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LIVRE VINGT-SIXIÈME

DES LOIS DANS le rapport QU'ELLES DOIVENT AVOIR AVEC L'ORDRE DES CHOSES SUR LESQUELLES ELLES STATUENT.

CHAPITRE PREMIER

Idée de ce livre.

Les hommes sont gouvernés par diverses sortes de lois : par le droit naturel; par le droit divin, qui est celui de la religion; par le droit ecclésiastique, autrement appelé canonique, qui est celui de la police de la religion; par le droit des gens, qu'on peut considérer comme le droit civil de l'univers, dans le sens que chaque peuple en est un citoyen; par le droit politique général, qui a pour objet cette sagesse humaine qui a fondé toutes les sociétés; par le droit politique particulier, qui concerne chaque société; par le droit de conquête, fondé sur ce qu'un peuple a voulu, a pu, ou a dû faire violence à un autre; par le droit civil de chaque société, par lequel un citoyen peut défendre ses biens et sa vie contre tout autre citoyen; enfin par le droit domestique, qui vient de ce qu'une société est divisée en diverses familles qui ont besoin d'un gouvernement particulier.

Il y a donc différents ordres de lois; et la sublimíté de la raison humaine consiste à savoir bien auquel de ces ordres se rapportent principalement les choses sur lesquelles on doit statuer, et à ne point mettre de confusion dans les principes qui doivent gouverner les hommes.

CHAPITRE II

Des lois divines et des lois humaines.

On ne doit point statuer par les lois divines ce qui doit l'être par les lois humaines, ni régler par les lois humaines ce qui doit l'être par les lois divines.

Ces deux sortes de lois diffèrent par leur origine, par leur objet et par leur nature.

Tout le monde convient bien que les lois humaines sont d'une autre nature que les lois de la religion, et c'est un grand principe; mais ce principe lui-même est soumis à d'autres qu'il faut chercher.

1o La nature des lois humaines est d'être soumises à tous

les accidents qui arrivent, et de varier à mesure que les volontés des hommes changent: au contraire, la nature des lois de la religion est de ne varier jamais. Les lois humaines statuent sur le bien; la religion, sur le meilleur. Le bien peut avoir un autre 'objet, parce qu'il y a plusieurs biens; mais le meilleur n'est qu'un, il ne peut donc pas changer. On peut bien changer les lois, parce qu'elles ne sont censées qu'être bonnes; mais les institutions de la religion sont toujours supposées être les meilleures.

2o Il y a des Etats où les lois ne sont rien, ou ne sont qu'une volonté capricieuse ou transitoire du souverain. Si dans ces Etats les lois de la religion étoient de la nature des lois humaines, les lois de la religion ne seroient rien non plus : il est pourtant nécessaire à la société qu'il y ait quelque chose de fixe; et c'est cette religion qui est quelque chose de fixe.

3° La force principale de la religion vient de ce qu'on la croit; la force des lois humaines vient de ce qu'on les craint. L'antiquité convient à la religion, parce que souvent nous croyons plus les choses à mesure qu'elles sont plus reculées, car nous n'avons pas dans la tète des idées accessoires, tirées de ces temps-là, qui puissent les contredire. Les lois humaines, au contraire, tirent avantage de leur nouveauté, qui annonce une attention particulière et actuelle du législateur, pour les faire observer.

CHAPITRE III

Des lois civiles qui sont contraires à la loi naturelle.

« Si un esclave, dit Platon, se défend, et tue un homme li« bre, il doit être traité comme un parricide 1. » Voilà une loi civile qui punit la défense naturelle.

La loi qui, sous Henri VIII, condamnoit un homme sans que les témoins lui eussent été confrontés, étoit contraire à la défense naturelle en effet, pour qu'on puisse condamner, il faut bien que les témoins sachent que l'homme contre qui ils déposent est celui que l'on accuse, et que celui-ci puisse dire : Ce n'est pas moi dont vous parlez.

