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voient du droit public, ils eurent de plus grandes formalités que les autres actes1; et cela subsiste encore aujourd'hui dans les pays de France qui se régissent par le droit romain.

Les testaments étant, comme je l'ai dit, une loi du peuple, ils doivent être faits avec la force du commandement, et par des paroles que l'on appela directes et impératives. De là il se forma une règle que l'on ne pourroit donner ni transmettre son hérédité que par des paroles de commandement : d'où il suivit que l'on pouvoit bien, dans de certains cas, faire une substitution3, et ordonner que l'hérédité passàt à un autre héritier; mais qu'on ne pouvoit jamais faire des fidéi-commis*, c'est-à-dire charger quelqu'un, en forme de prière, de remettre à un autre l'hérédité ou une partie de l'héredité.

Lorsque le père n'instituoit ni exhérédoit son fils, le testament étoit rompu; mais il étoit valable, quoiqu'il n'exhérédàt ni instituat sa fille. J'en vois la raison. Quand il n'instituoit ni exheredoit son fils, il faisoit tort à son petit-fils, qui auroit succédé ab intestat à son père; mais, en n'instituant ni exhérédant sa fille, il ne faisoit aucun tort aux enfants de sa fille, qui n'auroient point succede ab intestat à leur mère, parce qu'ils n'étoient héritiers siens ni agnats.

Les lois des premiers Romains sur les successions n'ayant pensé qu'à suivre l'esprit du partage des terres, elles ne restreignirent pas assez les richesses des femmes, et elles laissèrent par là une porte ouverte au luxe, qui est toujours inséparable de ces richesses. Entre la seconde et la troisième guerre punique, on commença à sentir le mal; on fit la loi Voconienne. Et comme de très-grandes considérations la firent faire, qu'il ne nous en reste que peu de monuments, et qu'on n'en a jusqu'ici parlé que d'une manière très-confuse, je vais l'éclaircir.

Cicéron nous en a conservé un fragment qui défend d'instituer une femme héritière, soit qu'elle fùt mariée, soit qu'elle ne le fût pas 7.

L'Epitome de Tite Live, où il est parlé de cette loi, n'en dit

1. Instit., liv. II, tit. x, § 1. 2. Titius, sois mon héritier. 3. La vulgaire, la pupillaire, l'exemplaire.

4. Auguste, par des raisons particulières, commença à autoriser les fidéicommis. (Instit., liv. II, tit. xxIII, § 1.)

5. Ad liberos matris intestate hereditas, ex lege XII tabul., non pertinebat, quia fœminæ suos hæredes non

habent. (Ulpien, Fragments, tit. XXVI, $ 7.)

6. Quintus Voconius, tribun du peuple, la proposa. Voyez Cicéron, seconde Ha rangue contre Verrès. Dansl Epito me de Tite-Live, liv. XLI, il faut lire Vo conius au lieu de Volumnius.

7. Sanxit... ne quis hæredem virginem neve mulierem faceret. (Cicéron, seconde Harangue contre Verrès.)

pas davantage1. Il paroît, par Cicéron 2 et par saint Augustin3, que la fille, et même la fille unique, étoient comprises dans la prohibition.

Caton l'Ancien contribua de tout son pouvoir à faire recevoir cette loi. Aulu-Gelle cite un fragment de la harangue qu'il fit dans cette occasion 5. En empêchant les femmes de succéder, il voulut prévenir les causes du luxe, comme, en prenant la défense de la loi Oppienne, il voulut arrêter le luxe même.

Dans les Institutes de Justinien et de Théophile 7, on parle d'un chapitre de la loi Voconienne, qui restreignoit la faculté de léguer. En lisant ces auteurs, il n'y a personne qui ne pense que ce chapitre fut fait pour éviter que la succession ne fût tellement épuisée par des legs, que l'héritier refusat de l'accepter. Mais ce n'étoit point là l'esprit de la loi Voconienne. Nous venons de voir qu'elle avoit pour objet d'empêcher les femmes de recevoir aucune succession. Le chapitre de cette loi qui mettoit des bornes à la faculté de léguer entroit dans cet objet; car, si on avoit pu léguer autant que l'on auroit voulu, les femmes auroient pu recevoir comme legs ce qu'elles ne pouvoient obtenir comme succession.

La loi Voconienne fut faite pour prévenir les trop grandes richesses des femmes. Ce fut donc des successions considérables dont il fallut les priver, et non pas de celles qui ne pouvoient entretenir le luxe. La loi fixoit une certaine somme qui devoit être donnée aux femmes qu'elle privoit de la succession. Cicéron, qui nous apprend ce fait, ne nous dit point quelle étoit cette somme; mais Dion dit qu'elle étoit de cent mille sesterces 9.

La loi Voconienne étoit faite pour régler les richesses, et non pas pour régler la pauvreté; aussi Cicéron nous dit-il 10 qu'elle ne statuoit que sur ceux qui étoient inscrits dans le

cens.

