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Romains par les barbares, c'est qu'on trouve dans les lois des Wisigoths et des Bourguignons que ces deux peuples eurent les deux tiers des terres; mais ces deux tiers ne furent pris que dans de certains quartiers qu'on leur assigna.

Gondebaud dit, dans la loi des Bourguignons, que son peuple, dans son établissement, reçut les deux tiers des terres1 : et il est dit, dans le second supplément à cette loi, qu'on n'en donneroit plus que la moitié à ceux qui viendroient dans le pays 2. Toutes les terres n'avoient donc pas d'abord été partagées entre les Romains et les Bourguignons.

On trouve dans les textes de ces deux règlements les mêmes expressions ils s'expliquent donc l'un et l'autre. Et, comme on ne peut pas entendre le second d'un partage universel des terres, on ne peut pas non plus donner cette signification au premier.

Les Francs agirent avec la même modération que les Bourguignons; ils ne dépouillèrent pas les Romains dans toute l'étendue de leurs conquêtes. Qu'auroient-ils fait de tant de terres? Ils prirent celles qui leur convinrent, et laissèrent le reste.

CHAPITRE IX

Juste application de la loi des Bourguignons et de celle des Visigoths

sur le partage des terres.

Il faut considérer que ces partages ne furent point faits par un esprit tyrannique, mais dans l'idée de subvenir aux besoins mutuels des deux peuples qui devoient habiter le mème pays.

La loi des Bourguignons veut que chaque Bourguignon soit reçu en qualité d'hôte chez un Romain. Cela est conforme aux mœurs des Germains, qui, au rapport de Tacite3, étoient le peuple de la terre qui aimoit le plus à exercer l'hospitalité.

La loi veut que le Bourguignon ait les deux tiers des terres, et le tiers des serfs. Elle suivoit le génie des deux peuples, et se conformoit à la manière dont ils se procuroient la subsistance. Le Bourguignon, qui faisoit paître des troupeaux, avait besoin de beaucoup de terres et de peu de serfs; et le grand travail de la culture de la terre exigeoit que le Romain eût moins de glèbe, et un plus grand nombre de serfs. Les bois étoient partagés

1. Licet eo tempore quo populus noster mancipiorum tertiam et duas terrarum parles accepit, etc. (Loi des Bourguignons, tit. LIV, § 1.)

2. Ut non amplius a Burgundioni

bus qui infra venerunt requiratur, quam ad præsens necessitas fuerit, medietas terræ. Art. 11.

3. De Moribus Germanorum.

par moitié, parce que les besoins, à cet égard, étoient les mêmes.

On voit dans le code des Bourguignons 1, que chaque barbare fut placé chez chaque Romain. Le partage ne fut donc pas général; mais le nombre des Romains qui donnèrent le partage fut égal à celui des Bourguignons qui le reçurent. Le Romain fut lésé le moins qu'il fut possible. Le Bourguignon, guerrier, chasseur et pasteur, ne dédaignoit pas de prendre des friches; le Romain gardoit les terres les plus propres à la culture; les troupeaux du Bourguignon engraissoient le champ du Romain. CHAPITRE X

Des servitudes.

Il est dit dans la loi des Bourguignons 2 que quand ces peuples s'établirent dans les Gaules, ils reçurent les deux tiers des terres et le tiers des serfs. La servitude de la glèbe étoit donc établie dans cette partie de la Gaule avant l'entrée des Bourguignons3.

La loi des Bourguignons statuant sur les deux nations, distingue formellement dans l'une et dans l'autre les nobles, les ingénus, et les serfs". La servitude n'étoit donc point une chose particulière aux Romains, ni la liberté et la noblesse une chose particulière aux barbares.

Cette même loi dit que, si un affranchi bourguignon n'avoit point donné une certaine somme à son maître, ni reçu une portion tierce d'un Romain il étoit toujours censé de la famille de son maître. Le Romain propriétaire étoit donc libre, puisqu'il n'étoit point dans la famille d'un autre; il étoit libre, puisque sa portion tierce étoit un signe de liberté.

Il n'y a qu'à ouvrir les lois saliques et ripuaires, pour voir que les Romains ne vivoient pas plus dans la servitude chez les Francs que chez les autres conquérants de la Gaule.

