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CHAPITRE XIV

De ce qu'on appeloit census.

Lorsque les barbares sortirent de leur pays, ils voulurent rédiger par écrit leurs usages; mais comme on trouva de la difficulté à écrire des mots germains avec des lettres romaines, on donna ces lois en latin.

Dans la confusion de la conquête et de ses progrès, la plupart dés choses changèrent de nature: il fallut pour les exprimer se servir des anciens mots latins qui avoient le plus de rapport aux nouveaux usages. Ainsi, ce qui pouvoit réveiller l'idée de l'ancien cens des Romains 1, on le nomma census, tributum ; et, quand les choses n'y eurent aucun rapport quelconque, on exprima comme on put les mots germains avec des lettres romaines: ainsi on forma le mot fredum, dont je parlerai beaucoup dans les chapitres suivants.

Les mots census et tributum ayant été ainsi employés d'une manière arbitraire, cela a jeté quelque obscurité dans la signification qu'avoient ces mots dans la première et dans la seconde race; et des auteurs modernes 2, qui avoient des systèmes particuliers, ayant trouvé ce mot dans les écrits de ces temps-là, ils ont jugé que ce qu'on appeloit census étoit précisément le cens des Romains; et ils en ont tiré cette conséquence que nos rois des deux premières races s'étoient mis à la place des empereurs romains, et n'avoient rien changé à leur administration 3. Et, comme de certains droits levés dans la seconde race ont été, par quelques hasards et par de certaines modifications, convertis en d'autres “, ils en ont conclu que ces droits étoient le cens des Romains; et, comme depuis les règlements modernes ils ont vu que le domaine de la couronne étoit absolument inaliénable, ils ont dit que ces droits, qui représentoient le cens des Romains, et qui ne forment pas une partie de ce domaine, étoient de pures usurpations. Je laisse les autres conséquences.

1. Le census étoit un mot si énergique qu'on s'en servit pour exprimer les péages de rivières lorsqu'il y avoit un pont ou un bac à passer. (Voyez le capitulaire de l'an 803, édition de Baluze, page 395, art. 1; et le v de l'an 819, page 616.) On appela encore de ce nom les voitures fournies par les hommes libres au roi ou à ses envoyés, comme il paroît par le capitulaire de Charles le Chauve, de l'an 865, art. 8.)

2. M. l'abbé Dubos, et ceux qui l'ont suivi.

3. Voyez la foiblesse des raisons de M. l'abbé Dubos, Etablissement de la monarchie françoise, tome III, livre VI, chap. XIV; surtout l'induction qu'il tire d'un passage de Grégoire de Tours sur un démêlé de son église avec le roi Charibert.

4. Par exemple, par les affranchisse

ments.

Transporter dans des siècles reculés toutes les idées du siècle où l'on vit, c'est des sources de l'erreur celle qui est la plus féconde. A ces gens qui veulent rendre modernes tous les siècles anciens, je dirai ce que les prètres d'Egypte dirent à Solon : « O Athéniens, vous n'êtes que des enfants 1!».

CHAPITRE XV

Que ce qu'on appeloit census ne se levoit que sur les serfs,
et non pas sur les hommes libres.

Le roi, les ecclésiastiques et les seigneurs levoient des tribus réglés, chacun sur les serfs de ses domaines. Je le prouve, à l'égard du roi, par le capitulaire de Villis; à l'égard des ecclésiastiques, par les codes des lois des barbares; à l'égard des seigneurs, par les règlements que Charlemagne fit là-dessus 2. Ces tributs étoient appelés census: c'étoient des droits économiques, et non pas fiscaux; des redevances uniquement privées, et non pas des charges publiques.

Je dis que ce qu'on appeloit census étoit un tribut levé sur les serfs. Je le prouve par une formule de Marculfe, qui contient une permission du roi de se faire clerc, pourvu qu'on soit ingénu, et qu'on ne soit point inscrit dans le registre du cens3. Je le prouve encore par une commission que Charlemagne donna à un comte qu'il envoya dans les contrées de Saxe ↳ elle contient l'affranchissement des Saxons, à cause qu'ils avoient embrassé le christianisme; et c'est proprement une chartre d'ingénuité. Ce prince les retablit dans leur première liberté civile, et les exempte de payer le cens 6. C'étoit donc une même chose d'être serf et de payer le cens, d'ètre libre et de ne le payer pas.

Par une espèce de lettres patentes du même prince en faveur des Espagnols qui avoient été reçus dans la monarchie 7, il est défendu aux comtes d'exiger d'eux aucun cens, et de leur ôter leurs terres. On sait que les étrangers qui arrivoient en France étoient traités comme des serfs; et Charlemagne, voulant qu'on les regardàt comme des hommes libres, puisqu'il vouloit qu'ils

1. Apud Platon. in Timæo, vel de natura.

2. Livre V des capitulaires, chapitre

CCCIII.

