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perstition, ont quelquefois établi des mystères ou des cérémonies qui pouvoient choquer la pudeur; et de cela les exemples n'ont pas été rares dans le monde. Aristote dit que dans ce cas la loi permet que les pères de famille aillent au temple célébrer ces mystères pour leurs femmes et pour leurs enfants1. Loi civile admirable, qui conserve les mœurs contre la religion!

Auguste défendit aux jeunes gens de l'un et de l'autre sexe d'assister à aucune cérémonie nocturne, s'ils n'étoient accompagnés d'un parent plus âgé 2; et, lorsqu'il rétablit les fêtes lupercales, il ne voulut pas que les jeunes gens courussent nus3.

CHAPITRE XVI

Comment les lois de la religion corrigent les inconvénients de la constitution politique.

D'un autre côté, la religion peut soutenir l'Etat politique lorsque les lois se trouvent dans l'impuissance.

Ainsi, lorsque l'Etat est souvent agité par des guerres civiles, la religion fera beaucoup si elle établit que quelque partie de cet Etat reste toujours en paix. Chez les Grecs, les Eléens, comme prètres d'Apollon, jouissoient d'une paix éternelle. Au Japon on laisse toujours en paix la ville de Méaco, qui est une ville sainte : la religion maintient ce règlement; et cet empire, qui semble être seul sur la terre, qui n'a et qui ne veut avoir aucune ressource de la part des étrangers, a toujours dans son sein un commerce que la guerre ne ruine pas.

Dans les Etats où les guerres ne se font pas par une délibération commune, et où les lois ne se sont laissé aucun moyen de les terminer ou de les prévenir, la religion établit des temps de paix ou de trêves, pour que le peuple puisse faire les choses sans lesquelles l'Etat ne pourroit subsister, comme les semailles et les travaux pareils.

Chaque année, pendant quatre mois, toute hostilité cessoit entre les tribus arabes 5 : le moindre trouble eût été une impiété. Quand chaque seigneur faisoit en France la guerre ou la paix, la religion donna des trêves qui devoient avoir lieu dans de certaines saisons.

CHAPITRE XVII
Continuation du même sujet.

Lorsqu'il y a beaucoup de 1. Politique, liv. VII, ch. xvII. 2. Suétone, in Augusto, chap. xxxI. 3. Ibid.

4. Recueil des Voyages qui ont servi

sujets de haine dans un Etat, il

à l'établissement de la compagnie des
Indes, tom. IV, part. I, pag. 127.
5. Voyez Prideaux, Vie de Mahomet,
pag. 64.

faut que la religion donne beaucoup de moyens de réconciliation. Les Arabes, peuple brigand, se faisoient souvent des injures et des injustices. Mahomet fit cette loi1: « Si quelqu'un « pardonne le sang de son frère 2, il pourra poursuivre le mal<< faiteur pour des dommages et intérêts; mais celui qui fera « tort au méchant, après avoir reçu satisfaction de lui, souf« frira au jour du jugement des tourments douloureux. »

Chez les Germains, on héritoit des haines et des inimitiés de ses proches; mais elles n'étoient pas éternelles. On expioit l'homicide en donnant une certaine quantité de bétail; et toute la famille recevoit la satisfaction: chose très-utile, dit Tacite3, parce que les inimitiés sont très-dangereuses chez un peuple libre. Je crois bien que les ministres de la religion, qui avoient tant de crédit parmi eux, entroient dans ces réconciliations. Chez les Malais, où la réconciliation n'est pas établie, celui qui a tué quelqu'un, sûr d'être assassiné par les parents ou les amis du mort, s'abandonne à sa fureur, blesse et tue tout ce qu'il rencontre ",

CHAPITRE XVIII

Comment les lois de la religion ont l'effet des lois civiles.

