1 furent obligés de l'achever, pour tempérer le gouvernement militaire.

Ainsi Procope, concurrent de Valens à l'empire, n'y enten- ! doit rien, lorsque, donnant à Hormisdas, prince du sang royal de Perse, la dignité de proconsul 2, il rendit à cette magistra ture le commandement des armées, qu'elle avoit autrefois; à moins qu'il n'eût des raisons particulières. Un homme qui as-` pire à la souveraineté cherche moins ce qui est utile à l'Etat que ce qui l'est à sa cause.

QUATRIÈME QUESTION. Convient-il que les charges soient vénales? Elles ne doivent pas l'être dans les Etats despotiques, où il faut que les sujets soient placés ou déplacés dans un instant par le prince.

Cette vénalité est bonne dans les Etats monarchiques, parce qu'elle fait faire, comme un métier de famille 3, ce qu'on ne voudroit pas entreprendre pour la vertu; qu'elle destine chacun à son devoir, et rend les ordres de l'Etat plus permanents. Suidas dit très bien qu'Anastase avoit fait de l'empire une espèce d'aristocratie, en vendant toutes les magistratures.

Platon ne peut souffrir cette vénalité. « C'est, dit-il, comme « si, dans un navire, on faisoit quelqu'un pilote ou matelot « pour son argent. Seroit-il possible que la règle fût mauvaise « dans quelque autre emploi que ce fût de la vie, et bonne « seulement pour conduire une république? » Mais Platon parle d'une république fondée sur la vertu, et nous parlons d'une monarchie. Or, dans une monarchie où, quand les charges ne se vendroient pas par un règlement public, l'indigence et l'avidité des courtisans les vendroient tout de même, le hasard donnera de meilleurs sujets que le choix du prince. Enfin, la manière de s'avancer par les richesses inspire et entretient l'industrie chose dont cette espèce de gouvernement a grand besoin.

CINQUIÈME QUESTION. Dans quel gouvernement faut-il des censeurs? Il en faut dans une république, où le principe du gouvernement est la vertu. Ce ne sont pas seulement les crimes

des provinces dans lesquelles ils étoient envoyés, et y avoient le commandement des armées. (Crév.)

1. Constantin. Voyez Zozime, liv. II. 2. Ammien Marcellin, liv. XXVI. Et civilia more velerum et bella recturo.

3. Est-ce par vertu que l'on accepte, en Angleterre, la charge de juge du banc du roi; qu'on sollicitait à Rome la place de préteur? Quoi! on ne trouverait point de conseillers pour juger dans les par

lements de France, si on leur donnait les charges gratuitement?

La fonction divine de rendre justice, de disposer de la fortune et de la vie des hommes, un métier de famille! (Volt.) 4. Fragments tirés des Ambassades de Constantin Porphyrogénète. 5. République, liv. VII.

6. Paresse de l'Espagne; on y donne tous les emplois.

qui détruisent la vertu, mais encore les négligences, les fautes, une certaine tiédeur dans l'amour de la patrie, des exemples dangereux, des semences de corruption; ce qui ne choque point les lois, mais les élude; ce qui ne les détruit pas, mais les affoiblit tout cela doit être corrigé par les censeurs.

On est étonné de la punition de cet aréopagite qui avoit tué un moineau qui, poursuivi par un épervier, s'étoit réfugié dans son sein. On est surpris que l'aréopage ait fait mourir un enfant qui avoit crevé les yeux à son oiseau. Qu'on fasse attention qu'il ne s'agit point là d'une condamnation pour crime, mais d'un jugement de mœurs dans une république fondée sur les

mœurs.

Dans les monarchies, il ne faut point de censeurs : elles sont fondées sur l'honneur; et la nature de l'honneur est d'avoir pour censeur tout l'univers. Tout homme qui y manque est soumis aux reproches de ceux mêmes qui n'en ont point.

Là, les censeurs seraient gâtés par ceux mêmes qu'ils devroient corriger. Ils ne seroient pas bons contre la corruption d'une monarchie; mais la corruption de la monarchie seroit trop forte contre eux.

On sent bien qu'il ne faut pas de censeurs dans les gouvernements despotiques. L'exemple de la Chine semble déroger à cette règle; mais nous verrons, dans la suite de cet ouvrage, les raisons singulières de cet établissement 1.

LIVRE SIXIÈME

CONSÉQUENCES DES PRINCIPES DES GOUVERNEMENTS PAR RAPPORT A LA SIMPLICITÉ DES LOIS CIVILES ET CRIMINELLES, LA FORME DES JUGEMENTS ET L'ÉTABlissement des PEINES.

CHAPITRE PREMIER

De la simplicité des lois civiles dans les divers gouvernements.

