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Si l'on suit la chose de doublement en doublement, on trouvera la progression de la cause de l'impuissance des richesses de l'Espagne.

Il y a environ deux cents ans que l'on travaille les mines des Indes. Je suppose que la quantité d'argent qui est à présent dans le monde qui commerce soit à celle qui étoit avant la découverte comme 32 est à 1, c'est-à-dire qu'elle ait doublé cinq fois dans deux cents ans encore, la même quantité sera à celle qui étoit avant la découverte comme 64 est à 1, c'est-à-dire qu'elle doublera encore. Or, à présent, cinquante 1 quintaux de minerai pour l'or, donnent quatre, cinq et six onces d'or; et, quand il n'y en a que deux, le mineur ne retire que ses frais. Dans deux cents ans, lorsqu'il n'y en aura que quatre, le mineur ne tirera aussi que ses frais. Il y aura donc peu de profit à tirer sur l'or. Même raisonnement sur l'argent, excepté que le travail des mines d'argent est un peu plus avantageux que celui des mines d'or.

Que si l'on découvre des mines si abondantes qu'elles donnent plus de profit, plus elles seront abondantes, plus tôt le profit finira.

Les Portugais ont trouvé tant d'or dans le Brésil 2, qu'il faudra nécessairement que le profit des Espagnols diminue bientôt considérablement, et le leur aussi.

J'ai ouï plusieurs fois déplorer l'aveuglement du conseil de François Ier, qui rebuta Christophe Colomb qui lui proposoit les Indes. En vérité, on fit peut-être par imprudence une chose

1. Voyez les Voyages de Frézier. 2. Suivant milord Anson, l'Europe reçoit du Brésil tous les ans pour deux millions sterling en or, que l'on trouve dans le sable au pied des montagnes, ou dans le lit des rivières. Lorsque je fis le petit ouvrage dont j'ai parlé dans la première note de ce chapitre, il s'en falfoit bien que les retours du Brésil fussent un objet aussi important qu'il l'est aujourd'hui.

3. Lorsque Colomb fit ses propositions, François fer n'était pas né. Colomb ne prétendait point aller dans l'Inde, mais trouver des terres sur le chemin de l'Inde, d'occident en orient. Montesquieu d'ailleurs se joint ici à la foule des censeurs qui comparèrent les rois d'Espagne, possesseurs des mines du Mexique et du Pérou, à Midas périssant de faim au milieu de son or. Mais je ne sais si Philippe II fut à plaindre d'avoir de quoi acheter l'Europe, grâce à ce voyage de Colomb. Les conquêtes

en Amérique et les mines du Pérou en richirent d'abord les rois d'Espagne; mais les mauvaises lois ont ensuite empêché l'Espagne de profiter des avan tages qu'elle eût dû retirer de ses colonies. Montesquieu n'avait aucune connaissance des principes politiques relatifs à la richesse, aux manufactures, aux finances, au commerce. Ces principes n'étaient point encore découverts, ou du moins n'avaient jamais été développés; et le caractère de son génie ne le rendait pas propre aux recherches qui exigent une longue méditation, une analyse rigoureuse et suivie. Il lui eût été aussi impossible de faire le traité des richesses de Smith, que les principes mathématiques de Newton. Nul homme n'a tous les talents: ce que ne veulent jamais comprendre ni les enthousiastes, ni les panegyristes. (Volt.) Quelques erreurs de chronologie et de géographie peuvent avoir échappé sans conséquence à travers tant de recherches et d'obser

bien sage. L'Espagne a fait comme ce roi insensé qui demanda que tout ce qu'il toucheroit se convertit en or, et qui fut obligé de revenir aux dieux pour les prier de finir sa misère.

Les compagnies et les banques que plusieurs nations établirent achevèrent d'avilir l'or et l'argent dans leur qualité de signe: car, par de nouvelles fictions, elles multiplièrent tellement les signes des denrées, que l'or et l'argent ne firent plus cet office qu'en partie, et en devinrent moins précieux.

Ainsi le crédit public leur tint lieu de mines, et diminua encore le profit que les Espagnols tiroient des leurs.

Il est vrai que, par le commerce que les Hollandois firent dans les Indes orientales, ils donnèrent quelque prix à la marchandise des Espagnols: car, comme ils portèrent de l'argent pour troquer contre les marchandises de l'Orient, ils soulagerent en Europe les Espagnols d'une partie de leurs denrées qui y abondoient trop.

