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Quand les lois ont égalisé les familles, il leur reste à maintenir l'union entre elles. Les différends des nobles doivent être promptement décidés : sans cela, les contestations entre les personnes deviennent contestations entre les familles. Des arbitres peuvent terminer les procès, ou les empêcher de naitre. Enfin il ne faut point que les lois favorisent les distinctions. que la vanité met entre les familles, sous prétexte qu'elles sont plus nobles ou plus anciennes : cela doit être mis au rang des petitesses des particuliers.

On n'a qu'à jeter les yeux sur Lacédémone, on verra comment les éphores surent mortifier les foiblesses des rois1, celles des grands et celles du peuple.

CHAPITRE IX

Comment les lois sont relatives à leur principe dans la monarchie.

L'honneur étant le principe de ce gouvernement, les lois doivent s'y rapporter.

Il faut qu'elles y travaillent à soutenir cette noblesse, dont l'honneur est pour ainsi dire l'enfant et le père.

Il faut qu'elles la rendent héréditaire; non pas pour être le terme entre le pouvoir du prince et la foiblesse du peuple, mais le lien de tous les deux.

Les substitutions, qui conservent les biens dans les familles, seront très-utiles dans ce gouvernement, quoiqu'elles ne conviennent pas dans les autres.

Le retrait lignager rendra aux familles nobles les terres que la prodigalité d'un parent aura aliénées.

Les terres nobles auront des priviléges, comme les personnes. On ne peut pas séparer la dignité du monarque de celle du royaume; on ne peut guère séparer non plus la dignité du noble de celle de son fief.

Toutes ces prérogatives seront particulières à la noblesse, et ne passeront point au peuple, si l'on ne veut choquer le principe du gouvernement, si l'on ne veut diminuer la force de la noblesse et celle du peuple.

Les substitutions gênent le commerce; le retrait lignager fait une infinité de procès nécessaires; et tous les fonds du royaume vendus sont au moins en quelque façon sans maître pendant

1. Ce n'étoient pas des rois que les prétendus princes de Sparte; c'étoient des magistrats subordonnés, des généraux d'armée qui déposoient presque tout leur pouvoir en rentrant dans la

ville. Les vrais souverains étoient les éphores, puisque la royauté elle-même fléchissoit sous eux. (Linguet, Discours prélim. de la Théorie des Lois civiles.)

un an. Des prérogatives attachées à des fiefs donnent un pouvoir très à charge ceux qui les souffrent. Ce sont des inconvénients particuliers de la noblesse, qui disparoissent devant l'utilité générale qu'elle procure. Mais, quand on les communique au peuple, on choque inutilement tous les principes.

On peut, dans les monarchies, permettre de laisser la plus grande partie de ses biens à un seul de ses enfants : cette permission n'est même bonne que là.

Il faut que les lois favorisent tout le commerce 1 que la constitution de ce gouvernement peut donner, afin que les sujets puissent, sans périr, satisfaire aux besoins toujours renaissants du prince et de sa cour.

Il faut qu'elles mettent un certain ordre dans la manière de lever les tributs, afin qu'elle ne soit pas plus pesante que les charges mêmes.

La pesanteur des charges produit d'abord le travail; le travail, l'accablement; l'accablement, l'esprit de paresse.

CHAPITRE X

De la promptitude de l'exécution dans la monarchie.

Le gouvernement monarchique a un grand avantage sur le républicain : les affaires étant menées par un seul, il y a plus de promptitude dans l'exécution. Mais, comme cette promptitude pourroit dégénérer en rapidité, les lois y mettront une certaine lenteur. Elles ne doivent pas seulement favoriser la nature de chaque constitution, mais encore remédier aux abus qui pourroient résulter de cette même nature.

Le cardinal de Richelieu veut que l'on évite dans les monarchies les épines des compagnies qui forment des difficultés sur tout. Quand cet homme n'auroit pas eu le despotisme dans le cœur, il l'auroit eu dans la tête.

Les corps qui ont le dépôt des lois n'obéissent jamais mieux que quand ils vont à pas tardifs, et qu'ils apportent dans les affaires du prince cette réflexion qu'on ne peut guère attendre du défaut de lumières de la cour sur les lois de l'Etat, ni de la précipitation de ses conseils 3.