Le gouvernement monarchique ne comporte pas des lois aussi simples que le despotique. Il y faut des tribunaux. Ces tribu

1. La censure est très-bonne, en général, pour maintenir dans un peuple les préjugés utiles à ceux qui gouvernent; pour conserver dans un corps tous les préjugés qui naissent de l'esprit de corps la censure fut établie à Rome par le sénat pour contrebalancer le pouvoir des tribuns. Elle était un instrument de tyrannie. On prit les mœurs pour pré

texte; on profita de la haine naturelle pour les riches. La crainte d'être dégradé par le censeur est d'autant plus terrible qu'on est plus sensible à l'honneur, aux distinctions, aux prérogatives. Des hommes guidés par la vertu riraient des jugements des censeurs, et emploieraient leur éloquence à faire abolir cet établissement ridicule. (Volt.)

naux donnent des décisions. Elles doivent être conservées ; elles doivent être apprises, pour que l'on y juge aujourd'hui comme l'on y jugea hier, et que la propriété et la vie des citoyens y soient assurées et fixes comme la constitution même de l'Etat.

Dans une monarchie, l'administration d'une justice qui ne décide pas seulement de la vie et des biens, mais aussi de l'honneur, demande des recherches scrupuleuses. La délicatesse du juge augmente à mesure qu'il a un plus grand dépôt, et qu'il prononce sur de plus grands intérêts.

Il ne faut donc pas être étonné de trouver dans les lois de ces Etats tant de règles, de restrictions, d'extensions, qui multiplient les cas particuliers, et semblent faire un art de la raison même.

La différence de rang, d'origine, de condition, qui est établie dans le gouvernement monarchique, entraîne souvent des distinctions dans la nature des biens; et des lois relatives à la constitution de cet Etat peuvent augmenter le nombre de ces distinctions. Ainsi, parmi nous, les biens sont propres, acquêts ou conquêts; dotaux, paraphernaux; paternels et maternels; meubles de plusieurs espèces; libres, substitués; du lignage, ou non; nobles en franc-alleu, ou roturiers; rentes foncières ou constituées à prix d'argent. Chaque sorte de bien est soumise à des règles particulières; il faut les suivre pour en disposer ce qui ôte encore de la simplicité.

Dans nos gouvernements, les fiefs sont devenus héréditaires. Il a fallu que la noblesse eût un certain bien, c'est-à-dire que le fief eût une certaine consistance, afin que le propriétaire du fief fût en état de servir le prince. Cela a dû produire bien des variétés par exemple, il y a des pays où l'on a pu partager les fiefs entre les frères; dans d'autres, les cadets ont pu avoir leur subsistance avec plus d'étendue.

Le monarque, qui connoît chacune de ses provinces, peut établir diverses lois, ou souffrir différentes coutumes. Mais le despote ne connoît rien, et ne peut avoir d'attention sur rien; il lui faut une allure générale; il gouverne par une volonté rigide qui est partout la même ; tout s'aplanit sous ses pieds.

A mesure que les jugements des tribunaux se multiplient dans les monarchies, la jurisprudence se charge de décisions qui quelquefois se contredisent, ou parce que les juges qui se succèdent pensent différemment, ou parce que les mêmes affaires sont tantôt bien, tantôt mal défendues, ou enfin par une infinité d'abus qui se glissent dans tout ce qui passe par la main

des hommes. C'est un mal nécessaire que le législateur corrige de temps en temps, comme contraire mème à l'esprit des gouvernements modérés. Car, quand on est obligé de recourir aux tribunaux, il faut que cela vienne de la constitution, et non pas des contradictions et de l'incertitude des lois.

Dans les gouvernements où il y a nécessairement des distinctions dans les personnes, il faut qu'il y ait des priviléges. Cela diminue encore la simplicité, et fait mille exceptions.

Un des priviléges les moins à charge à la société, et surtout à celui qui le donne, c'est de plaider devant un tribunal plutôt que devant un autre. Voilà de nouvelles affaires; c'est-à-dire celles où il s'agit de savoir devant quel tribunal il faut plaider.

Les peuples des Etats despotiques sont dans un cas bien différent. Je ne sais sur quoi, dans ces pays, le législateur pourroit statuer, ou le magistrat juger. Il suit de ce que les terres appartiennent au prince, qu'il n'y a presque point de lois civiles sur la propriété des terres. Il suit du droit que le souverain a de succéder, qu'il n'y en a pas non plus sur les successions. Le négoce exclusif qu'il fait dans quelques pays rend inutiles toutes sortes de lois sur le commerce. Les mariages que l'on y contracte avec des filles esclaves font qu'il n'y a guère de lois civiles sur les dots et sur les avantages des femmes. Il résulte encore de cette prodigieuse multitude d'esclaves qu'il n'y a presque point de gens qui aient une volonté propre, et qui par conséquent doivent répondre de leur conduite devant un juge. La plupart des actions morales, qui ne sont que la volonté du père, du mari, du maître, se règlent par eux, et non par les magistrats.