Et ce commerce, qui ne semble regarder qu'indirectement l'Espagne, lui est avantageux comme aux nations mêmes qui le font.

Par tout ce qui vient d'être dit, on peut juger des ordonnances du conseil d'Espagne, qui défendent d'employer l'or et l'argent en dorures et autres superfluités; décret pareil à celui que feroient les Etats de Hollande, s'ils défendoient la consommation de la cannelle1.

Mon raisonnement ne porte pas sur toutes les mines celles d'Allemagne et de Hongrie, d'où l'on ne retire que peu de chose au delà des frais, sont très-utiles. Elles se trouvent dans l'Etat principal; elles y occupent plusieurs milliers d'hommes, qui y consomment les denrées surabondantes; elles sont proprement une manufacture du pays.

Les mines d'Allemagne et de Hongrie font valoir la culture des terres; et le travail de celles du Mexique et du Pérou la détruit.

Les Indes et l'Espagne sont deux puissances sous un même maître; mais les Indes sont le principal, l'Espagne n'est que l'accessoire. C'est en vain que la politique veut ramener le prin

vations. Un défaut plus important, ce seroit de s'appuyer trop souvent sur des coutumes de certaines nations, .ou trop peu civilisées, ou trop peu connues, si Montesquieu les citoit à l'appui de ses principes fondamentaux; mais comme il ne s'agit guère alors que d'observations particulières et locales, l'inconvénient,

s'il y en a, est assez léger. (LA H.)

1. Les Espagnols n'avaient point de manufactures ils auraient été obligés d'acheter ces étoffes de l'étranger. Les Hollandais, au contraire, sont les seuls possesseurs de la cannelle : ce qui était raisonnable en Espagne eût été absurde en Hollande. (Volt.)

cipal à l'accessoire : les Indes attirent toujours l'Espagne à elles.

D'environ cinquante millions de marchandises qui vont toutes les années aux Indes, l'Espagne ne fournit que deux millions et demi les Indes font donc un commerce de cinquante millions, et l'Espagne de deux millions et demi.

C'est une mauvaise espèce de richesse qu'un tribut d'accident, et qui ne depend pas de l'industrie de la nation, du nombre de ses habitants, ni de la culture de ses terres. Le roi d'Espagne, qui reçoit de grandes sommes de sa douane de Cadix, n'est, à cet égard, qu'un particulier très-riche dans un État très-pauvre. Tout se passe des étrangers à lui sans que ses sujets y prennent presque de part: ce commerce est indépendant de la bonne et de ia mauvaise fortune de son royaume.

Si quelques provinces dans la Castille lui donnoient une somme pareille à celle de la douane de Cadix, sa puissance seroit bien plus grande ses richesses ne pourroient être que l'effet de celles du pays; ces provinces animeroient toutes les autres, et elles seroient toutes ensemble plus en etat de soutenir les charges respectives; au lieu d'un grand trésor, on auroit un grand peuple.

CHAPITRE XXIII
Problème.

Ce n'est point à moi à prononcer sur la question, si l'Espagne ne pouvant faire le commerce des Indes par elle-même, il ne vaudroit pas mieux qu'elle le rendit libre aux étrangers. Je dirai seulement qu'il lui convient de mettre à ce commerce le moins d'obstacles que sa politique pourra lui permettre. Quand les marchandises que les diverses nations portent aux Indes y sont chères, les Indes donnent beaucoup de leur marchandise, qui est l'or et l'argent, pour peu de marchandises étrangères : le contraire arrive lorsque celles-ci sont à vil prix. Il seroit peutêtre utile que ces nations se nuisissent les unes les autres, afin que les marchandisés qu'elles portent aux Indes y fussent toujours à bon marché. Voilà des principes qu'il faut examiner, sans les séparer pourtant des autres considérations: la sûreté des Indes, l'utilité d'une douane unique, les dangers d'un grand changement, les inconvénients qu'on prévoit, et qui souvent sont moins dangereux que ceux qu'on ne peut pas prévoir.

LIVRE VINGT-DEUXIÈME

DES LOIS DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT AVEC L'USAGE

DE LA MONNOIE.