3. Si ille de capite suo bene ingenuus sil, et in puletico publico censitus non est. (Liv. I, form. xIx.)

4. De l'an 789, édition des capitulaires de Baluze, tom. I, page 250.

5. Et ut ista ingenuitatis pagina firma stabilisque consistat. (Ibid.)

6. Pristinæque libertati donatos, et omni nobis débito censu solutos. (ĺbidem.)

7. Præceptum pro Hispanis, de l'an 812, édition de Baluze, tome I, page 500.

eussent la propriété de leurs terres, défendoit d'exiger d'eux le cens.

Un capitulaire de Charles le Chauve, donné en faveur des mêmes Espagnols1, veut qu'on les traite comme on traitoit les autres Francs, et défend d'exiger d'eux le cens : les hommes libres ne le payoient donc pas.

L'art. 30 de l'édit de Pistes réforme l'abus par lequel plusieurs colons du roi ou de l'église vendoient les terres dépendantes de leurs manoirs à des ecclésiastiques ou à des gens de leur condition, et ne se réservoient qu'une petite case, de sorte qu'on ne pouvoit plus être payé du cens; et il y est ordonné de rétablir les choses dans leur premier état : le cens étoit donc un tribut d'esclaves.

11 resulte encore de là, qu'il n'y avoit point de cens général dans la monarchie; et cela est clair par un grand nombre de textes car que signifieroit ce capitulaire : « Nous voulons « qu'on exige le cens royal dans tous les lieux où autrefois on « l'exigeoit légitimement ? » Que voudroit dire celui où Charlemagne ordonne à ses envoyés dans les provinces de faire une recherche exacte de tous les cens qui avoient anciennement été du domaine du roi 5, et celui où il dispose des cens payés par ceux dont on les exige 7? Quelle signification donner à cet autre où on lit : « Si quelqu'un a acquis une « terre tributaire sur laquelle nous avions accoutumé de lever « le cens ?» à cet autre enfin 10 où Charles le Chauve parle des terres censuelles dont le cens avoit de toute antiquité appartenu au roi 11?

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Remarquez qu'il y a quelques textes qui paroissent d'abord contraires à ce que j'ai dit, et qui cependant le confirment. On a vu ci-dessus que les hommes libres dans la monarchie n'étoient obligés qu'à fournir de certaines voitures. Le capitulaire que je viens de citer appelle cela census 12, et il l'oppose au cens qui étoit payé par les serfs.

1. De l'an 844, édition de Baluze, tome II, art. 1 et 2, page 27.

2. Capitulaire III, de l'an 805, art. 20 et 22, inséré dans le Recueil d'Anzegise, liv. III, art. 15. Cela est conforme à celui de Charles le Chauve, de l'an 854, apud Attiniacum, art. 6.

3. Undecumque legitime exigebatur. (Ibid.)

4. De l'an 812, art. 10 et 11, édition de Baluze, tom. I. page 498.

5. Undecumque antiquitus ad partem regis venire solebant. (Capitulaire de l'an 812, art. 10 et 11.)

6. De l'an 813, art. 6, édition de Baluze, tome I, page 508.

7. De illis unde censa erigunt. (Capitulaire de l'an 813, art. 6)

8. Livre IV des capitulaires, art. 57, et inséré dans la loi des Lombards.

9. Si quis terram tributariam, unde census ad partem nostram exire solebal, susceperit. (Liv. IV des capitu laires, art. 37.)

10. De l'an 805, art. 8.

11.Unde census ad partem regis exivit antiquitus.(Capit de l'an 805,art. 8.) 12. Censibus vel paraveredis quos

De plus, l'édit de Pistes1 parle de ces hommes francs qui devoient payer le cens royal pour leur tête et pour leurs casès, et qui s'étoient vendus pendant la famine2. Le roi veut qu'ils soient rachetés: c'est que ceux qui étoient affranchis par lettres du roi3 n'acquéroient point ordinairement une pleine et entière liberté; mais ils payoient censum in capite : et c'est de cette sorte de gens dont il est ici parlé.

Il faut donc se défaire de l'idée d'un cens général et universel, dérivé de la police des Romains, duquel on suppose que les droits des seigneurs ont dérivé de même par des usurpations. Ce qu'on appeloit cens dans la monarchie françoise, indépendamment de l'abus que l'on a fait de ce mot, étoit un droit particulier levé sur les serfs par les maîtres.

