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entre le seigneur franc et le seigneur romain, et entre le Franc et le Romain qui étoient d'une condition médiocre.

Ce n'est pas tout si l'on assembloit' du monde pour assaillir un Franc dans sa maison, et qu'on le tuât, la loi salique ordonnoit une composition de 600 sous; mais si l'on avoit assailli un Romain ou un affranchi2, on ne payoit que la moitié de la composition. Par la même loi3, si un Romain enchaìnoit un Franc, il devoit 30 sous de composition; mais si un Franc enchainoit un Romain, il n'en devoit qu'une de 15. Un Franc, dépouillé par un Romain, avoit 62 sous et demi de composition; et un Romain, dépouillé par un Franc, n'en recevoit qu'une de 30. Tout cela devoit être accablant pour les Romains. Cependant un auteur célèbre forme un système de l'établissement des Francs dans les Gaules, sur la présupposition qu'ils étoient les meilleurs amis des Romains. Les Francs étoient donc les meilleurs amis des Romains, eux qui leur firent, eux qui en recurent des maux effroyables 5? Les Francs étoient amis des Romains, eux qui, après les avoir assujettis par les armes, les oprimèrent de sang-froid par leurs lois? Ils étoient amis des Romains, comme les Tartares, qui conquirent la Chine, étoient amis des Chinois.

Si quelques évèques catholiques ont voulu se servir des Francs pour detruire des rois ariens, s'ensuit-il qu'ils aient désiré de vivre sous des peuples barbares? En peut-on conclure que les Francs eussent des égards particuliers pour les Romains? J'en tirerois bien d'autres conséquences plus les Francs furent sûrs des Romains, moins ils les ménagèrent.

Mais l'abbé Dubos a puisé dans de mauvaises sources pour un historien : les poëtes et les orateurs. Ce n'est point sur des ouvrages d'ostentation qu'il faut fonder des systèmes.

CHAPITRE IV

Comment le droit romain se perdit dans le pays du domaine des Francs, et se conserva dans le pays du domaine des Goths et des Bourguignons.

Les choses que j'ai dites donneront du jour à d'autres, qui ont été jusqu'ici pleines d'obscurités.

Le pays qu'on appelle aujourd'hui la France fut gouverné, dans la première race, par la loi romaine, ou le code Théodesien, et par les diverses lois des barbares qui y habitoient".

1. Loi salique, tit. XLIV, § 1.

2. Lidus, dont la condition étoit meilleure que celle du serf. (Loi des Allemands, chap. xcv.)

3. Tit. XXXIV, § 3 et 4.

4. L'abbé Dubos.

5. Témoin l'expédition d'Arbogaste, dans Grégoire de Tours, Histoire,liv. II. 6. Les Francs, les Wisigoths, et les Bourguignons.

Dans le pays du domaine des Francs, la loi salique étoit établie pour les Francs, et le code Théodosien 1 pour les Romains. Dans celui du domaine des Wisigoths, une compilation du code Théodosien, faite par l'ordre d'Alaric2, régla les différends des Romains; les coutumes de la nation, qu'Euric fit rédiger par écrit, décidèrent ceux des Wisigoths. Mais pourquoi les lois saliques acquirent-elles une autorité presque générale dans le pays des Francs? Et pourquoi le droit romain s'y perdit-il peu à peu, pendant que, dans le domaine des Wisigoths, le droit romain s'étendit, et eut une autorité générale?

Je dis que le droit romain perdit son usage chez les Francs, à cause des grands avantages qu'il y avoit à être franc", barbare, ou homme vivant sous la loi salique: tout le monde fut porté à quitter le droit romain, pour vivre sous la loi salique. Il fut seulement retenu par les ecclésiastiques", parce qu'ils n'eurent point d'intérêt à changer. Les différences des conditions et des rangs ne consistoient que dans la grandeur des compositions, comme je le ferai voir ailleurs. Or, des lois particulières leur donnèrent des compositions aussi favorables que celles qu'avoient les Francs : ils gardèrent donc le droit romain. Ils n'en recevoient aucun préjudice, et il leur convenoit d'ailleurs, parce qu'il étoit l'ouvrage des empereurs chrétiens.

D'un autre côté, dans le patrimoine des Wisigoths, la loi wisigothe ne donnant aucun avantage civil aux Wisigoths sur les Romains, les Romains n'eurent aucune raison de cesser de vivre sous leur loi pour vivre sous une autre : ils gardèrent donc leurs lois, et ne prirent point celles des Wisigoths.

Ceci se confirme à mesure qu'on va plus avant. La loi de Gondebaud fut très-impartiale, et ne fut pas plus favorable aux Bourguignons qu'aux Romains. Il paroît, par le prologue de cette loi, qu'elle fut faite pour les Bourguignons, et qu'elle fut faite encore pour régler les affaires qui pourroient naître entre

1. Il fut fini l'an 438.

2. La vingtième année du règne de ce prince, et publiée deux ans après par Anien, comme il paroit par la préface de ce code.