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Que seroit devenue la plus belle monarchie du monde, si les magistrats, par leurs lenteurs, par leur plaintes, par leurs prières, n'avoient arrêté le cours des vertus mêmes de ses rois,

1. Elle ne le permet qu'au peuple. Voyez la loi troisième, au code de Comm. et Mercatoribus, qui est pleine de bon

sens.

2. Testament politique.

3. Barbaris cunctatio servilis; statim exequi regium videtur. (Tacite, Annal., liv. V, § 32.)

lorsque ces monarques, ne consultant que leur grande âme, auroient voulu récompenser sans mesure des services rendus avec un courage et une fidélité aussi sans mesure?

CHAPITRE XI

De l'excellence du gouvernement monarchique.

Le gouvernement monarchique a un grand avantage sur le despotique1. Comme il est de sa nature qu'il y ait sous le prince plusieurs ordres qui tiennent à la constitution, l'Etat est plus fixe, la constitution plus inébranlable, la personne de ceux qui gouvernent plus assurée.

Cicéron 2 croit que l'établissement des tribuns de Rome fut le salut de la république. « En effet, dit-il, la force du peuple « qui n'a point de chef est plus terrible. Un chef sent que l'af« faire roule sur lui, il y pense; mais le peuple, dans son im« pétuosité, ne connoît point le péril où il se jette. » On peut appliquer cette réflexion à un Etat despotique, qui est un peuple sans tribuns; et à une monarchie où le peuple a en quelque façon des tribuns.

En effet, on voit partout que, dans les mouvements du gouvernement despotique, le peuple, mené par lui-mème, porte toujours les choses aussi loin qu'elles peuvent aller; tous les désordres qu'il commet sont extrèmes; au lieu que, dans les monarchies, les choses sont très-rarement portées à l'excès. Les chefs craignent pour eux-mêmes; ils ont peur d'être abandonnés; les puissances intermédiaires dépendantes3 ne veulent pas que le peuple prenne trop le dessus. Il est rare que les ordres de l'Etat soient entièrement corrompus. Le prince tient à ces ordres; et les séditieux, qui n'ont ni la volonté ni l'espérance de renverser l'Etat, ne peuvent ni ne veulent renverser le prince.

Dans ces circonstances, les gens qui ont de la sagesse et de l'autorité s'entremettent; on prend des tempéraments, on s'arrange, on se corrige, les lois reprennent leur vigueur et se font écouter.

Aussi toutes nos histoires sont-elles pleines de guerres civiles sans révolutions; celles des Etats despotiques sont pleines de révolutions sans guerres civiles.

Ceux qui ont écrit l'histoire des guerres civiles de quelques Etats, ceux mêmes qui les ont fomentées, prouvent assez com

1. Il y a plus de lumières et plus de

mœurs. (H.)

2. Livre III des Lois.

.3 Voyez ci-dessus la première note du liv. II, chap. IV.

bien l'autorité que les princes laissent à de certains ordres pour leur service leur doit être peu suspecte, puisque, dans l'égarement même, ils ne soupiroient qu'après les lois et leur devoir, et retardoient la fougue et l'impétuosité des factieux plus qu'ils ne pouvoient la servir 1.

Le cardinal de Richelieu, pensant peut-être qu'il avait trop avili les ordres de l'Etat, a recours, pour le soutenir, aux vertus du prince et de ses ministres 2; et il exige d'eux tant de choses, qu'en vérité il n'y a qu'un ange qui puisse avoir tant d'attention, tant de lumières, tant de fermeté, tant de connoissances; et on peut à peine se flatter que d'ici à la dissolution des monarchies, il puisse y avoir un prince et des ministres pareils.

Comme les peuples qui vivent sous une bonne police sont plus heureux que ceux qui, sans règle et sans chefs, crrent dans les forêts; aussi les monarques qui vivent sous les lois fondamentales de leur Etat sont-ils plus heureux que les princes despotiques qui n'ont rien qui puisse régler le cœur de leurs peuples, ni le leur.

CHAPITRE XII

Continuation du même sujet.

Qu'on n'aille point chercher de la magnanimité dans les Etats despotiques ; le prince n'y donneroit point une grandeur qu'il n'a pas lui-même : chez lui il n'y a pas de gloire.

