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bottes pour commander. Cette botte auroit commandé comme un roi despotique.

Si le prince est prisonnier, il est censé être mort; et un autre monte sur le trône. Les traités que fait le prisonnier sont nuls; son successeur ne les ratifieroit pas. En effet, comme il est les lois, l'Etat, et le prince, et que, sitôt qu'il n'est plus le prince, il n'est rien, s'il n'étoit pas censé mort, l'Etat seroit détruit.

Une des choses qui détermina le plus les Turcs à faire leur paix séparée avec Pierre Ier, fut que les Moscovites dirent au visir qu'en Suède on avoit mis un autre roi sur le trône 1.

La conservation de l'Etat n'est que la conservation du prince, ou plutôt du palais où il est enfermé. Tout ce qui ne menace pas directement ce palais ou la ville capitale, ne fait point d'impression sur des esprits ignorants, orgueilleux, et prévenus; et, quant à l'enchaînement des événements, ils ne peuvent le suivre, le prévoir, y penser même. La politique, ses ressorts et ses lois, y doivent être très-bornés, et le gouvernement politique y est aussi simple que le gouvernement civil 2.

Tout se réduit à concilier le gouvernement politique et civil avec le gouvernement domestique, les officiers de l'Etat avec ceux du sérail.

Un pareil Etat sera dans la meilleure situation lorsqu'il pourra se regarder comme seul dans le monde; qu'il sera environné de déserts, et séparé de peuples qu'il appellera barbares 3. Ne pouvant compter sur la milice, il sera bon qu'il détruise une partie de lui-même.

Comme le principe du gouvernement despotique est la crainte, le but en est la tranquillité : mais ce n'est point une paix, c'est le silence de ces villes que l'ennemi est près d'occuper.

La force n'étant pas dans l'Etat, mais dans l'armée qui l'a fondé, il faudroit, pour défendre l'Etat, conserver cette armée : mais elle est formidable au prince. Comment donc concilier la sûreté de l'Etat avec la sûreté de la personne?

Voyez, je vous prie, avec quelle industrie le gouvernement moscovite cherche à sortir du despotisme, quí lui est plus pesant ¦

1. Suite de Puffendorf, Histoire univer selle, au traité de la Suède, chap. x. 2. Selon M. Chardin, il n'y a point de conseil d'Etat en Perse.

3. La situation de la Perse est ce qui fait sa principal force: car, de tous côtés, ses frontières sont remparées, pour ainsi dire, ou de mers, ou de déserts, ou de hautes montagnes qui en rendent l'entrée fort difficile; et, pour ce qui est

de ses voisins, il n'y a que les Turcs que la Perse ait sujet de craindre. Les Indiens sont des ennemis qu'elle méprise, les ayant toujours battus. Les Tartares sont divisés en plusieurs principautés séparées, et ne font la guerre que par des courses, sans se mettre jamais en état de donner bataille. (Chardin, loc. cil.) (P.)

qu'aux peuples mêmes. On a cassé les grands corps de troupes, on a diminué les peines des crimes, on a établi des tribunaux, on a commencé à connoître les lois, on a instruit les peuples. Mais il y a des causes particulières, qui le ramèneront peut-être au malheur qu'il vouloit fuir.

Dans ces Etats, la religion a plus d'influence que dans aucun autre; elle est une crainte ajoutée à la crainte. Dans les empires mahométans, c'est de la religion que les peuples tirent en partie le respect étonnant qu'ils ont pour leur prince.

C'est la religion qui corrige un peu la constitution turque. Les sujets, qui ne sont pas attachés à la gloire et à la grandeur de l'Etat par honneur, le sont par la force et par le principe de la religion.

De tous les gouvernements despotiques, il n'y en a point qui s'accable plus lui-même que celui où le prince se déclare propriétaire de tous les fonds de terre, et l'héritier de tous ses sujets: il en résulte toujours l'abandon de la culture des terres; et si d'ailleurs le prince est marchand, toute espèce d'industrie est ruinée.

Dans ces Etats, on ne répare, on n'améliore rien; on ne bàtit des maisons que pour la vie; on ne fait point de fossés, on ne plante point d'arbres; on tire tout de la terre, on ne lui rend rien; tout est en friche, tout est désert.