3. L'an 504 de l'ère d'Espagne. (Chronique d'Isidore.)

4. Francum, aut barbarum, aut hominem qui salica lege vivit. (Loi salique, tit. XLIII, §1.)

5. Selon la loi romaine sous laquelle l'Eglise vit, » est-il dit dans la loi des Ripuaires, tit. LVIII, § 1. Voyez aussi les autorités sans nombre là-dessus, rapportées par M. Ducange, au mot lex ro

mana.

6. Voyez les capitulaires ajoutés à la loi salique, dans Lindembroch, à la fin de cette loi, et les divers Codes des lois des barbares sur les priviléges des ecclésiastiques à cet égard. Voyez aussi la lettre de Charlemagne à Pépin son fils, roi d'Italie, de l'an 807, dans l'édition de Baluze, tome I, page 452, où il est dit qu'un ecclésiastique doit recevoir une composition triple; et le Recueil des Capitulaires, livre V, art. 302, tome I, édition de Baluze.

7. Voyez cette loi.

les Romains et les Bourguignons; et, dans ce dernier cas, le tribunal fut mi-parti. Cela étoit nécessaire pour des raisons particulières, tirées de l'arrangement politique de ces temps-là 1. Le droit romain subsista dans la Bourgogne, pour régler les différends que les Romains pourroient avoir entre eux. Ceux-ci n'curent point de raison pour quitter leur loi, comme ils en eurent dans le pays des Francs; d'autant mieux que la loi salique n'étoit point établie en Bourgogne, comme il paroît par la fameuse lettre qu'Agobard écrivit à Louis le Débonnaire.

Agobard demandoit à ce prince d'établir la loi salique dans la Bourgogne: elle n'y étoit donc pas établie. Ainsi le droit romain subsista et subsiste encore dans tant de provinces qui dépendoient autrefois de ce royaume.

Le droit romain et la loi gothe se maintinrent de même dans le pays de l'établissement des Goths: la loi salique n'y fut jamais reçue. Quand Pépin et Charles Martel en chassèrent les Sarrasins, les villes et les provinces qui se soumirent à ces princes3 demandèrent à conserver leurs lois, et l'obtinrent ce qui, malgré l'usage de cè temps-là, où toutes les lois étoient personne..e fit bientôt regarder le droit romain comme une loi réelle et territoriale dans ces pays.

Cela se prouve par l'édit de Charles le Chauve, donné à Pistes l'an 864, qui distingue les pays dans lesquels on jugeoit par le droit romain, d'avec ceux où l'on n'y jugeoit pas.

L'édit de Pistes prouve deux choses: l'une, qu'il y avoit des pays où l'on jugeoit selon la loi romaine, et qu'il y en avoit où l'on ne jugeoit point selon cette loi; l'autre, que ces pays où l'on jugeoit par la loi romaine étoient précisément ceux où on la suit encore aujourd'hui, comme il paroit par ce même édit. Ainsi la distinction des pays de la France coutumière, et de la France régie par le droit écrit, étoit déjà établie du temps de l'édit de Pistes.

J'ai dit que, dans les commencements de la monarchie, toutes les lois étoient personnelles ainsi, quand l'édit de Pistes dis

1. J'en parlerai ailleurs, liv. XXX, thap. VI, VII, VIII, et IX.

2. Agob. Opera.

3. Voyez Gervais de Tilburi, dans le Recueil de Duchesne, tom. III, page 366. Facta pactione cum Francis, quod illic Gothi patriis legibus, moribus paternis vivant: et sic Narbonensis provincia Pippino subjicitur. Et une chronique de l'an 759, rapportée par Catel, Histoire du Languedoc; et l'auteur incertain de la vie de Louis le

Débonnaire, sur la demande faite par les peuples de la Septimanie, dans l'assemblée in Carisiaco, dans le Recueil de Duchesne, tome II, page 316.

4. In illa terra in qua judicia secundum legem romanam terminantur, secundum ipsam legem judicetur; et in illa terra in qua, etc. Art. 16. Voyez aussi l'art. 20.

5. Voyez l'article 12 et 16 de l'édit de Pistes, in Cavilono, in Narbona, etc.

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tingue les pays du droit romain d'avec ceux qui ne l'étoient pas, cela signifie que, dans les pays qui n'étoient point pays du droit romain, tant de gens avoient choisi de vivre sous quelqu'une des lois des peuples barbares, qu'il n'y avoit presque plus personne, dans ces contrées, qui choisit de vivre sous la loi romaine; et que, dans les pays de la loi romaine, il y avoit peu de gens qui eussent choisi de vivre sous les lois des peuples barbares.

Je sais bien que je dis ici des choses nouvelles; mais, si elles sont vraies, elles sont très-anciennes. Qu'importe, après tout, que ce soit moi, les Valois, ou les Bignons qui les aient dites? CHAPITRE V

Continuation du même sujet.