M. le comte de Boulainvilliers a manqué le point capital de son système; il n'a point prouvé que les Francs aient fait un règlement général qui mit les Romains dans une espèce de servitude.

Comme son ouvrage est écrit sans aucun art, et qu'il y parle avec cette simplicité, cette franchise et cette ingénuité de l'an

1. Et dans celui des Wisigoths.

2. Tit. LIV.

3. Cela est confirmé par tout le titre du code de agricolis et censitis et colonis.

4. Si dentem optimati Burgundioni

vel Romano nobili excusserit, t. XXVI, §1; et, Si mediocribus personis ingenuis, tam Burgundionibus quam lomanis. Ibid., § 2.

5. Tit. LVII.

cienne noblesse dont il étoit sorti, tout le monde est capable de juger et des belles choses qu'il dit et des erreurs dans lesquelles il tombe. Ainsi je ne l'examinerai point. Je dirai seulement qu'il avoit plus d'esprit que de lumières, plus de lumières que de savoir; mais ce savoir n'étoit point méprisable, parce que de notre histoire et de nos lois il savoit très-bien les grandes choses.

M. le comte de Boulainvilliers et M. l'abbé Dubos ont fait chacun un système, dont l'un semble être une conjuration contre le tiers état, et l'autre une conjuration contre la noblesse. Lorsque le Soleil donna à Phaéton son char à conduire, il lui dit << Si vous montez trop haut, vous brûlerez la demeure «< céleste; si vous descendez trop bas, vous réduirez en cendres << la terre. N'allez point trop à droite, vous tomberiez dans la << constellation du Serpent; n'allez point trop à gauche, vous <<iriez dans celle de l'Autel: tenez-vous entre les deux 1.»

CHAPITRE XI

Continuation du même sujet.

Ce qui a donné l'idée d'un règlement général fait dans le temps de la conquête, c'est qu'on a vu en France un prodigieux nombre de servitudes vers le commencement de la troisième race; et, comme on ne s'est pas aperçu de la progression continuelle qui se fit de ces servitudes, on a imaginé dans un temps obscur une loi générale qui ne fut jamais.

Dans le commencement de la première race, on voit un nombre infini d'hommes libres, soit parmi les Francs, soit parmi les Romains; mais le nombre des serfs augmenta tellement, qu'au commencement de la troisième tous les laboureurs et presque tous les habitants des villes se trouvèrent serfs 2: et, au lieu que, dans le commencement de la première, il y avoit dans les villes à peu près la même administration que chez les Romains, des corps de bourgeoisie, un sénat, des cours de judicature, on ne trouve guère vers le commencement de la troisième qu'un seigneur et des serfs.

Lorsque les Francs, les Bourguignons et les Goths, faisoient leurs invasions, ils prenoient l'or, l'argent, les meubles, les vêtements, les hommes, les femmes, les garçons, dont l'armée

1. Nec preme, nec summum molire per æthe-]

ra currum.] Altius egressus, cœlestia tecta cremabis; Inferius, terras: medio tutissimus ibis. Neu te dexterior tortum declinet ad An-] диет,

Neve sinisterior pressam rota ducat ad
Aram:

Inter utrumque tene....

Ovid., Métam. lib. II. 2. Pendant que la Gaule étoit sous la domination des Romains, ils formoient des corps particuliers: c'étoient ordinairement des affranchis ou descendants d'affranchis.

pouvoit se charger le tout se rapportoit en commun, et l'armée le partageoit1. Le corps entier de l'histoire prouve qu'après le premier établissement, c'est-à-dire après les premiers ravages, ils reçurent à composition les habitants, et leur laissèrent tous leurs droits politiques et civils. C'étoit le droit des gens de ces temps-là on enlevoit tout dans la guerre, on accordoit tout dans la paix. Si cela n'avoit pas été ainsi, comment trouverions-nous dans les lois saliques et bourguignonnes tant de dispositions contradictoires à la servitude générale des hommes?