Les premiers Grecs étoient de petits peuples souvent dispersés, pirates sur la mer, injustes sur la terre, sans police et sans lois. Les belles actions d'Hercule et de Thésée font voir l'état où se trouvoit ce peuple naissant. Que pouvoit faire la religion, que ce qu'elle fit pour donner de l'horreur du meurtre? Elle établit qu'un homme tué par violence étoit d'abord en colère contre le meurtrier, qui lui inspiroit du trouble et de la terreur, et vouloit qu'il lui cédât les lieux qu'il avoit fréquentés"; on ne pouvoit toucher le criminel ni converser avec lui sans être souillé ou intestable; la présence du meurtrier devoit être épargnée à la ville, et il falloit l'expier".

CHAPITRE XIX

Que c'est moins la vérité ou la fausseté d'un dogme qui le rend utile ou pernicieux aux hommes dans l'état civil, que l'usage ou l'abus que l'on en fait.

Les dogmes les plus vrais et les plus saints peuvent avoir de

1. Dans l'Alcoran, liv. I, chap. de la Vache.

2. En renonçant à la loi du talion. 3. De Moribus Germanorum. 4. Recueil des Voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tom. VII, pag. 303. Voyez aussi les Memoires du comte de Forbin, et

ce qu'il dit sur les Macassars.
5. Platon, des Lois, liv. IX.
6. Voyez la tragédie d'OEdipe à Co-
lonne.

- Dans

7. Platon, des Lois, liv. IX. l'ancienne Grèce, on se contentoit de bannir du pays les homicides. Il n étoit pas permis de leur ôter la vie. (P.)

très-mauvaises conséquences lorsqu'on ne les lie pas avec les principes de la société ; et, au contraire, les dogmes les plus faux en peuvent avoir d'admirables lorsqu'on fait qu'ils se rapportent aux mêmes principes.

La religion de Confucius nie l'immortalité de l'âme; et la secte de Zénon ne la croyoit pas. Qui le diroit? ces deux sectes ont tiré de leurs mauvais principes des conséquences, non pas justes, mais admirables pour la société. La religion des Tao et des Foé croit l'immortalité de l'àme; mais de ce dogme si saint ils ont tiré des conséquences affreuses.

Presque par tout le monde, et dans tous les temps, l'opinion de l'immortalité de l'âme, mal prise, a engagé les femmes, les esclaves, les sujets, les amis, à se tuer, pour aller servir dans l'autre monde l'objet de leur respect ou de leur amour. Cela étoit ainsi dans les Indes occidentales; cela étoit ainsi chez les Danois'; et cela est encore aujourd'hui au Japon, à Macassar3, et dans plusieurs autres endroits de la terre.

Ces coutumes émanent moins directement du dogme de l'immortalité de l'âme que de celui de la résurrection des corps: d'où l'on a tiré cette conséquence, qu'après la mort un même individu auroit les mêmes besoins, les mêmes sentiments, les mêmes passions. Dans ce point de vue, le dogme de l'immortalité de l'âme affecte prodigieusement les hommes, parce que l'idée d'un simple changement de demeure est plus à la portée de notre esprit, et flatte plus notre cœur, que l'idée d'une modification nouvelle.

Ce n'est pas assez pour une religion d'établir un dogme, il faut encore qu'elle le dirige. C'est ce qu'a fait admirablement bien la religion chrétienne à l'égard des dogmes dont nous parlons: elle nous fait espérer un état que nous croyions, non pas un état que nous sentions, ou que nous connoissions; tout, jusqu'à la résurrection des corps, nous mène à des idées spirituelles.

CHAPITRE XX

Continuation du même sujet.

Les livres sacrés des anciens Perses disoient : « Si vous vou« lez être saint, instruisez vos enfants, parce que toutes les << bonnes actions qu'ils feront vous seront imputées *. » Ils con

1. Voyez Thomas Bartholin, Antiquités danoises.

2. Relation du Japon, dans le Recueil des Voyages qui ont servi à l'é

tablissement de la compagnie des
Indes.

3. Mémoires de Forbin.
4 M. Hyde.

seilloient de se marier de bonne heure, parce que les enfants seroient comme un pont au jour du jugement, et que ceux qui n'auroient point d'enfants ne pourroient pas passer. Ces dogmes étoient faux, mais il étoient très-utiles.