Ceci fournit un prétexte pour éluder la loi. On sait que les Romains étoient extrêmement formalistes; et nous avons dit ci-dessus que l'esprit de la république étoit de suivre la lettre de la loi. Il y eut des pères qui ne se firent point inscrire dans

1. Legem tulit, ne quis hæredem mulierem institueret, liv. XLI.

2. Seconde Harangu contre Verrès.
3. Livre III de la Cité de Dieu.
4. Epitome de Tite-Live, liv. XLI.
5. Liv. XVII, chap. vi.

6. Instit., liv. II, tit. XXII.

7. Liv. II, tit. xxu.

dum, quam posset ad eam lege Voconia pervenire. (De Finibus bon. et mal., lib. II.)

9. Cum lege Voconia mulieribus prohiberetur ne qua majorem centum millibus nummum hæreditatem posset adire. (Lib. LVI.)

10. Qui census esset. (Harangue se

8. Nemo censuit plus Fadiæ dan- conde contre Verrès.)

le cens, pour pouvoir laisser leur succession à leur fille; et les préteurs jugèrent qu'on ne violoit point la loi Voconienne, puisqu'on n'en violoit point la lettre.

Un certain Anius Asellus avoit institué sa fille unique héritière. Il le pouvoit, dit Cicéron : la loi Voconienne ne l'en empêchoit pas, parce qu'il n'étoit point dans le cens1. Verrès, étant préteur, avoit privé la fille de la succession : Cicéron soutient que Verrès avoit été corrompu, parce que sans cela il n'auroit point interverti un ordre que les autres préteurs avoient suivi.

Qu'étoient donc ces citoyens qui n'étoient point dans le cens qui comprenoit tous les citoyens? Mais, selon l'institution de Servius Tullius, rapportée par Denys d'Halicarnasse 2, tout citoyen qui ne se faisoit point inscrire dans le cens étoit fait esclave; Cicéron lui-même dit qu'un tel homme perdoit la liberté ; Zonaras dit la même chose. Il falloit donc qu'il y eût de la différence entre n'être point dans le cens selon l'esprit de la loi Voconienne, et n'être point dans le cens selon l'esprit des institutions de Servius Tullius.

Ceux qui ne s'étoient point fait inscrire dans les cinq premières classes, où l'on étoit placé selon la proportion de ses biens, n'étoient point dans le cens selon l'esprit de la loi Voconienne; ceux qui n'étoient point inscrits dans le nombre des six classes, ou qui n'étoient point mis par les censeurs au nombre de ceux que l'on appeloit ærarii, n'étoient point dans le cens suivant les institutions de Servius Tullius. Telle étoit la force de la nature, que des pères, pour éluder la loi Voconienne, consentoient à souffrir la honte d'ètre confondus dans la sixième classe avec les prolétaires et ceux qui étoient taxés pour leur tête, ou peut-être même à être renvoyés dans les tables des Cérites 5.

Nous avons dit que la jurisprudence des Romains n'admettoit point les fideicommis. L'espérance d'éluder la loi Voconienne les introduisit on instituoit un héritier capable de recevoir par la loi; et on le prioit de remettre la succession à une personne que la loi en avoit exclue. Cette nouvelle manière de disposer eut des effets bien différents. Les uns rendirent l'hérédité; et l'action de Sextus Peduceus fut remarquable 6. On lui donna une grande succession; il n'y avoit personne dans le monde que lui

1. Census non erat. (Ibid.)

2. Liv. IV.

3. In oratione pro Cecinna. 4. Ces cinq premières classes étoient si considérables que quelquefois les au

teurs n'en rapportent que cinq.

5. In Cæritum tabulas referri; ærarius fieri.

6. Cicéron, de Finibus bonorum et malorum, lib. II.

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qui sût qu'il étoit prié de la remettre il alla trouver la veuve du testateur, et lui donna tout le bien de son mari.

Les autres gardèrent pour eux la succession; et l'exemple de P. Sextilius Rufus fut célèbre encore, parce que Cicéron l'emploie dans ses disputes contre les Epicuriens1. «Dans ma jeu«nesse, dit-il, je fus prié par Sextilius de l'accompagner chez << ses amis, pour savoir d'eux s'il devoit remettre l'hérédité de <«< Quintus Fadius Gallus à Fadia sa fille. Il avoit assemblé plu<«<sieurs jeunes gens avec de très-graves personnages; et au«< cun ne fut d'avis qu'il donnât plus à Fadia que ce qu'elle << devoit avoir par la loi Voconienne. Sextilius eut là une grande << succession dont il n'auroit pas retenu un sesterce, s'il avoit « préféré ce qui étoit juste et honnête à ce qui étoit utile. Je «< puis croire, ajoute-t-il, que vous auriez rendu l'hérédité; je « puis croire même qu'Epicure l'auroit rendue mais vous «< n'auriez pas suivi vos principes. » Je ferai ici quelques réflexions.