CHAPITRE PREMIER

Raison de l'usage de la monnoie,

Les peuples qui ont peu de marchandises pour le commerce, comme les sauvages, et les peuples policés qui n'en ont que de deux ou trois espèces, négocient par echange. Ainsi les caravanes de Maures qui vont à Tombouctou, dans le fond de l'Afrique, troquer du sel contre de l'or, n'ont pas besoin de monnoie. Le Maure met son sel dans un monceau; le Nègre, sa poudre dans un autre; s'il n'y a pas assez d'or, le Maure retranche de son sel, ou le Nègre ajoute de son or, jusqu'à ce que les parties conviennent,

Mais lorsqu'un peuple trafique sur un très-grand nombre de marchandises, il faut nécessairement une monnoie, parce qu'un métal facile à transporter épargne bien des frais que l'on seroit obligé de faire si l'on procedoit toujours par échange.

Toutes les nations ayant des besoins réciproques, il arrive souvent que l'une veut avoir un très-grand nombre de marchandises de l'autre, et celle-ci très-peu des siennes; tandis qu'à l'égard d'une autre nation elle est dans un cas contraire. Mais lorsque les nations ont une monnoie, et qu'elles possèdent par vente et par achat, celles qui prennent plus de marchandises se soldent, ou payent l'exceant avec de l'argent; et il y a cette différence que, dans le cas de l'achat, le commerce se fait à proportion des besoins de la nation qui demande le plus; et que, dans l'échange, le commerce se fait seulement dans l'étendue des besoins de la nation qui demande le moins : sans quoi cette derniere seroit dans l'impossibilité de solder son compte, CHAPITRE II

De la nature de la monnoie.

La monnoie est un signe qui représente la valeur de toutes les marchandises. On prend quelque métal pour que le signe soit durable, qu'il se consomme peu par l'usage, et que, sans

1. Le sel dont on se sert en Abyssinie a ce défaut, qu'il se consomme continuellement.

se détruire, il soit capable de beaucoup de divisions. On choisit un métal précieux, pour que le signe puisse aisément se transporter. Un metal est très-propre à être une mesure commune, parce qu'on peut aisement le réduire au même titre. Chaque Etat y met son empreinte, afin que la forme réponde du titre et du poids, et que l'on connoisse l'un et l'autre par la seule inspection.

Les Athéniens, n'ayant point l'usage des métaux, se servirent de bœufs1, et les Romains de brebis 2; mais un bœuf n'est pas la même chose qu'un autre bœuf, comme une pièce de métal peut être la même qu'une autre. .

Comme l'argent est le signe des valeurs des marchandises, le papier est un signe de la valeur de l'argent; et lorsqu'il est bon, il le représente tellement que, quant à l'effet, il n'y a point de différence.

De même que l'argent est un signe d'une chose et la représente, chaque chose est un signe de l'argent et le représente; et l'Etat est dans la prospérité, selon que, d'un côté, l'argent represente bien toutes choses, et que, d'un autre, toutes choses représentent bien l'argent, et qu'ils sont signes les uns des autres; c'est-à dire que, dans leur valeur relative, on peut avoir l'un sitôt que l'on a l'autre. Cela n'arrive jamais que dans un gouvernement modéré, mais n'arrive pas toujours dans un gouvernement modéré par exemple, si les lois favorisent un débiteur injuste, les choses qui lui appartiennent ne représentent point l'argent, et n'en sont point un signe. A l'égard du gouvernement despotique, ce seroit un prodige si les choses y représentoient leur signe : la tyrannie et la méfiance font que tout le monde y enterre son argent; les choses n'y représentent donc point l'argent.

Quelquefois les législateurs ont employé un tel art, que nonseulement les choses représentoient l'argent par leur nature, mais qu'elles devenoient monnoie comme l'argent même. César 3, dictateur, permit aux débiteurs de donner en payement à leurs créanciers des fonds de terre au prix qu'ils valoient avant la guerre civile. Tibère ordonna que ceux qui voudroient de l'argent en auroient du trésor public, en obligeant des fonds pour le double. Sous César, les fonds de terre furent la monnoie

1. Hérodote, in Clio, nous dit que les Lydiens trouvèrent l'art de battre la monnoie; les Grecs le prirent d'eux : les monnoies d'Athènes eurent pour empreinte leur ancien bœuf. J'ai vu une de ces monnoies dans le cabinet du comte

de Pembrocke.

2. Quelques savants ont pensé que ces bœufs et ces brebis ne furent jamais que l'empreinte des monnoies réelles. (P.) 3. Voyez César, de Bell. civ., lib. III. 4. Tacite, Ann., liv. VI.

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