CHAPITRE XXI

De la métempsycose.

Le dogme de l'immortalité de l'àme se divise en trois branches: celui de l'immortalité pure, celui du simple changement de demeure, celui de la métempsycose; c'est-à-dire le système des chrétiens, le système des Scythes, le système des Indiens. Je viens de parler des deux premiers; et je dirai du troisième que, comme il a été bien et mal dirigé, il a aux Indes de bons et de mauvais effets. Comme il donne aux hommes une certaine horreur pour verser le sang, il y a aux Indes très-peu de meurtres; et quoiqu'on n'y punisse guère de mort, tout le monde y est tranquille.

D'un autre côté, les femmes s'y brûlent à la mort de leurs maris : il n'y a que les innocents qui y souffrent une mort violente.

CHAPITRE XXII

Combien il est dangereux que la religion inspire de l'horreur pour des choses indifférentes.

Un certain honneur que des préjugés de religion établissent aux Indes, fait que les diverses castes ont horreur les unes des autres. Cet honneur est uniquement fondé sur la religion; ces distinctions de famille ne forment pas des distinctions civiles : il y a tel Indien qui se croiroit déshonoré s'il mangeoit avec

son roi.

Ces sortes de distinctions sont liées à une certaine aversion pour les autres hommes, bien différentes des sentiments que doivent faire naître les différences de rangs, qui parmi nous contiennent l'amour pour les inférieurs.

Les lois de la religion éviteront d'inspirer d'autre mépris que celui du vice, et surtout d'éloigner les hommes de l'amour et de la pitié pour les hommes.

La religion mahométane et la religion indienne ont dans leur sein un nombre infini de peuples : les Indiens haïssent les Mahométans parce qu'ils mangent de la vache; les Mahometans détestent les Indiens parce qu'ils mangent du cochon.

CHAPITRE XXIII

Des fêtes.

Quand une religion ordonne la cessation du travail, elle doit avoir égard aux besoins des homthes, plus qu'à la grandeur de l'ètre qu'elle honore.

C'étoit à Athènes1 un grand inconvénient que le trop grand nombre de fêtes. Chez ce peuple dominateur, devant qui toutes les villes de la Grèce devoient porter leurs différends, on ne pouvoit suffire aux affaires.

Lorsque Constantin établit que l'on chômeroit le dimanche, il fit cette ordonnance pour les villes 2, et non pour les peuples de la campagne : il sentoit que dans les villes étoient les travaux utiles, et dans les campagnes les travaux nécessaires.

4

Par la même raison, dans les pays qui se maintiennent par le commerce, le nombre des fêtes doit être relatif à ce commerce même. Les pays protestants et les pays catholiques sont situés de manière que l'on a plus besoin de travail dans les premiers que dans les seconds3 : la suppression des fêtes convenoit donc plus aux pays protestants qu'aux pays catholiques. Dampierre remarque que les divertissements des peuples varient beaucoup selon les climats. Comme les climats chauds produisent quantité de fruits délicats, les barbares, qui trouvent d'abord le nécessaire, employent plus de temps à se divertir. Les Indiens des pays froids n'ont pas tant de loisir; il faut qu'ils pêchent et chassent continuellement : il y a donc chez eux moins de danses, de musique et de festins; et une religion qui s'établiroit chez ces peuples devroit avoir égard à cela dans l'institution des fêtes.

CHAPITRE XXIV

Des lois de religion locales.

Il y a beaucoup de lois locales dans les diverses religions. Et quand Montézuma s'obstinoit tant à dire que la religion des Espagnols étoit bonne pour leur pays, et celle du Mexique pour le sien, il ne disoit pas une absurdité, parce qu'en effet les législateurs n'ont pu s'empêcher d'avoir égard à ce que la nature avoit établi avant eux.

1. Xénophon, de la République d'Athènes.

2. Leg. cod. 3, de Feriis. Cette loi n'étoit faite sans doute que pour les païens.

3. Les catholiques sont plus vers le Midi, et les protestants vers le Nord. 4. Nouveaux Voyages autour du monde, tom. II.

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