C'est dans les monarchies que l'on verra autour du prince les sujets recevoir ses rayons; c'est là que chacun, tenant, pour ainsi dire, un plus grand espace, peut exercer ces vertus qui donnent à l'âme, non pas de l'indépendance, mais de la grandeur.

CHAPITRE XIII

Idée du despotisme.

Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l'arbre au pied, et cueillent le fruit. Voilà le gouvernement despotique 5.

1. Mémoires du cardinal de Retz, sera plus estimé des vrais connaisseurs et autres histoires.

2. Testament politique.

3. On ne peut, ce me semble, refuser la magnanimité à un homme guerrier, juste, généreux, clément, libéral. Je vois trois grands visirs Kiuperli ou Kuprogli, qui ont eu ces qualités. Si celui qui prit Candie, assiégée pendant dix années, n'a pas encore la célébrité des héros du siége de Troie, il avait plus de vertu et

qu'un Diomède et qu'un Ulysse. Le grand visir Ibrahim, qui, dans la dernière révolution, s'est sacrifié pour conserver l'empire à son maître Achmet III, et qui a attendu à genoux la mort pendant six heures, avait certes de la magnanimité. (Volt.)

4. Lettres édif., recueil II, p. 315. 5. Ce chapitre est court; c'est un ancien proverbe espagnol. Le sage

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CHAPITRE XIV

Comment les lois sont relatives au principe du gouvernement despotique.

Le gouvernement despotique a pour principe la crainte : mais, à des peuples timides, ignorants, abattus, il ne faut pas beaucoup de lois.

Tout y doit rouler sur deux ou trois idées : il n'en faut donc pas de nouvelles. Quand vous instruisez une bête, vous vous donnez bien de garde de lui faire changer de maître, de leçons, et d'allure; vous frappez son cerveau par deux ou trois mouvements, et pas davantage.

Lorsque le prince est enfermé, il ne peut sortir du séjour de la volupté sans désoler tous ceux qui l'y retiennent. Ils ne peuvent souffrir que sa personne et son pouvoir passent en d'autres mains 1. Il fait donc rarement la guerre en personne, et il n'ose guère la faire par ses lieutenants.

Un prince pareil, accoutumé, dans son palais, à ne trouver aucune résistance, s'indigne de celle qu'on lui fait les armes à la main il est donc ordinairement conduit par la colère ou par la vengeance. D'ailleurs, il ne peut avoir d'idée de la vraie gloire. Les guerres doivent donc s'y faire dans toute leur fureur naturelle, et le droit des gens y avoir moins d'étendue qu'ailleurs.

Un tel prince a tant de défauts qu'il faudroit craindre d'exposer au grand jour sa stupidité naturelle. Il est caché, et l'on ignore l'état où il se trouve. Par bonheur, les hommes sont tels dans ce pays, qu'ils n'ont besoin que d'un nom qui les gouverne.

Charles XII étant à Bender 2, trouvant quelque résistance dans le sénat de Suède, écrivit qu'il leur enverroit une de ses

roi Alphonse VI disait: Elague sans abattre. Cela est plus court encore. C'est ce que Saavedra répète dans ses Meditations politiques. C'est ce que don Ustariz, véritable homme d'Etat, ne cesse de recommander dans sa Théorie pratique du Commerce: «Le laboureur, quand il a besoin de bois, coupe une branche, et non pas le pied de l'arbre. » Mais ces maximes ne sont employées que pour donner plus de force aux sages représentations que fait Ustariz au roi son maitre. (Volt.)

1. Les femmes et les eunuques, qui ne connoissent autre chose que le sérail où il sont renfermés, tenant pour un grand

malheur de perdre le roi de vue seulement pour quelques heures, s'opposent, de toute leur puissance, à toutes sortes de projets de guerre qu'on pourroit former; et pénétrant par mille artifices dans le cœur du prince, ils en arrachent promptement les sentiments de gloire qu'ils y voient naître; et le ministre, qui & le courage de lui en inspirer, est bier tôt immolé à la jalousie de ces âmes foibles. (Chardin, Voyage de Perse, description du gouvernement, chap. IV.) (P.)

2. Charles XII n'étoit point alors à Bender, comme le dit l'auteur, mais à Démotica, où l'on sait qu'il resta plus d'un an. (D.)

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