La loi, passée sous le même règne, qui condamnoit toute fille qui, ayant eu un mauvais commerce avec quelqu'un, ne le déclareroit point au roi, avant de l'épouser, violoit la défense de la pudeur naturelle : il est aussi déraisonnable d'exiger d'une fille qu'elle fasse cette déclaration, que de demander d'un homme qu'il ne cherche pas à défendre sa vie.

1. Liv. IX des Lois.

La loi d'Henri II, qui condamne à mort une fille dont l'enfant a péri, en cas qu'elle n'ait point déclaré au magistrat sa grossesse, n'est pas moins contraire à la défense naturelle. Il suffisoit de l'obliger d'en instruire une de ses plus proches parentes, qui veillàt à la conservation de l'enfant.

Quel autre aveu pourroit-elle faire dans ce supplice de la pudeur naturelle? L'éducation a augmenté en elle l'idée de la conservation de cette pudeur; et à peine, dans ces moments, est-il resté en elle une idée de la perte de la vie.

On a beaucoup parlé d'une loi d'Angleterre qui permettoit à une fille de sept ans de se choisir un mari1. Cette loi étoit rẻvoltante de deux manières : elle n'avoit aucun égard au temps de la maturité que la nature a donné à l'esprit, ni au temps de la maturité qu'elle a donné au corps.

Un père pouvoit, chez les Romains, obliger sa fille à répudier son mari, quoiqu'il eût lui-même consenti au mariage 2. Mais il est contre la nature que le divorce soit mis entre les mains d'un tiers.

Si le divorce est conforme à la nature, il ne l'est que lorsque les deux parties, ou, au moins, une d'elles, y consentent; et, lorsque ni l'une ni l'autre n'y consentent, c'est un monstre que le divorce. Enfin la faculté du divorce ne peut être donnée qu'à ceux qui ont les incommodités du mariage, et qui sentent le moment où ils ont intérêt de les faire cesser.

CHAPITRE IV

Continuation du même sujet.

Gondebaud, roi de Bourgogne, vouloit que, si la femme, ou le fils de celui qui avoit volé, ne révéloit pas le crime, ils fussent réduits en esclavage 3. Cette loi étoit contre la nature. Comment une femme pouvoit-elle être accusatrice de son mari? Comment un fils pouvoit-il être accusateur de son père? Pour venger une action criminelle, il en ordonnoit une plus criminelle encore.

La loi de Recessuinde permettoit aux enfants de la femme adultère, ou à ceux de son mari, de l'accuser, et de mettre à la question les esclaves de la maison 5. Loi inique, qui, pour con

1. M. Bayle, dans sa Critique de 'Histoire du Calvinisme, parle de cette loi, page 293.

2 Voyez la loi 5, au code de Repudiis et Judicio de moribus sublato.

3. Loi des Bourguignons, tit. XLI.

4. Elle pourroit cependant se justifier par cette considération que l'homme se doit à sa patrie avant de se devoir à sa famille.

5. Dans le code des Visigoths, liv. III, tit. IV, § 13.

server les mœurs, renversoit la nature, d'où tirent leur origine les mœurs.

Nous voyons avec plaisir sur nos théâtres un jeune héros1 montrer autant d'horreur pour découvrir le crime de sa bellemère qu'il en avoit eu pour le crime même : il ose à peine, dans sa surprise, accusé, jugé, condamné, proscrit, et couvert d'infamie, faire quelques réflexions sur le sang abominable dont Phèdre est sortie; il abandonne ce qu'il a de plus cher, et l'objet le plus tendre, tout ce qui parle à son cœur, tout ce qui peut l'indigner, pour aller se livrer à la vengeance des dieux, qu'il n'a point méritée. Ce sont les accents de la nature qui causent ce plaisir c'est la plus douce de toutes les voix.

:

CHAPITRE V

Cas où l'on peut juger par les principes du droit civil, en modifiant les principes du droit naturel.

Une loi d'Athènes obligeoit les enfants de nourrir leurs pères tombés dans l'indigence; elle exceptoit ceux qui étoient nés d'une courtisane, ceux dont le père avoit exposé la pudicité par un trafic infàme3, ceux à qui il n'avoit point donné de métier pour gagner leur vie*.