J'oubliois de dire que ce que nous appelons l'honneur étant | à peine connu dans ces Etats, toutes les affaires qui regardent cet honneur, qui est un si grand chapitre parmi nous, n'y ont point de lieu. Le despotisme se suffit à lui-même : tout est vide autour de lui. Aussi lorsque les voyageurs nous décrivent les pays où il règne, rarement nous parlent-ils des lois civiles 1.

Toutes les occasions de dispute et de procès y sont donc ôtées. C'est ce qui fait en partie qu'on y maltraite si fort les plaideurs : l'injustice de leur demande paroît à découvert, n'étant pas cachée, palliée ou protégée par une infinité de lois.

1. Au Mazulipatan on n'a pu découvrir qu'il y eût de loi écrite. Voyez le Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tom. IV, partie première, page 391. Les Indiens ne se règlent, dans les juge

ments, que sur de certaines coutumes. Le Vedam et autres livres pareils ne contiennent point de lois civiles, mais des préceptes religieux. Voyez Lettres édifiantes, quatorzième recueil.

CHAPITRE II

De la simplicité des lois criminelles dans les divers gouvernements.

On entend dire sans cesse qu'il faudroit que la justice fût rendue partout comme en Turquie. Il n'y aura donc que les plus ignorants de tous les peuples qui auront vu clair dans la chose du monde qu'il importe le plus aux hommes de savoir?

Si vous examinez les formalités de la justice par rapport à la peine qu'a un citoyen à se faire rendre son bien, ou à obtenir satisfaction de quelque outrage, vous en trouverez sans doute trop. Si vous les regardez dans le rapport qu'elles ont avec la liberté et la sûreté des citoyens, vous en trouverez souvent trop peu; et vous verrez que les peines, les dépenses, les longueurs, les dangers même de la justice, sont le prix que chaque citoyen donne pour sa liberté.

En Turquie, où l'on fait très peu d'attention à la fortune, à la vie, à l'honneur des sujets, on termine promptement, d'une façon ou d'une autre, toutes les disputes. La manière de les finir est indifférente, pourvu qu'on finisse. Le bacha, d'abord éclairci, fait distribuer, à sa fantaisie, des coups de bâton sur la plante des pieds des plaideurs, et les renvoie chez eux1.

Et il seroit bien dangereux que l'on y eût les passions des plaideurs: elles supposent un désir ardent de se faire rendre justice, une haine, une action dans l'esprit, une constance à poursuivre. Tout cela doit être évité dans un gouvernement où

1. Il est faux qu'à Constantinople un bacha se mêle de rendre la justice. C'est comme si on disait qu'un brigadier, un maréchal de camp fait l'office de lieutenant civil, lieutenant criminel. Les cadis sont les premiers juges; ils sont subordonnés aux cadileskers, et les cadileskers au vizir-azem, quí juge lui-même avec les visirs du banc. L'empereur est souvent présent à l'audience, caché derrière une jalousie; et le vizir-azem, dans les causes importantes, lui demande sa décision par un simple billet, sur lequel l'empereur décide en deux mots. Le procès s'instruit sans le moindre bruit, avec la plus grande promptitude. Point d'avocals, encore moins de procureurs et de papier timbré. Chacun plaide sa cause sans oser élever sa voix. Nul procès ne peut durer plus de dix-sept jours.

Quand les lois sont très-simples, il n'y a guère de procès où l'une des deux parties ne soit évidemment un fripon, parce

que les discussions roulent sur des faits, et non sur le droit. Voilà pourquoi on fait dans l'Orient un si grand usage des témoins dans les affaires civiles, et qu'on distribue quelquefois des coups de bâton aux plaideurs et aux témoins, qui en ont imposé à la justice. (Volt.)

2. Le véritable danger du despotisme est à côté de sa force même; les deux excès se touchent dans un même point: ce point est la milice. Que les janissaires, que la milice soit contente, et, malgré les passions des plaideurs, tout sera conservé; qu'elle soit mécontente, et, sans les passions des plaideurs, tout sera détruit. Mais, dans les gouvernements modérés, les passions des plaideurs fomentent les haines particulières, divisent les familles, troublent la paix civile, affoiblissent le patriotisme, nuisent aux. mœurs et aux richesses de l'Etat. (Servan.)

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