Pensez-vous que des lois qui ôtent la propriété des fonds de terre et la succession des biens, diminueront l'avarice et la cupidité des grands? Non : elles irriteront cette cupidité et cette avarice 2. On sera porté à faire mille vexations, parce qu'on ne croira avoir en propre que l'or ou l'argent que l'on pourra voler ou cacher.

Pour que tout ne soit pas perdu, il est bon que l'avidité du prince soit modérée par quelque coutume. Ainsi, en Turquie, le prince se contente ordinairement de prendre trois pour cent sur les successions des gens du peuple. Mais, comme le grandseigneur donne la plupart des terres à sa milice, et en dispose à sa fantaisie; comme il se saisit de toutes les successions des officiers de l'empire; comme, lorsqu'un homme meurt sans enfants måles, le grand-seigneur a la propriété, et que les filles n'ont que l'usufruit, il arrive que la plupart des biens de l'Etat sont possédés d'une manière précaire.

1. Voyez Ricaut, Etat de l'empire ottoman, p. 196.

2. Celui qui est propriétaire avec sûreté est naturellement généreux, parce qu'il compte sur l'avenir. (H.)

3. Voyez, sur les successions des Tures, Lacédémone ancienne et moderne. Voyez aussi Ricaut, de l'Empire otto

man.

Par la loi de Bantam1, le roi prend la succession, même la femme, les enfants, et la maison. On est obligé, pour éluder la plus cruelle disposition de cette loi, de marier les enfants à huit, neuf ou dix ans, et quelquefois plus jeunes, afin qu'ils ne se trouvent pas faire une malheureuse partie de la succession du père.

Dans les Etats où il n'y a point de lois fondamentales, la succession à l'empire ne sauroit être fixe. La couronne y est élective par le prince, dans sa famille ou hors de sa famille. En vain seroit-il établi que l'aîné succéderoit; le prince en pourroit toujours choisir un autre. Le successeur est déclaré par le prince lui-même, ou par ses ministres, ou par une guerre civile. Ainsi cet Etat a une raison de dissolution de plus qu'une monarchie.

Chaque prince de la famille royale ayant une égale capacité pour être élu, il arrive que celui qui monte sur le trône fait d'abord étrangler ses frères, comme en Turquie; ou les fait aveugler, comme en Perse; ou les rend fous, comme chez le Mogol; ou, si l'on ne prend point ces précautions, comme à Maroc, chaque vacance de trône est suivie d'une affreuse guerre civile.

Par les constitutions de Moscovie, le czar peut choisir qui il veut pour son successeur, soit dans sa famille soit hors de sa famille. Un tel établissement de succession cause mille révolutions, et rend le trône aussi chancelant que la succession est arbitraire. L'ordre de succession étant une des choses qu'il importe le plus au peuple de savoir, le meilleur est celui qui frappe le plus les yeux, comme la naissance et un certain ordre de naissance. Une telle disposition arrête les brigues, étouffe l'ambition; on ne captive plus l'esprit d'un prince foible, et l'on ne fait point parler les mourants.

Lorsque la succession est établie par une loi fondamentale, un seul prince est le successeur, et ses frères n'ont aucun droit réel ou apparent de lui disputer la couronne. On ne peut présumer ni faire valoir une volonté particulière du père. Il n'est donc pas plus question d'arrêter ou de faire mourir le frère du roi, que quelque autre sujet que ce soit.

Mais dans les Etats despotiques, où les frères du prince sont également ses esclaves et ses rivaux, la prudence veut que l'on

1. Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome Ier. La loi de Pégu est moins cruelle si l'on a des enfants, le roi ne

succède qu'aux deux tiers. (Ibid., t. III, page 1.)

2. Voyez les différentes constitutions, surtout celle de 1722.

s'assure de leurs personnes, surtout dans les pays mahométans, où la religion regarde la victoire ou le succès comme un jugement de Dieu; de sorte que personne n'y est souverain de droit, mais seulement de fait.

L'ambition est bien plus irritée dans des Etats où des princes du sang voient que, s'ils ne montent pas sur le trône, ils seront enfermés ou mis à mort, que parmi nous, où les princes du sang jouissent d'une condition qui, si elle n'est pas si satisfaisante pour l'ambition, l'est peut-être plus pour les désirs modérés.

