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L'ESPRIT DES LOIS

AVERTISSEMENT

Pour l'intelligence des quatre premiers livres de cet ouvrage, il faut observer 1° que ce que j'appelle la vertu dans la république est l'amour de la patrie, c'est-à-dire l'amour de l'égalité. Ce n'est point une vertu morale ni une vertu chrétienne, c'est la vertu politique; et celle-ci est le ressort qui fait mouvoir le gouvernement républicain, comme l'honneur est le ressort qui fait mouvoir la monarchie. J'ai donc appelé vertu politique l'amour de la patrie et de l'égalité. J'ai eu des idées nouvelles il a bien fallu trouver de nouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles acceptions. Ceux qui n'ont pas compris ceci m'ont fait dire des choses absurdes, et qui seroient révoltantes dans tous les pays du monde, parce que dans tous les pays du monde on veut de la morale.

2o Il faut faire attention qu'il y a une très-grande différence entre dire qu'une certaine qualité, modification de l'âme, ou vertu, n'est pas le ressort qui fait agir un gouvernement, et dire qu'elle n'est point dans ce gouvernement. Si je disois telle roue, tel pignon, ne sont point le ressort qui fait mouvoir cette montre, en concluroit-on qu'ils ne sont point dans la montre? Tant s'en faut que les vertus morales et chrétiennes soient exclues de la monarchie, que même la vertu politique ne l'est pas. En un mot, l'honneur est dans la république, quoique la vertu politique en soit le ressort; la vertu politique est dans la monarchie, quoique l'honneur en soit le ressort.

Enfin, l'homme de bien dont il est question dans le livre III, chapitre v, n'est pas l'homme de bien chrétien, mais l'homme de bien politique, qui a la vertu politique dont j'ai parlé. C'est l'homme qui aime les lois de son pays, et qui agit par l'amour des lois de son pays. J'ai donné un nouveau jour à toutes ces choses dans cette édition-ci, en fixant encore plus les idées; et, dans la plupart des endroits où je me suis servi du mot vertu, j'ai mis vertu politique.

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Des lois, dans le rapport qu'elles ont avec les divers êtres.

Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses; et, dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois : la divinité1 a ses lois, le

1. « La loi, dit Plutarque, est la Au traité, Qu'il est requis qu'un reine de tous mortels et immortels. » prince soit savant.

monde matériel a ses lois, les intelligences supérieures à l'homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs lois, l'homme a ses 'lois.

Ceux qui ont dit qu'une fatalité aveugle a produit tous les effets que nous voyons dans le monde, ont dit une grande absurdité; car quelle plus grande absurdité qu'une fatalité aveugle qui auroit produit des êtres intelligents?

Il y a donc une raison primitive; et les lois sont les rapports qui se trouvent entre elle et les différents êtres, et les rapports de ces divers êtres entre eux.

Dieu a du rapport avec l'univers comme créateur et comme conservateur; les lois selon lesquelles il a créé sont celles selon lesquelles il conserve: il agit selon ces règles, parce qu'il les connoit; il les connoît parce qu'il les a faites; il les a faites, parce qu'elles ont du rapport avec sa sagesse et sa puissance.

Comme nous voyons que le monde, formé par le mouvement de la matière et privé d'intelligence, subsiste toujours, il faut que ses mouvements aient des lois invariables; et si l'on pouvoit imaginer un autre monde que celui-ci, il auroit des règles constantes, ou il seroit détruit.

Ainsi la création, qui paroît être un acte arbitraire, suppose des règles aussi invariables que la fatalité des athées. Il seroit absurde de dire que le créateur, sans ces règles, pourroit gouverner le monde, puisque le monde ne subsisteroit pas sans elles.

Ces règles sont un rapport constamment établi. Entre un corps mu et un autre corps mu, c'est suivant les rapports de la masse et de la vitesse que tous les mouvements sont reçus, augmentés, diminués, perdus : chaque diversité est uniformité, chaque changement est constance.

Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des lois qu'ils ont faites: mais ils en ont aussi qu'ils n'ont pas faites. Avant qu'il y eût des êtres intelligents, ils étoient possibles : ils avoient donc des rapports possibles, et par conséquent des lois possibles. Avant qu'il y eût des lois faites, il y avoit des rapports de justice possibles. Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé de cercle tous les rayons n'étoient pas égaux.

Il faut donc avouer des rapports d'équité antérieurs à la loi positive qui les établit : comme, par exemple, que, supposé qu'il y eût des sociétés d'hommes, il seroit juste de se conformer à leurs lois; que, s'il y avoit des êtres intelligents qui eussent reçu quelque bienfait d'un autre ètre, ils devroient en avoir de la reconnoissance; que, si un être intelligent avoit

créé un être intelligent, le créé devroit rester dans la dépendance qu'il a eue des son origine; qu'un être intelligent qui a fait du mal à un être intelligent mérite de recevoir le même mal; et ainsi du reste.

Mais il s'en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde physique. Car, quoique celui-là ait aussi des lois qui, par leur nature, sont invariables, il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes. La raison en est que les êtres particuliers intelligents sont bornés par leur nature, et par conséquent sujets à l'erreur; et, d'un autre côté, il est de leur nature qu'ils agissent par eux-mêmes. Il ne suivent donc pas constamment leurs lois primitives; et celles mêmes qu'ils se donnent, ils ne les suivent pas toujours.

On ne sait si les bètes sont gouvernées par les lois générales du mouvement, ou par une motion particulière. Quoi qu'il en soit, elles n'ont point avec Dieu de rapport plus intime que le reste du monde matériel; et le sentiment ne leur sert que dans le rapport qu'elles ont entre elles, ou avec d'autres êtres particuliers, ou avec elles-mêmes.

Par l'attrait du plaisir, elles conservent leur être particulier, et par le même attrait elles conservent leur espèce. Elles ont des lois naturelles, parce qu'elles sont unies par le sentiment; elles n'ont point des lois positives, parce qu'elles ne sont point unies par la connoissance. Elles ne suivent pas pourtant invariablement leurs lois naturelles : les plantes, en qui nous ne remarquons ni connoissance ni sentiment, les suivent mieux.

Les bêtes n'ont point les suprêmes avantages que nous avons; elles en ont que nous n'avons pas. Elles n'ont point nos espérances, mais elles n'ont pas nos craintes ; elles subissent comme nous la mort, mais c'est sans la connoître la plupart même se conservent mieux que nous, et ne font pas un aussi mauvais usage de leurs passions.

L'homme, comme être physique, est, ainsi que les autres corps, gouverné par des lois invariables; comme être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu a établies, et change celles qu'il établit lui-même. Il faut qu'il se conduise; et cependant il est un être borné; il est sujet à l'ignorance et à l'erreur, comme toutes les intelligences finies; les foibles connoissances qu'il a, il les perd encore. Comme créature sensible, il devient sujet à mille passions. Un tel être pouvoit à tous les instants oublier son créateur: Dieu l'a rappelé à lui par les lois de la religion; un tel être pouvoit à tous les instants s'oublier. luimême les philosophes l'ont averti par les lois de la morale;

fait pour vivre dans la société, il y pouvoit oublier les autres: les législateurs l'ont rendu à ses devoirs por les lois politiques et civiles.

CHAPITRE II

Des lois de la nature.

Avant toutes ces lois sont celles de la nature, ainsi nommées parce qu'elles dérivent uniquement de la constitution de notre être. Pour les connoître bien, il faut considérer un homme avant l'établissement des sociétés. Les lois de la nature seront celles qu'il recevroit dans un état pareil.

Cette loi qui, en imprimant dans nous-mêmes l'idée d'un créateur, nous porte vers lui, est la première des lois naturelles par son importance, et non pas dans l'ordre de ces lois. L'homme, dans l'état de nature, auroit plutôt la faculté de connoître qu'il n'auroit des connoissances. Il est clair que ses premières idées ne seroient point des idées spéculatives : il songeroit à la conservation de son ètre, avant de chercher l'origine de son être. Un homme pareil ne sentiroit d'abord que sa foiblesse; sa timidité seroit extrême; et si l'on avoit là-dessus besoin de l'expérience, l'on a trouvé dans les forêts des hommes sauvages1: tout les fait trembler, tout les fait fuir.