Je supplie le lecteur de me pardonner l'ennui mortel que tant de citations doivent lui donner: je serois plus court si je ne trouvois toujours devant moi le livre de l'Etablissement de la monarchie françoise dans les Gaules de M. l'abbé Dubos. Rien ne recule plus le progrès des connoissances qu'un mauvais ouvrage d'un auteur célèbre, parce qu'avant d'instruire il faut commencer par détromper.

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CHAPITRE XVI

Des leudes ou vassaux.

J'ai parlé de ces volontaires qui, chez les Germains, suivoient les princes dans leurs entreprises: le même usage se conserva après la conquête. Tacite les désigne par le nom de compagnons ; la loi salique, par celui d'hommes qui sont sous la foi du roi7; les formules de Marculfe, par celui d'antrustions du roi; nos premiers historiens, par celui de leudes, de fidèles 1o; et les suivants, par celui de vassaux et seigneurs 11.

On trouve dans les lois saliques et ripuaires un nombre infini de dispositions pour les Francs, et quelques-unes seulement

Franci homines ad regiam potestatem exsolvere debent.

1. De l'an 864, art. 34, édit. de Baluze, page 192.

2. De illis Francis hominibus qui censum regium de suo capite et de suis recellis debeant. (Ibid.)

3. L'article 28 du même édit explique tout cela. Il met même une distinction entre l'affranchi romain et l'affranchi franc; et on y voit que le cens n'étoit pas général. Il faut le lire.

4. Comme il paroît par un capitulaire de Charlemagne, de l'an 813, déjà cité.

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pour les antrustions. Les dispositions sur ces antrustions sont différentes de celles faites pour les autres Francs; on y règle partout les biens des Francs, et on ne dit rien de ceux des antrustions ce qui vient de ce que les biens de ceux-ci se régloient plutôt par la loi politique que par la loi civile, et qu'ils étoient le sort d'une armée, et non le patrimoine d'une famille.

Les biens réservés pour les leudes furent appelés des biens fiscaux1, des bénéfices, des honneurs, des fiefs, dans les divers auteurs et dans les divers temps.

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On ne peut pas douter que d'abord les fiefs ne fussent amovibles 2. On voit dans Grégoire de Tours que l'on òte à Sunégisile et à Galloman tout ce qu'ils tenoient du fisc, et qu'on ne leur laisse que ce qu'ils avoient en propriété. Gontran, élevant au trône son neveu Childebert, eut une conférence secrète avec lui, et lui indiqua ceux à qui il devoit donner des fiefs, et ceux à qui il devoit les ôter. Dans une formule de Marculfe, le roi donne en échange, non-seulement des bénéfices que son fisc tenoit, mais encore ceux qu'un autre avoit tenus. La loi des Lombards oppose les bénéfices à la propriété. Les historiens, les formules, les codes des différents peuples barbares, tous les monuments qui nous restent, sont unanimes. Enfin, ceux qui ont écrit le livre des fiefs 7 nous apprennent que d'abord les seigneurs purent les ôter à leur volonté; qu'ensuite ils les assurèrent pour un an3, et après les donnèrent pour la vie.

CHAPITRE XVII

Du service militaire des hommes libres.

Deux sortes de gens étoient tenus au service militaire : les leudes vassaux ou arrière-vassaux, qui y étoient obligés en conséquence de leur fief; et les hommes libres, Francs, Romains et Gaulois, qui servoient sous le comte, et étoient menés par lui et ses officiers.

On appeloit hommes libres ceux qui, d'un côté, n'avoient point de bénéfices ou fiefs, et qui, de l'autre, n'étoient point

1. Fiscalia. (Voyez la formule XIV de Marculfe, liv. I.) Il est dit dans la Vie de saint Maur, dedit fiscum unum; et dans les Annales de Metz sur l'an 747, dedit illi comitatus et fiscos plurimos. Les biens destinés à l'entretien de la famille royale étoient appelés regalia.

2. Voyez le liv. I, tit. 1, des fiefs; et Cujas sur ce livre.

3. Liv. IX, chap. XXXVIII.

4. Quos honoråret muneribus, quos

ab honore depelleret. (Ibid., liv. VII.)

5. Vel reliquis quibuscumque beneficiis, quodcumque ille, vel fiscus noster, in ipsis locis tenuisse noscitur. (Lib. I, form. xxx.)

6. Liv. III, tit. VIII, § 3.
7. Feudorum, lib. 1. tit. 1.

8. C'étoit une espèce de précaire que le seigneur renouveloit ou ne renouveloit pas l'année d'ensuite, comme Cujas l'a remarqué.

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