C'est un malheur de la condition humaine que les législateurs soient obligés de faire des lois qui combattent les sentiments naturels mêmes telle fut la loi Voconienne. C'est que les législateurs statuent plus sur la société que sur le citoyen, et sur le citoyen que sur l'homme. La loi sacrifioit et le citoyen et l'homme, et ne pensoit qu'à la république. Un homme prioit son ami de remettre sa succession à sa fille : la loi méprisoit dans le testateur les sentiments de la nature; elle méprisoit dans la fille la piété filiale; elle n'avoit aucun égard pour celui qui étoit chargé de remettre l'hérédité, qui se trouvoit dans de terribles circonstances. La remettoit-il, il étoit un mauvais citoyen; la gardoit-il, il étoit un malhonnête homme. Il n'y avoit que les gens d'un bon naturel qui pensassent à éluder la loi; il n'y avoit que les honnètes gens qu'on pût choisir pour l'éluder : car c'est toujours un triomphe à remporter sur l'avarice et les voluptés; et il n'y a que les honnêtes gens qui obtiennent ces sortes de triomphe. Peut-être même y auroit-il de la rigueur à les regarder en cela comme de mauvais citoyens. Il n'est pas impossible que le législateur eût obtenu une grande partie de son objet, lorsque sa loi étoit telle qu'elle ne forçoit que les honnêtes gens à l'éluder.

Dans les temps que l'on fit la loi Voconienne, les mœurs avoient conservé quelque chose de leur ancienne pureté. On intéressa quelquefois la conscience publique en faveur de la loi,

1. Cicéron, de Finibus bonorum et malorum, lib. II.

et l'on fit jurer qu'on l'observeroit de sorte que la probité faisoit, pour ainsi dire, la guerre à la probité. Mais, dans les derniers temps, les mœurs se corrompirent au point que les fideicommis durent avoir moins de force pour éluder la loi Voconienne que cette loi n'en avoit pour se faire suivre.

Les guerres civiles firent périr un nombre infini de citoyens. Rome, sous Auguste, se trouva presque déserte: il falloit la repeupler. On fit les lois Papiennes, où l'on n'omit rien de ce qui pouvoit encourager les citoyens à se marier et à avoir des enfants. Un des principaux moyens fut d'augmenter, pour ceux qui se prêtoient aux vues de la loi, les espérances de succéder, et de les diminuer pour ceux qui s'y refusoient; et, comme la loi Voconienne avoit rendu les femmes incapables de succéder, la loi Papienne fit dans de certains cas cesser cette prohibition. Les femmes, surtout celles qui avoient des enfants,.furent rendues capables de recevoir en vertu du testament de leurs maris; elles purent, quand elles avoient des enfants, recevoir en vertu du testament des étrangers : tout cela contre là disposition de la loi Voconienne; et il est remarquable qu'on n'abandonna pas entièrement l'esprit de cette loi. Par exemple, la loi Papienne permettoit à un homme qui avoit un enfants de recevoir toute l'hérédité par le testament d'un étranger; elle n'accordoit la même gràcé à la femme que lorsqu'elle avoit trois enfants.

Il faut remarquer que la loi Papienne ne rendit les femmes qui avoient trois enfants capables de succéder qu'en vertu dư testament des étrangers; et qu'à l'égard de la succession des parents, elle laissa les anciennes lois et la loi Voconienne dans toute leur force 7. Mais cela ne subsista pas.

Rome, abîmée par les richesses de toutes les nations, avoit changé de mours; il ne fut plus question d'arrêter le luxe des femmes. Aulu-Gelle, qui vivoit sous Adrien, nous dit que de son temps la loi Voconienne étoit presque anéantie; elle fut couverte par l'opulence de la cité. Aussi trouvons-nous dans les

1. Sextilius disoit qu'il avoit juré de l'observer. (Cicéron, de Finibus bon. · et mal., lib. II.)

2. Voyez ce que j'en ai dit au liv. XXIII, chap. XXI.

3. Voyez sur ceci les Fragments d'Ulpien, tit. xv, §. 16.

4. La même différence se trouve dans plusieurs dispositions de la loi Papienne. Voyez les Fragments d'Ulpien, § 4 et 5, titre dernier; et le même, au même Litre, § 6.

5. Quod tibi filiolus, vel filia, nasci

tur ex me...

Jura parentis habes; propter me scriberis hærés.

Juvénal, satire IX. 6. Voyez la loi 9, code Théodosien, de Bonis proscriptorum; et Dion, liv. LV. Voyez les Fragments d'Ulpien, tit. dernier, § 6; et tit. XXIX, § 3.

7. Fragments d'Ulpien, tit. XVI, § Î; Sozom., liv. I, chap. XIX.

8. Liv. XX, chap. I.

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