Dans cet état, chacun se sent inférieur; à peine chacun se sent-il égal. On ne chercheroit donc point à s'attaquer, et la paix seroit la première loi naturelle.

Le désir que Hobbes donne d'abord aux hommes de se subjuguer les uns les autres n'est pas raisonnable. L'idée de l'empire et de la domination est si composée, et dépend de tant d'autres idées, que ce ne seroit pas celle qu'il auroit d'abord.

Hobbes 2 demande pourquoi, si les hommes ne sont pas naturellement en état de guerre, ils vont toujours armés; et pourquoi ils ont des clefs pour fermer leurs maisons. Mais on ne sent pas que l'on attribue aux hommes, avant l'établissement des sociétés, ce qui ne peut leur arriver qu'après cet établissement, qui leur fait trouver des motifs pour s'attaquer et pour se défendre.

Au sentiment de sa foiblesse l'homme joindroit le sentiment de ses besoins: ainsi une autre loi naturelle seroit celle qui lui inspireroit de chercher à se nourrir.

J'ai dit que la crainte porteroit les hommes à se fuir; mais les marques d'une crainte réciproque les engageroient bientôt

1. Témoin le sauvage qui fut trouvé en Angleterre sous le règne de GeorgesI. dans les forêts de Hanover, et que l'on vit 2. In præfat. lib. de Cive.

à s'approcher d'ailleurs ils y seroient portés par le plaisir qu'un animal sent à l'approche d'un animal de son espèce. De plus, ce charme que les deux sexes s'inspirent par leur différence augmenteroit ce plaisir; et la prière naturelle qu'ils se font toujours l'un à l'autre seroit une troisième loi.

Outre le sentiment que les hommes ont d'abord, ils parviennent encore à avoir des connoissances; ainsi ils ont un second lien que les autres animaux n'ont pas. Ils ont donc un nouveau motif de s'unir; et le désir de vivre en société est une quatrième loi naturelle.

CHAPITRE III
Des lois positives.

Sitôt que les hommes sont en société, ils perdent le sentiment de leur foiblesse; l'égalité qui étoit entre eux cesse, et l'état de guerre commence 1.

Chaque société particulière vient à sentir sa force: ce qui produit un état de guerre de nation à nation. Les particuliers dans chaque société commencent à sentir leur force; ils cherchent à tourner en leur faveur les principaux avantages de cette société ce qui fait entre eux un état de guerre.

Ces deux sortes d'état de guerre font établir les lois parmi les hommes. Considérés comme habitants d'une si grande planète, qu'il est nécessaire qu'il y ait différents peuples, ils ont des lois dans le rapport que ces peuples ont entre eux et c'est le DROIT DES GENS. Considérés comme vivant dans une société qui doit être maintenue, ils ont des lois dans le rapport qu'ont ceux qui gouvernent avec ceux qui sont gouvernés : et c'est le DROIT POLITIQUE. Ils en ont encore dans le rapport que tous les citoyens ont entre eux et c'est le DROIT CIVIL.

Le droit des gens est naturellement fondé sur ce principe, que les diverses nations doivent se faire dans la paix le plus de bien, et dans la guerre le moins de mal qu'il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts.

L'objet de la guerre c'est la victoire; celui de la victoire, la conquête; celui de la conquête, la conservation. De ce principe et du précédent doivent dériver toutes les lois qui forment le droit des gens.

1. Interprète et admirateur de l'instinct social, Montesquieu n'a pas craint d'avouer que l'état de guerre commence pour l'homme avec l'état de société. Mais de cette vérité désolante, dont Hobbes avait abusé pour vanter le calme du despotisme, et Rousseau pour célébrer l'in

dépendance de la vie sauvage, le véritable philosophe fait naître la nécessité salutaire des lois, qui sont un armistice entre les Etats et un traité de paix perpétuel pour les citoyens. (M. Villemain, Eloge de Montesquieu.)

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