Mais ce que la conquête ne fit pas, le même droit des gens2, qui subsista après la conquête, le fit: la résistance, la révolte, la prise des villes, emportoient avec elles la servitude des habitants. Et comme, outre les guerres que les différentes nations conquérantes firent entre elles, il y eut cela de particulier chez les Francs, que les divers partages de la monarchie firent naître sans cesse des guerres civiles entre les frères ou neveux, dans lesquelles ce droit des gens fut toujours pratiqué, les servitudes devinrent plus générales en France que dans les autres pays; et c'est, je crois, une des causes de la différence qui est entre nos lois françoises et celles d'Italie et d'Espagne, sur les droits des seigneurs.

La conquête ne fut que l'affaire d'un moment, et le droit des gens que l'on y employa produisit quelques servitudes. L'usage du même droit des gens, pendant plusieurs siècles, fit que les servitudes s'étendirent prodigieusement.

Theuderic3, croyant que les peuples d'Auvergne ne lui étoient pas fidèles, dit aux Francs de son partage : « Suivez-moi; je « vous mènerai dans un pays où vous aurez de l'or, de l'argent, « des captifs, des vêtements, des troupeaux en abondance; et « vous en transférerez tous les hommes dans vos pays. »

Après la paix qui se fit entre Gontran et Chilpéric 4, ceux qui assiégeoient Bourges ayant eu ordre de revenir, ils amenèrent tant de butin, qu'ils ne laissèrent presque dans le pays ni hommes ni troupeaux.

1. Voyez Grégoire de Tours, liv. II, chap. XXVI; Aimoin, liv. I, chap. XII. 2. Voyez les Vies des saints citées ciaprès.

3. Grégoire de Tours, livre III. Montesquien s'éloigne ici du véritable sens de Grégoire de Tours. Suivant cet historien, Clotaire et Childebert, qui se préparoient à envahir la Bourgogne, ayant appelé à leur aide Théodoric leur frère, et celui-ci ayant refusé de se ioin

dre à eux, les Francs, à qui cette expédition sourioit, menacèrent de le quitter et de suivre ses frères. Alors Théodoric, pour prévenir cette défection, proposa aux Francs de les conduire en Auvergne, où ils trouveroient, disoit-il, autant d'or et d'argent qu'ils en pouvoient souhaiter; et par cette promesse il les retint dans le devoir. (P.)

4. Grégoire de Tours, liv. VI, chap.

XXXI.

Théodoric, roi d'Italie, dont l'esprit et la politique étoient de se distinguer toujours des autres rois barbares, envoyant son armée dans la Gaule, écrit au général : « Je veux qu'on suive <«<les lois romaines, et que vous rendiez les esclaves fugitifs à «<leurs maîtres le défenseur de la liberté ne doit point favo«riser l'abandon de la servitude. Que les autres rois se plaisent « dans le pillage et la ruine des villes qu'ils ont prises; nous « voulons vaincre de manière que nos sujets se plaignent d'a« voir acquis trop tard la sujétion. » Il est clair qu'il vouloit rendre odieux les rois des Francs et des Bourguignons, et qu'il faisoit allusion à leur droit des gens.

Ce droit subsista dans la seconde race : l'armée de Pepin étant entrée en Aquitaine, revint en France chargée d'un nombre infini de dépouilles et de serfs, disent les annales de Metz 2.

Je pourrois citer des autorités sans nombres. Et comme, dans ces malheurs, les entrailles de la charité s'émurent; comme plusieurs saints évêques, voyant les captifs attachés deux à deux, employèrent l'argent des églises, et vendirent même les vases sacrés pour en racheter ce qu'ils purent; que des saints moines s'y employèrent; c'est dans la vie des saints que l'on trouve les plus grands éclaircissements sur cette matière. Quoiqu'on puisse reprocher aux auteurs de ces vies d'avoir été quelquefois un peu trop crédules sur des choses que Dieu a certainement faites si elles ont été dans l'ordre de ses desseins, on ne laisse pas d'en tirer de grandes lumières sur les mœurs et les usages de ces temps-là.

Quand on jette les yeux sur les monuments de notre histoire et de nos lois, il semble que tout est mer, et que les rivages mêmes manquent à la mer. Tous ces écrits froids, secs, insipides et durs, il faut les lire, il faut les dévorer, comme la Fable dit que Saturne dévoroit les pierres.

Une infinité de terres que des hommes libres faisoient valoir se changèrent en mainmortables. Quand un pays se trouva privé des hommes libres qui l'habitoient, ceux qui avoient beau

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