Les princes des Etats despotiques ont toujours abusé du mariage. Ils prennent ordinairement plusieurs femmes, surtout dans la partie du monde où le despotisme est pour ainsi dire naturalisé, qui est l'Asie. Ils en ont tant d'enfants 1, qu'ils ne peuvent guère avoir d'affection pour eux, ni ceux-ci pour leurs frères.

La famille régnante ressemble à l'Etat : elle est trop foible, et son chef est trop fort; elle paroit étendue, et elle se réduit à rien. Artaxerxès 2 fit mourir tous ses enfants pour avoir conjuré contre lui. Il n'est pas vraisemblable que cinquante enfants conspirent contre leur père; et encore moins qu'ils conspirent parce qu'il n'a pas voulu céder sa concubine à son fils ainé. Il est plus simple de croire qu'il y a là quelque intrigue de ces sérails d'Orient, de ces lieux où l'artifice, la méchanceté, la ruse, règnent dans le silence, et se couvrent d'une épaisse nuit; où un vieux prince, devenu tous les jours plus imbécile, est le premier prisonnier du palais.

Après tout ce que nous venons de dire, il sembleroit que la nature humaine se soulèveroit sans cesse contre le gouvernement despotique; mais, malgré l'amour des hommes pour la liberté, malgré leur haine contre la violence, la plupart des peuples y sont soumis: cela est aisé à comprendre. Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir; donner, pour ainsi dire, un lest à l'une pour la mettre en état de résister à une autre : c'est un chef-d'œuvre de législation que le hasard fait rarement, et que rarement on laisse faire à la prudence. Un gouvernement despotique, au contraire, saute, pour ainsi dire, aux yeux; il est uniforme partout comme il ne faut que des passions pour l'établir, tout le monde est bon pour cela.

1. Artaxerxès, selon Justin, avoit cent quinze fils, dont trois seulement étoient légitimes; cinquante conspirèrent contre

leur père, et furent mis à mort. (P.) 2. Voyez Justin.

CHAPITRE XV

Continuation du même sujet.

Dans les climats chauds, où règne ordinairement le despotisme, les passions se font plus tôt sentir, et elles sont aussi plus tôt amorties '; l'esprit y est plus avancé; les périls de la dissipation des biens y sont moins grands; il y a moins de facilité de se distinguer, moins de commerce entre les jeunes gens renfermés dans la maison: on s'y marie de meilleure heure on y peut donc être majeur plus tôt que dans nos climats d'Europe. En Turquie, la majorité commence à quinze ans 2.

La cession de biens n'y peut avoir lieu. Dans un gouvernement où personne n'a de fortune assurée, on prête plus à la personne qu'aux biens.

Elle entre naturellement dans les gouvernements modérés 3, et surtout dans les républiques, à cause de la plus grande confiance que l'on doit avoir dans la probité des citoyens, et de la douceur que doit inspirer une forme de gouvernement que chacun semble s'être donnée lui-même.

Si dans la république romaine les législateurs avoient établi la cession des biens, on ne seroit pas tombé dans tant de séditions et de discordes civiles, et on n'auroit point essuyé les dangers des maux, ni les périls des remèdes.

La pauvreté et l'incertitude des fortunes, dans les Etats despotiques, y naturalisent l'usure, chacun augmentant le prix de son argent à proportion du péril qu'il y a à le prêter. La misère vient donc de toutes parts dans ces pays malheureux; tout y est ôté, jusqu'à la ressource des emprunts.

Il arrive de là qu'un marchand n'y sauroit faire un grand commerce; il vit au jour la journée : s'il se chargeoit de beaucoup de marchandises, il perdroit plus par les intérêts qu'il donneroit pour les payer, qu'il ne gagneroit sur les marchandises. Aussi les lois sur le commerce n'y ont-elles guère de lieu; elles se réduisent à la simple police.

Le gouvernement ne sauroit être injuste sans avoir des mains qui exercent ses injustices or il est impossible que ces mains ne s'emploient pour elles-mêmes. Le péculat est donc naturel dans les Etats despotiques.

1. Voyez le livre des Lois dans leur rapport avec la nature du climat. 2. La Guilletière, Lacédémone ancienne et nouvelle, p. 463.

3. Il en est de même des atermoie

ments dans les banqueroutes de bonne foi.

4. Elle ne fut établie que par la loi Julia, de Cessione bonorum. On évitoit la prison et la cession ignominieuse des biens.

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