La loi considéroit que, dans le premier cas, le père se trouvant incertain, il avoit rendu précaire son obligation naturelle; que, dans le second, il avoit flétri la vie qu'il avoit donnée, et que le plus grand mal qu'il pût faire à ses enfants, il l'avoit fait, en les privant de leur caractère; que, dans le troisième, il leur avoit rendu insupportable une vie qu'ils trouvoient tant de difficulté à soutenir. La loi n'envisageoit plus le père et le fils que comme deux citoyens, ne statuoit plus que sur des vues politiques et civiles; elle considéroit que, dans une bonne république, il faut surtout des mœurs. Je crois bien que la loi de Solon étoit bonne dans les deux premiers cas, soit celui où la nature laisse ignorer au fils quel est son père, soit celui où elle semble même lui ordonner de le méconnoître; mais on ne sauroit l'approuver dans le troisième, où le père n'avoit violé qu'un règlement civil.

1. Hippolyte. Voyez la Phedre de Racine, acte IV, scène 11. (P.)

2. Sous peine d'infamie; une autre, sous peine de prison.

3. Plutarque, Vie de Solon. 4. Ibid.; et Galien, in Exhort., ad Art., cap. VIII.

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CHAPITRE VI

Que l'ordre des successions dépend des principes du droit politique ou civil, et non pas des principes du droit naturel.

La loi Voconienne ne permettoit point d'instituer une femme héritière, pas même sa fille unique. Il n'y eut jamais, dit saint Augustin 1, une loi plus injuste. Une formule 2 de Marculfe traite d'impie la coutume qui prive les filles de la succession de leurs pères. Justinien 3 appelle barbare le droit de succéder des mâles, au préjudice des filles. Ces idées sont venues de ce que l'on a regardé le droit que les enfants ont de succéder à leurs pères comme une conséquence de la loi naturelle : ce qui n'est pas.

La loi naturelle ordonne aux pères de nourrir leurs enfants; mais elle n'oblige pas de les faire héritiers. Le partage des biens, les lois sur ce partage, les successions après la mort de celui qui a eu ce partage : tout cela ne peut avoir été réglé que par la société, et par conséquent par des lois politiques ou civiles. Il est vrai que l'ordre politique ou civil demande souvent que les enfants succèdent aux pères; mais il ne l'exige pas toujours. Les lois de nos fiefs ont pu avoir des raisons pour que l'aìné des måles, ou les plus proches parents par måles, eussent tout, et que les filles n'eussent rien; et les lois des Lombards ont pu en avoir pour que les sœurs, les enfants naturels, les autres parents, et à leur défaut le fisc, concourussent avec les filles.

4

Il fut réglé dans quelques dynasties de la Chine que les frères de l'empereur lui succéderoient, et que ses enfants ne lui succéderoient pas. Si l'on vouloit que le prince eût une certaine expérience, si l'on craignoit les minorités, s'il falloit prévenir que des eunuques ne placassent successivement des enfants sur le trône, on put très-bien établir un pareil ordre de succession; et, quand quelques écrivains ont traité ces frères d'usurpateurs, ils ont jugé sur des idées prises des lois de ces pays-ci.

5

Selon la coutume de Numidie 6, OElsace, frère de Gala, succéda au royaume, non pas Massinisse son fils. Et encore aujourd'hui, chez les Arabes de Barbarie, où chaque village a un chef, on choisit selon cette ancienne coutume, l'oncle ou quelque autre parent pour succéder.

Il y a des monarchies purement électives; et, dès qu'il est clair que l'ordre des successions doit dériver des lois politiques

4. De Civitate Dei, lib. III.

2. Liv. II, chap. XII.

3. Novelle 21.

4. Liv. II, tit. XIV, § 6, 7 et 8.

5. Le P. Duhalde, sur la deuxième

dynastie.

6. Tite-Live, décade III, liv. XXIX, ch. XXIX.

7. Voyez les Voyages de Schaw, tome I, page 402.

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