La loi de Gondebaud subsista longtemps chez les Bourguignons, concurremment avec la loi romaine; elle y étoit encore en usage du temps de Louis le Débonnaire : la lettre d'Agobard ne laisse aucun doute là-dessus. De même, quoique l'édit de Pistes appelle le pays qui avoit été occupé par les Wisigoths le pays de la loi romaine, la loi des Wisigoths y subsistoit toujours; ce qui se prouve par le synode de Troyes, tenu sous Louis le Bègue, l'an 878, c'est-à-dire quatorze ans après l'édit de Pistes. Dans la suite, les lois gothes et bourguignonnes périrent dans leur pays même, par les causes générales1 qui firent partout disparoître les lois personnelles des peuples barbares.

CHAPITRE VI

Comment le droit romain se conserva dans le domaine des Lombards.

Tout se plie à mes principes. La loi des Lombards étoit impartiale, et les Romains n'eurent aucun intérêt à quitter la leur pour la prendre. Le motif qui engagea les Romains sous les Francs à choisir la loi salique n'eut point de lieu en Italie; le droit romain s'y maintint avec la loi des Lombards.

Il arriva même que celle-ci céda au droit romain; elle cessa d'être la loi de la nation dominante; et, quoiqu'elle continuàt d'être celle de la principale noblesse, la plupart des villes s'érigèrent en républiques, et cette noblesse tomba, ou fut exterminée. Les citoyens des nouvelles républiques ne furent point portés à prendre une loi qui établissoit l'usage du combat judiciaire, et dont les institutions tenoient beaucoup aux coutumes et aux usages de la chevalerie. Le clergé, dès lors si puissant en 1. Voy, ci-dessus les chap. ix, x et XI. destruction de l'ancienne noblesse de 2. Voyez ce que dit Machiavel de la

Florence.

Italie, vivant presque tout sous la loi romaine, le nombre de ceux qui suivoient la loi des Lombards dut toujours diminuer. D'ailleurs, la loi des Lombards, n'avoit point cette majesté du droit romain, qui rappeloit à l'Italie l'idée de sa domination sur toute la terre ; elle n'en avoit pas l'étendue. La loi des Lombards et la loi romaine ne pouvoient plus servir qu'à suppléer aux statuts des villes qui s'étoient érigées en républiques: or, qui pouvoit mieux y suppléer, ou la loi des Lombards, qui ne statuoit que sur quelques cas, ou la loi romaine, qui les embrassoit tous?

CHAPITRE VII

Comment le droit romain se perdit en Espagne.

Les choses allèrent autrement en Espagne. La loi des Wisigoths triompha, et le droit romain s'y perdit. Chaindasuinde 1 et Recessuinde proscrivirent les lois romaines, et ne permirent pas même de les citer dans les tribunaux. Recessuinde fut encore l'auteur de la loi qui ôtoit la prohibition des mariages entre les Goths et les Romains 3. Il est clair que ces deux lois avoient le même esprit : ce roi vouloit enlever les principales causes de séparation qui étoient entre les Goths et les Romains. Or, on pensoit que rien ne les séparoit plus que la défense de contracter entre eux des mariages, et la permission de vivre sous des lois diverses.

Mais, quoique les rois des Wisigoths eussent proscrit le droit romain, il subsista toujours dans les domaines qu'ils possédoient dans la Gaule méridionale. Ces pays, éloignés du centre de la monarchie, vivoient dans une grande indépendance. On voit, par l'histoire de Vamba, qui monta sur le trône en 672, que les naturels du pays avoient pris le dessus : ainsi la loi romaine y avoit plus d'autorité, et la loi gothe y en avoit moins. Les lois espagnoles ne convenoient ni à leurs manières, ni à leur situation actuelle. Peut-être même que le peuple s'obstina à la loi romaine, parce qu'il y attacha l'idée de sa liberté.

1. Il commeuça à régner en 642.

2. Nous ne voulons plus être tourmentés par les lois étrangères, ni par les romaines. (Lois des Wisigoths, 1. II, tit. 1, § 9 et 10.)

3. Ut tam Gotho Romanam quam Romano Gotham, matrimonio liceat sociari. (Lois des Wisigoths, liv. III, tit. 1, chap. 1.)

4. Voyez, dans Cassiodore, les condescendances que Théodoric, roi des Ostrogoths, prince le plus accrédité de

son temps, eut pour elles. (Liv. IV, lett. xix et XXVI.)

5. La révolte de ces provinces fut une défection générale, comme il paroit par le jugement qui est à la suite de l'histoire. Paulus et ses adhérents étoient Romains; ils furent même favorisés par les évêques. Vamba n'osa pas faire mourir les séditieux qu'il avoit vaincus. L'auteur de l'histoire appelle la Gaule narbonnoise la nourrice de la perfidie.

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